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L'une
des grandeurs que les investisseurs regardent pour savoir si le bilan d'une
banque est solide est le µ, ou ratio des dettes sur capitaux propres.
Quelques analystes se sont spécialisés dans ce type d'analyse
simple mais efficace.
Le µ et les normes comptables
Le seul problème avec cette analyse : quelle est sa valeur si le
calcul du total de bilan est biaisé par une grossière
sur-évaluation des actifs ? Autrement dit, si une banque compte, par
exemple, 10% de prêts non performants en valeur dans son bilan, mais
qu'elle n'affiche que 1% de dépréciation, ses fonds propres
réels sont nettement moindres que ce que son bilan affiche.
"Pas de danger", direz vous. En effet, si les règles
comptables "Mark To Market" ont été suspendues du 15
novembre 2008 au 1er janvier 2010, les règles comptables FASB 157 en
vigueur aux USA depuis cette dernière date obligent les banques
à déclarer trimestriellement une "fair value", une
valeur "justifiée". Donc, si des prêts non performants
se trouvaient en masse dans les bilans bancaires, cela se verrait, non ?
Et donc, vu que je vous annonce régulièrement que les
grandes banques américaines sont au bord du gouffre, et que les
dépôts de bilan et autres bailouts anticipés n'arrivent
pas, vous seriez fondés à croire qu'il y a dans mon pessimisme
une part d'exagération.
Et encore une norme comptable contournée, une !
Sauf que... Bloomberg lève le voile sur une
"échappatoire" comptable que nombre de banques auraient
mis en oeuvre pour majorer fortement la valeur d'actifs de leurs prêts.
La règle comptable 157 stipule que la Fair Value doit s'entendre comme
un prix raisonnablement escomptable d'une vente dans des conditions
"normales", ce que les anglo-saxons appellent une "exit
value".
Cependant, certaines banques ont détecté la possibilité,
en tirant par les cheveux le texte de la norme, la possibilité de
calculer la valeur de leurs prêts en portefeuille
légèrement différemment. Au lieu d'une "Exit
Value", ils imputent à leurs prêts une "Entry
Value", qui prend en compte non pas le prix auquel ils pourraient
revendre un prêt, mais le taux auquel un prêt de montant
similaire à un emprunteur de caractéristiques similaire
pourrait être octroyé. Autrement dit, cette façon de
procéder permet d'occulter le fait qu'un prêt lambda soit ou non
"performant", puisqu'on lui substitue un "prêt
équivalent". Pire encore, cette "fair value" d'un genre
un peu particulier n'est pas directement inscrite dans la partie principale
du bilan présenté aux autorités mais dans les
"footnotes", les appendices au bilan. L'investisseur doit donc
fouiller des lignes écrites en petit dans les pages intérieures
pour tenter de connaître la norme utilisée, et encore, en
supposant qu'elle soit clairement indiquée.
La manipulation a été découverte par l'analyste de
Bloomberg, Jonathan Weil, en constatant qu'une banque, la banque Wilmington,
du Delaware, avait été revendue à une collègue,
la M&T bank, pour seulement 46% de sa valeur de marché. Oh Oh,
comment cela est il possible ?
Wilmington avait 8 milliards de prêts octroyés (valeur faciale
selon tableau d'amortissement) à son bilan et déclarait
joyeusement 40 millions de dollars de pertes sur ces prêts en utilisant
la "entry value" fin juin, et moins de 6 millions il y a un an. Peu
de choses, en vérité. Oui mais voilà, la banque M&T,
qui connait le truc (entre collègues de beuverie...), a
demandé une réévaluation des actifs comptables de
Wilmington selon l'Exit Value, et a réévalué les pertes
à plus de 870 millions, dont 365 d'ores et déjà
inscrites au bilan du tout dernier trimestre publié.
Autrement dit, les créances en portefeuille étaient
surévaluées de plus de 10% (870-40=830 millions de pertes
cachés sur 8 milliards d'actifs). Or, cette banque avait au total
80% de créances à son actif, soit au total 10 milliards
d'actifs déclarés. Autrement dit, son actif était
surévalué de 8%. Et donc son passif était
surévalué de même...
Les grandes banques font elles de même ?
Jonathan Weil a entrepris de vérifier si les 24 grandes banques qui
composent l'indice KBW utilisaient, comme définitition de la
Fair Value, une "exit value" ou une "entry value". Et le
moins que l'on puisse dire est que le résultat est peu rassurant :
Certaines banques, en fait, tentent de ne pas dire clairement quelle valeur
elles utilisent. Mais J.Weill estime que CitiGroup et Wells Fargo n'utilisent
pas une Exit Value. Les porte paroles de ces firmes interrogés par
Bloomberg "se sont refusés à tout commentaire".
Bank of America et JP Morgan affirment utiliser une exit value. Mais
est-ce exact ? JP Morgan prétend utiliser une exit value mais
enregistre... Un gain sur son portefeuille de prêts. Pour sûr,
les taux d'intérêt sont au plus bas, donc les "prêts
équivalents", avec un taux plus faible, ont une valeur
actualisée plus élevée que leur valeur faciale... Selon
l'entry value du moins. Bank of America déclare une perte
"minime". La crise du crédit hypothécaire ? Connais
pas*...
Les quelques banques qui pratiquent l'exit Value "carte sur tables"
semblent afficher des pertes sur créances comprises entre 5 et 13%, ce
qui est compatible avec les 10% de la banque Wilmington, et avec les taux
actuellement observés de prêts en retard ou en forclusion. Les
déclarations de Bank of America et JPM peuvent donc ne pas inspirer
toute la confiance souhaitable*.
La brutalité de la déclaration de pertes de la banque
Wilmington, et sa revente à la moitié de son cours de bourse
à une consoeur, semble montrer que dans le cas de cet
établissement, les accomodations comptables avaient atteint les
limites de l'acceptable : passé un certain niveau de pertes, c'est la
trésorerie qui commande.
Comment donc ? Tout cela pour 8% de surévaluation des actifs ? Eh oui,
car lorsque les niveaux de fonds propres sont aussi faibles qu'actuellement,
cela peut être dévastateur. Voyons pourquoi.
Que valent les µ déclarés par les banques ?
Reprenons l'exemple d'une banque fictive déclarant 100 de capitaux
propres et 1000 de dettes pour un total de bilan de 1100, soit un µ
déclaré de 10.
Si son actif comprend 60% de prêts à valeur faciale (soit 660),
qu'elle déclare 1% de pertes sur pêts (cas de Wells Fargo) mais
que sa perte réelle est de 5% (soit 33 au lieu de 6.6), une perte
additionnelle de 26.4 devrait être portée sur ses comptes, et
donc ses capitaux propres passeraient à 73.6, toujours pour 1000 de
dettes, soit un µ de 13,6. Ennuyeux mais pas encore dramatique.
Mais si cette banque a 80% de prêts dans son actif (soit 880), et que
la perte réelle passe de 0.5% à 10% (cas de Wilmington), alors
la dépréciation de son portefeuille atteint 83.6, ses nouveaux
fonds propres fondent de 100 à 16.4, et son µ officiel passe de
10 à 61 ! Avec des niveaux de fonds propres aussi bas, une perte
apparemment "raisonnable" peut se transformer en bombe comptable.
Bref, l'incertitude sur la comtpabilisation des prêts à l'actif
des banques est maximale, et si les craintes de Jonathan Weil se
révèlent fondées, alors les analyses des bilans des
banques américaines et de leur µ sont absolument sans valeur. Et
si cette "niche comptable" perdure, les normes de Bâle III ne
seront qu'une aimable plaisanterie de plus dans les conversations de machine
à café du côté de Wall Street.
Et compte tenu de ce que chaque jour révèle sur les banques
depuis le début du foreclosuregate, il n'y a aucune raison de
croire que Bloomberg se trompe gravement.
Vincent
Bénard
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