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L'indignation que manifestent beaucoup de gens au simple mot de
profit montre à quel point on se rend bien peu compte de la fonction
essentielle que le profit remplit dans notre économie. Pour mieux nous
faire comprendre, nous reviendrons sur certains aspects de la question
étudiée au chapitre XIV sur le système des prix, mais
vus sous un autre angle.
Le profit aujourd'hui ne pèse pas très lourd dans
l'économie de notre pays. Durant les années 1929 à 1943,
le revenu net des affaires a été à peine de 5 % du revenu
total national. [Les profits des entreprises après impôts durant
les cinq années de la période 1956-1960 se sont montés
à moins de 6 % du revenu national. De même durant les cinq
années de la période 1971-1975, bien qu'ils aient
été probablement surestimés, en raison d'un ajustement
insuffisant de la comptabilité en ce qui concerne l'inflation. (Édition
de 1979, traduit par Hervé de Quengo)] Et pourtant le profit est
la forme du revenu contre laquelle s'élève l'hostilité
la plus grande. N'est-il pas significatif qu'on ait forgé le mot
« profiteur » pour stigmatiser ceux qui sont
censés réaliser des profits exagérés, mais qu'il
n'existe aucun mot équivalent, tel que « encaisseurs de
pertes ». Et cependant les bénéfices d'une maison de
coiffure peuvent être beaucoup moindres, non seulement que les cachets
d'une star de cinéma ou que le traitement du chef appointé
d'une aciérie, mais encore que le salaire moyen d'un ouvrier
qualifié.
On obscurcit la question de toutes sortes d'erreurs de faits. On
cite toujours le bénéfice global de la General Motors, la plus
grande entreprise industrielle qui soit au monde, comme s'il était
typique et non pas exceptionnel. Mais peu de gens savent quel est le taux de
mortalité des entreprises commerciales. On ne sait pas (ainsi que nous
l'apprennent les Études T.N.E.C. que nous citons ici) « que
si on s'en rapporte aux chiffres moyens des 50 années
précédentes, 7 sur 10 des épiceries ouvertes aujourd'hui
ne vivront pas plus de deux ans, et que seulement 4 sur 10 pourront sans
doute célébrer leur quatrième anniversaire ».
On ignore que chaque année, de 1930 à 1938, comme les
statistiques de l'impôt sur le revenu l'ont
révélé, le nombre des firmes dont les comptes annuels se
sont soldés par une perte a été plus grand que celui des
firmes qui réalisèrent des bénéfices. Et quel
montant de ces bénéfices, en moyenne ? [On répond
d'habitude à cette question en citant le type de chiffres que j'ai
donnés au début de ce chapitre — une moyenne des profits
des entreprises représentant moins de 6 % du revenu national
— ou en montrant que les profits moyens après impôts de
toutes les entreprises industrielles représentent moins de 5 cents par
dollar de vente. Pour les années de 1971 à 1975, par exemple,
le chiffre ne fut que de 4,6 cents. Mais ces chiffres officiels, bien que se
situant bien au-dessous des idées populaires quant à
l'importance des profits, ne s'appliquent qu'aux résultats des
sociétés,calculés d'après les méthodes usuelles
de comptabilité. (Édition de 1979, traduit par Hervé
de Quengo)] Il n'existe pas d'estimation certaine qui ait tenu compte de
toutes les formes que revêtent les affaires, individuelles ou sous
forme de sociétés, et qui s'échelonne sur un nombre
suffisant de bonnes ou de mauvaises années. Mais bon nombre d'économistes
éminents s'accordent à penser que, sur une longue
période, déduction faite de l'intérêt normal du
capital et d'un salaire raisonnable pour le chef d'entreprise, le
bénéfice est illusoire et que souvent même les pertes
l'emportent. Cela ne veut pas dire que les entrepreneurs (ceux qui sont leur
propre patron) sont des philanthropes volontaires, mais seulement que leur
optimisme et leur confiance en soi les conduisent parfois en des affaires qui
ne peuvent réussir [1].
Et, en tous cas, il est bien évident que quiconque place
son capital dans les affaires risque, non seulement de n'en retirer aucun
intérêt, mais de perdre le principal. Dans le passé,
l'appât des gros dividendes, dans telle entreprise ou dans telle
industrie, incitait le capitaliste à courir des risques
élevés. Mais si les profits sont limités, mettons
à 10 % environ, alors que le risque de perdre la totalité
de son capital reste entier, quelle sera la conséquence sur la
stimulation du profit, et, par suite, sur la demande de main-d'œuvre et
la production ?
Les impôts sur les bénéfices extraordinaires
prélevés en temps de guerre nous ont montré comment
cette limitation du profit peut même en très peu de temps
affaiblir l'efficience économique.
Et pourtant, dans presque tous les pays, la politique
économique que les gouvernements suivent, en dépit des efforts
qu'on fait pour la décourager, tend à supposer que la
production continuera. Le plus grand danger qu'elle court lui vient pourtant
du contrôle étatique des prix. Non seulement il tue tel ou tel
produit l'un après l'autre, en supprimant l'intérêt qu'on
peut avoir à le fabriquer, mais à la longue il devient impossible
d'adapter la production aux besoins des clients. Si l'économie restait
libre, la demande serait si grande que, dans certains secteurs de la
production, les fabricants réaliseraient des bénéfices
tels que les pouvoirs publics ne manqueraient pas de les qualifier d'excessifs
ou d'illicites. Mais ce même fait n'aurait pas seulement pour
conséquence de porter la production au maximum dans ces industries, et
de leur permettre de réinvestir leurs profits sous forme d'embauchage
de nouveaux ouvriers et d'achat de machines nouvelles ; il servirait
aussi à susciter dans cette industrie de nouveaux capitaux et de
nouveaux entrepreneurs jusqu'à ce que la production y soit suffisante
pour satisfaire la demande, et qu'ainsi ses profits soient ramenés au
niveau moyen général.
Dans une économie libre où les salaires, les
coûts de production et les prix sont déterminés par le
libre jeu du marché, c'est justement la perspective du gain possible
qui détermine le choix des articles à fabriquer et leur
quantité, et ceux qu'il faut cesser de produire. Si l'on ne
réalise aucun bénéfice en fabriquant tel produit, c'est
la preuve que le capital et le travail qui s'unissent pour le produire font
fausse route, et que la valeur des matières premières qu'on
perdra pour le créer est plus grande que celle de l'article
fabriqué lui-même.
L'une des fonctions du profit est donc, en résumé,
d'orienter et de canaliser les facteurs de la production de façon
telle que l'approvisionnement de milliers de produits désirés
soit conforme à la demande virtuelle qui en est faite. Or, pas un fonctionnaire,
si brillant soit-il, ne peut résoudre ce délicat
problème discrétionnairement. Prix libres et profits libres
permettent seuls à la production de donner son maximum et
remédient à la disette plus vite qu'aucun autre système.
Contrôle arbitraire des prix et limitation arbitraire du profit ne
peuvent que prolonger la rareté et réduire la production autant
que l'emploi.
Finalement donc, la fonction du profit consiste à imposer
au chef d'entreprise l'obligation implacable et incessante de soutenir la
concurrence en réalisant de nouvelles économies ou en
introduisant des améliorations dans son affaire, quel que soit le
développement déjà atteint par elles. Dans les
années prospères, il le fait pour augmenter ses
bénéfices ; en temps normal il le fait pour
résister à ses concurrents ; dans les années
mauvaises, il le fait pour pouvoir survivre. Car il arrive que les
bénéfices ne tombent pas seulement à zéro, ils
peuvent fort vite se transformer en pertes, et à ce moment tout homme
déploiera des efforts plus grands pour sauver son affaire de la ruine
qu'il n'en ferait pour l'améliorer.
En résumé, le profit qui résulte du rapport
entre le coût et le prix, non seulement nous renseigne sur les produits
qu'il est plus économique de fabriquer, mais aussi nous fait
découvrir les procédés les plus économiques pour
le faire.
Ces problèmes doivent être résolus aussi
bien par les systèmes socialistes que par le système
capitaliste et par quelque système économique que ce soit, et
quand on considère l'énorme amoncellement de produits et de
denrées qui sont fabriqués, les réponses que les profits
et pertes, dans le jeu de la libre concurrence, apportent à ces
problèmes sont incomparablement plus pertinentes que celles que l'on
peut obtenir par aucune autre méthode.
[J'ai voulu souligner la tendance à la réduction
des coûts de production parce qu'il s'agit de la fonction des pertes et
profits qui semble la moins appréciée. La plus grande part des
profits va, bien sûr, à celui qui fabrique un meilleur piège
à souris que son voisin tout autant qu'à celui qui le fabrique
de manière plus efficace. Mais le rôle du profit en ce qui
concerne la récompense et la stimulation de l'innovation et des
produits de meilleure qualité a toujours été reconnue. (Édition
de 1979, traduit par Hervé de Quengo)]
Note
[1] Voir F.H. Knight, Risk,
Uncertainty and Profit, 1921.
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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