Les Romands sont sévères avec leur presse mais, au fond, ils l’aiment bien. A preuve, quand un titre se trouve affaibli ou menacé, ils grognent à raison. Mais est-elle libre? se demandent-ils aussi. Sujet inépuisable.
A cet égard, la Suisse n’est pas mal placée: quatrième sur 180 dans le classement de Reporters sans frontières. Elle a une chance: ses médias appartiennent soit à une société publique (SSR) soit à des acteurs privés concentrés sur cette activité. Aucun éditeur – à l’exception de Blocher – ne vend par ailleurs des armes ou des chantiers, des produits chimiques ou des médicaments.
Les journalistes ne sont donc pas sous la coupe de milliardaires qui les manipuleraient dans des intérêts économiques extérieurs à la presse. Ni sous la coupe directe du pouvoir. Or cette dérive s’accentue en Europe.
Le journal d’opposition hongrois Népszabadság a été fermé du jour au lendemain par son propriétaire autrichien sur la pression du gouvernement. Ce sont des amis personnels du premier ministre, Viktor Orbán, qui entendent le relancer. Ce quotidien qui fut autrefois un étendard communiste, converti à la démocratie, s’affichait au centre gauche. Trop lié aux socialistes corrompus, il avait perdu la cote et beaucoup de lecteurs. Récemment, il avait publié des enquêtes impertinentes sur la corruption au sommet de l’Etat.
Dans la foulée, plusieurs titres régionaux passent aussi sous le contrôle du pouvoir. Quant aux télés privées, elles ont été mises au pas à travers des menaces fiscales. Restent encore quelques médias indépendants, mais jusqu’à quand? «Le paysage médiatique hongrois est aujourd’hui plus proche du modèle russe que du modèle ouest-européen», estime Agnes Urbán, chercheuse à l’observatoire des médias Mérték.
La liberté de presse se ratatine aussi dans un pays qui fait peu parler de lui: la République tchèque. Où un milliardaire a fait main basse sur la presse: Andrej Babiš, fils d’un haut fonctionnaire en poste à l’ONU, éduqué dans les écoles privées de Genève. Après l’effondrement du régime, cet ex-président des Jeunesses communistes s’est converti au big business. Il put acheter très tôt des groupes industriels avec un argent tombé d’on ne sait où.
Il est aujourd’hui propriétaire du groupe Agrofert, actif dans l’agroalimentaire et la chimie. Il pèse 24,5 milliards d’euros, il est l’homme le plus riche du pays.
Andrej BabiŠ dit pis que pendre de la politique et ne pense qu’à elle. Il a fondé un parti: Ano. Cela veut dire «oui» en tchèque. Mais c’est l’abréviation d’Action pour les citoyens mécontents. Il va de succès en succès électoraux. L’habile homme sait parler aux pauvres et ne rechigne pas à écluser des bières dans les villages perdus.
Peu avant les élections, il avait acheté le journal le plus lu, Mladá fronta Dnes, et son pendant, Lidové Noviny, ainsi que plusieurs radios et chaînes TV. Où en est-il aujourd’hui? Vice-président du gouvernement, ministre des Finances. Plus même besoin d’hommes de paille comme en Hongrie. C’est du palais qu’il «conseille» ses rédacteurs en chef.
En Pologne? Le pouvoir hypernationaliste a épuré les médias publics: des dizaines de journalistes jugés déviants ont été chassés. La presse et les TV privées en revanche restent assez diversifiées mais le gouvernement fait la vie dure aux titres indépendants à travers des pressions sur les annonceurs. Mais à la différence des Tchèques qui ne bronchent pas devant Babiš, les Polonais, eux, résistent. En nombre. Avec une certaine efficacité. Le principal site internet du pays, onet.pl (Ringier Axel Springer), fait encore son travail d’information librement.
Mœurs postcommunistes? Oui, mais à l’Ouest un grand donneur de leçons démocratiques fait souci: la France. Une dizaine de milliardaires, assis sur des affaires hors médias, ont pris le contrôle de la plupart des journaux et des magazines, surtout ceux à contenus politiques. Ces manitous des télécoms, du bâtiment, de l’armement, de la mode, de la banque s’en sont emparés «pour les sauver», disent-ils.
En fait pour leur servir de joujoux utiles: ils permettent d’accéder aisément aux plus hauts pouvoirs de l’Etat. Dont ils dépendent pour leurs commandes, leurs concessions, leurs marges de manœuvre dans la régulation.
Ce n’est pas neuf; ce qui l’est, c’est la description détaillée du système. Racontée par Aude Lancelin1, l’ex-directrice adjointe récemment mise à la porte de L’Obs, qu’elle renomme «L’Obsolète». Elle déballe tout, elle flingue dans une écriture raffinée et vénéneuse.
Elle figura longtemps dans les rouages supérieurs de ce petit monde qui aujourd’hui l’exclut pour «gauchisme». La dame n’est guère sympathique, elle s’apitoie sur son licenciement mais compatit peu avec les nombreux collègues qui ont subi le même sort. Elle parle beaucoup d’idéologies, bien peu du métier.
Il n’empêche qu’elle nous en apprend des vertes et des pas mûres. Sur ces géants de l’économie qui aiment dîner à l’Elysée, quel qu’en soit l’occupant. Sur les journalistes, querelleurs entre eux mais dociles, dont la hiérarchie relit les papiers, pas tant pour en corriger le style que pour éviter tout propos qui pourrait déplaire à tel ou tel. Sur les gourous tireurs de ficelles, tels Bernard-Henri Lévy et Alain Minc. Sur les liens consanguins entre les éditeurs de livres et les patrons de presse.
Photo du Monde Diplomatique. Reprise par ce site dans L’oligarchie financière aux commandes de l’information et donc de la démocratie.
Ce magma parisien se prête à tous les jeux d’influence. Suaves, subtils, poliment cyniques. On n’est pas à Budapest ou à Prague. Sous le règne2 des Niel, Pigasse, Bergé (Le Monde et L’Obs), Draghi (L’Express et Libération), Lagardère (JDD, Paris-Match, Elle), Bolloré (Canal +, Canal 8, i > TELE, feuilles gratuites), Dassault (Le Figaro), Pinault (Le Point), Arnault (Les Echos, Le Parisien) et Bouygues (TF1, LCI), au-delà des divergences convenues, un mainstream bon chic bon genre domine la scène, occupée d’abord par le divertissement.
On y pratique peu l’enquête dérangeante, la réflexion à rebrousse-poil. On use et abuse des empoignades politiciennes, plus pour le spectacle que pour aller au fond des choses.
Il se fait certes, ici et là, du bon travail, mais le tableau d’ensemble est déprimant. Allez par exemple chercher une voix discordante sur la Syrie, bonne chance. Ce polissage soporifique fait fuir peu à peu les lecteurs et mène la presse au déclin. Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui est grignotée, c’est la liberté de penser.
Jacques Pilet, L’Hebdo
jacques.pilet@ringier.ch
(1) «Le monde libre», d’Aude Lancelin. Ed. Les Liens qui libèrent, 240 pages.
(2) Pour plus de détails: «Main basse sur l’information» de Laurent Mauduit. Ed. Don Quichotte, 448 pages.
Article publié avec l’accord de M Pillet que je remercie. LHK