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1. Le
cours de l'évolution sociale
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La manière la plus simple de se représenter l'évolution
de la société consiste à y distinguer deux mouvements
qui se comportent l'un par rapport à l'autre comme l'extension en
profondeur et l'extension en surface. Le processus de socialisation s'opère
à la fois subjectivement et objectivement: subjectivement, par
l'élargissement du groupe social, objectivement par l'extension des
tâches sociales. Bornée primitivement au cercle le plus
étroit, aux voisins immédiats, la division du travail
s'étend progressivement pour enfin embrasser toute la population de la
terre. Ce processus qui est encore loin d'être achevé et qui
à aucun moment de l'histoire n'a connu de terme, n'est pas cependant
indéfini. Il aura son aboutissement quand tous les hommes de la terre
seront réunis dans un système social unique de division du
travail. Parallèlement à ce processus d'extension du groupe
social, la socialisation se poursuit en profondeur. L'activité sociale
embrasse des tâches, toujours plus nombreuses; le domaine de l'autarcie
individuelle se rétrécit sans cesse. Il est sans
intérêt de se demander si ce processus lui aussi peut conduire
ou non à une absorption complète de l'activité
individuelle par l'activité sociale.
La socialisation
consiste toujours dans une collaboration en vue d'une action commune; la
société repose toujours sur la paix, jamais sur la guerre. Les
luttes destructives et la guerre entraînent une régression
sociale(1). C'est ce que méconnaissent toutes les
théories qui considèrent que le progrès social
résulte de la lutte des groupes humains entre eux.
Le destin de l'individu est déterminé par son être.
Tout ce qui est procède d'une façon nécessaire de
l'évolution antérieure et tout ce qui sera découle
avec la même nécessité de ce qui est. Le présent
est le résultat du passé(2). Celui qui comprendrait
l'histoire tout entière pourrait prévoir aussi tout l'avenir.
On a longtemps cru qu'il fallait excepter du déterminisme la
volonté et l'activité humaine parce qu'on n'avait pas compris
le sens particulier de l'imputation, cette manière de penser qui est
le propre de toute action rationnelle et qu'on croyait qu'il y avait
incompatibilité entre l'explication causale et la causalité
libre. Cette difficulté est aujourd'hui surmontée.
L'économie politique, la philosophie du droit et la morale ont
suffisamment éclairci le problème de l'imputation pour
dissiper les vieux malentendus.
Si, pour faciliter
notre recherche, nous divisons l'unité que nous dénommons
individu en complexes indéterminés, nous ne devons pas
oublier que ce procédé n'est justifié que par la
valeur heuristique de l'analyse. Diviser d'après des
caractères extérieurs ce qui est homogène dans son
essence est une méthode qui ne résiste pas à une
critique rigoureuse de la connaissance. Ce n'est que sous ces
réserves que l'on peut entreprendre de dégager en les
groupant les facteurs déterminants de la vie individuelle.
Ce que l'homme
apporte en venant au monde, ses dispositions innées, constituent la
race(3). Ces dispositions innées de l'homme sont le
dépôt en lui de l'histoire de tous ses ancêtres, des
conditions dans lesquelles ils ont vécu. L'existence et le destin de
chaque individu ne commencent pas avec la naissance; ils se perdent dans un
passé lointain et indéterminé. Le descendant est
l'héritier de ses ancêtres. C'est un fait incontestable,
étranger un débat dont l'hérédité des
ancêtres acquis fait l'objet.
Avec la naissance
commence l'expérience directe. L'influence du monde
extérieur, du milieu se fait sentir; à chaque moment de la
vie, l'être de l'individu est déterminé par l'action
conjointe de cette influence et des dispositions innées. Le milieu
est dit naturel en tant qu'il est constitué par le sol, le climat,
la nourriture, la faune, la flore, bref toute la nature environnante. Il
est dit social en tant qu'il est constitué par la
société. Les forces sociales qui agissent sur l'individu sont
la langue, la position occupée dans le processus du travail et des
échanges, l'idéologie et les contraintes extérieures:
contraintes sans règle et contraintes ordonnés.
L'organisation qui exerce la contrainte réglée a un nom:
État.
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Depuis Darwin,
nous avons l'habitude de nous représenter la dépendance de
l'homme par rapport à son milieu naturel sous la forme
métaphorique d'une lutte contre des puissances hostiles. Cette image
n'a soulevé aucune objection tant qu'on ne s'est pas avisé de
la transporter dans un domaine où elle n'est pas à sa place et
où elle a conduit à de graves erreurs. Les formules du
darwinisme avaient été empruntées par la biologie
à des idées développées par la sociologie; quand
on voulut, par un processus inverse, les ramener dans le domaine de la
science sociale, on oublia leur signification première. Ainsi naquit
ce monstre, le darwinisme sociologique qui, aboutissant à une
glorification romantique de la guerre et du meurtre, a contribué pour
une large part à étouffer les idées libérales
dans l'esprit des contemporains et à créer ainsi
l'atmosphère spirituelle dans laquelle ont pu naître la guerre
universelle et les luttes sociales des temps présents.
Darwin avait subi
l'influence du livre de Malthus, Essay on the Principle of Population.
Mais Malthus était très éloigné de
considérer la lutte comme une institution sociale nécessaire.
Darwin lui-même, lorsqu'il parle de lutte pour l'existence, ne pense
pas toujours aux combats sans merci dont la pâture ou la femelle est
l'enjeu. Il emploie aussi l'expression au figuré pour désigner
la dépendance où les êtres vivants sont les uns par
rapport aux autres et par rapport au monde extérieur(4). On
commet une erreur quand on prend l'expression « lutte pour
l'existence » à la lettre et non dans son sens
métaphorique. L'erreur est plus considérable encore quand on
assimile la lutte pour l'existence à la lutte destructrice entre les
hommes et qu'on entreprend de construire une théorie de la
société fondée sur la fatalité de la lutte.
La théorie de
la population de Malthus – et c'est ce que ses adversaires,
étrangers à la sociologie, oublient toujours – n'est
qu'une partie de la doctrine sociale du libéralisme. Pour la
comprendre, il faut la replacer dans son cadre. La base de la doctrine
libérale est la théorie de la division du travail. Ce n'est pas
par rapport à elle que l'on peut appliquer aux phénomènes
sociaux la loi de Malthus. La société est la réunion des
hommes en vue d'une exploitation meilleure des conditions naturelles de vie.
Du fait même de son existence, elle exclut la lutte entre les hommes
pour la remplacer par l'aide mutuelle qui constitue l'essence même d'un
organisme. Toute lutte intérieure est suppression partielle de la
coopération sociale. C'est en tant que tout, en tant qu'organisme, que
la société affronte la lutte contre les forces ennemies. Mais
dans la mesure où le lien social est une réalité, il ne
peut y avoir que collaboration. La guerre elle-même ne dénoue
pas, à l'intérieur de la société moderne, tous
les liens sociaux; entre les États qui constituent la
communauté du droit international, un grand nombre de ces liens
subsistent, quoique relâchés; et dans cette mesure une fraction
de la paix subsiste encore dans la guerre.
Le principe
régulateur qui assure à l'intérieur de la
société l'équilibre entre la quantité
limitée des biens existants et la croissance plus rapide du nombre des
consommateurs est la propriété privée des moyens de
production. En faisant dépendre la part des biens sociaux
réservée à chaque associée du produit de son
travail et de ses biens propres, la propriété privée
assure par la limitation des naissances pour des raisons sociales cette
élimination des individus en surnombre, qui dans le règne
animal et végétal est le résultat de la lutte pour la
vie. Cette dernière fait place à une restriction volontaire par
la limitation du nombre des descendants imposée par la position sociale.
Dans la
société, il n'y pas de lutte pour la vie. On se trompe
lourdement si l'on croit que le développement logique de la
théorie libérale peut aboutir à une autre conclusion.
Certaines formules de Malthus, qui pourraient permettre une autre
interprétation, s'expliquent par la rédaction insuffisante de
son premier ouvrage, écrit à un moment où Malthus ne
s'était pas encore assimilé complètement l'esprit de
l'économie politique classique. La meilleure preuve qu'il en est bien
ainsi, c'est que personne avant Darwin et Spencer ne s'est avisé de
considérer la lutte pour la vie, au sens moderne de cette expression,
comme un principe exerçant son action à l'intérieur de
la société humaine. C'est le darwinisme qui a permis
l'éclosion des théories qui font de la lutte entre les
individus, les races, les peuples et les classes le facteur fondamental de la
vie sociale. Au darwinisme, sorti cependant des idées de la sociologie
libérale, on emprunta des armes pour combattre le libéralisme
exécré. Le marxisme(5), la théorie de la lutte
des races(6), le nationalisme crurent trouver dans l'hypothèse
darwinienne longtemps considérée comme une vérité
scientifique irréfutable, une base inébranlable pour leurs
doctrines. L'impérialisme moderne s'appuie d'une façon toute
particulière sur les « slogans » tirés du
darwinisme par la science populaire.
Les théories
darwiniennes, ou plus exactement pseudo-darwiniennes de la
société méconnaissent les difficultés qui
s'opposent à l'application de la formule de la lutte pour la vie aux
rapports sociaux. La lutte pour l'existence sévit dans la nature entre
les individus. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'on trouve dans la nature
des phénomènes que l'on puisse considérer comme des
luttes entre des groupes animaux. C'est le cas par exemple des combats entre
« États de fourmis » – dont on donnera
peut-être même un jour une explication toute différente de
celle actuellement admise(7). Un théorie sociale fondée
sur le darwinisme devrait aboutir à démontrer que la lutte de
tous les individus entre eux est la forme naturelle et nécessaire des
rapports entre les hommes, et par là à nier la
possibilité même de relations sociales; ou bien elle devrait
pouvoir montrer pourquoi d'un côté la paix peut régner
à l'intérieur de certains groupes sociaux et pourquoi d'un
autre côté le principe d'union pacifique qui conduit à la
formation de ces groupes n'exerce pas son influence en dehors d'eux, de sorte
que la lutte entre les groupes demeure une nécessité. C'est là
l'écueil auquel se heurtent toutes les théories sociales
à l'exception de la théorie libérale. À supposer
qu'on découvre un principe qui conduise à s'unir tous les
Allemands, tous les dolichocéphales ou tous les prolétaires, il
serait impossible de démontrer que l'action de ce principe ne s'exerce
qu'à l'intérieur des groupes collectifs. Les théories
antilibérales de la société éludent ce
problème en se bornant à poser la solidarité des
intérêts à l'intérieur des groupes comme allant de
soi et à démontrer que l'opposition des intérêts
et la lutte entre les groupes constitue nécessairement l'unique moteur
de l'évolution historique. Mais si la guerre est à l'origine de
toutes choses, si c'est elle qui est la cause du progrès historique,
alors on ne comprend plus pourquoi l'efficacité bienfaisante de ce
principe doit être restreinte par la paix à l'intérieur
des États, des peuples, des races et des classes. Si la nature exige
la guerre, pourquoi n'exige-t-elle pas la guerre de tous contre tous, mais
simplement de tous les groupes contre tous les groupes? Seule la
théorie libérale de la division du travail explique que la paix
puisse régner entre les individus et qu'ils puissent se réunir
en société, et cette théorie une fois admise, il n'est
plus possible de considérer comme une fatalité
l'hostilité entre les groupes sociaux. Si les Brandebourgeois et les
Hanovriens peuvent vivre pacifiquement en société les uns
près des autres, pourquoi les Français et les Allemands ne le
pourraient-ils pas?
Le darwinisme
sociologique est absolument incapable d'expliquer le phénomène
social. Ce n'est pas une théorie de la société, c'est
une « théorie de l'insociabilité ».(8)
C'est un fait qui
n'est pas à notre honneur et qui montre le déclin de la
sociologie au cours des dernières décades, que l'on ait
recours, pour combattre la sociologie darwinienne, à des
phénomènes d'aide mutuelle, de symbiose, découverts
récemment par la biologie. Un adversaire arrogant de la doctrine libérale,
qui la combattait sans la connaître, Kropotkine, découvrit chez
les animaux des embryons de relations sociales et opposa au principe
néfaste de la lutte au couteau le principe bienfaisant de l'assistance
réciproque(9). Un biologiste entièrement acquis au
socialisme marxiste, Kammerer, montra que dans la nature règne,
à côté du principe de la lutte, celui de l'entraide(10).
La découverte de ce principe ramène la biologie au point
d'où, s'appuyant sur la sociologie, elle était partie; elle
réintègre dans la sociologie le principe de la division du
travail qu'elle lui avait emprunté. Elle ne lui apprend rien de
nouveau, rien qui ne fût déjà en puissance dans la
théorie de la division du travail élaborée par
l'économie libérale tant décriée.
Les théories sociales fondées sur le droit naturel posent comme
postulat l'égalité de tous les êtres humains. Cette
égalité donne à chacun un droit naturel d'être
traité par la société comme un associé ayant les
mêmes droits que les autres; tout homme ayant le même droit
naturel à l'existence, il serait contraire à la justice d'attenter
à sa vie. Ainsi se trouvent posés les postulats de
l'universalité de la société, de l'égalité
entre ses membres et de la paix. La théorie libérale
déduit au contraire ces principes de l'utilité; pour elle, les
concepts homme et homme social se recouvrent. Quiconque est capable de
reconnaître les avantages de la paix et de la collaboration sociale est
admis comme membre de la société. L'intérêt propre
de chacun des associés lui conseille de le traiter comme citoyen
jouissant de droits égaux. Seul l'individu qui, sans égard aux
avantages qu'offre la coopération pacifique, préfère la
lutte destructive à la collaboration et refuse de s'intégrer
dans l'ordre social doit être combattu comme un animal dangereux. C'est
là l'attitude qu'on est contraint d'adopter à l'égard du
criminel antisocial et des peuplades sauvages. Pour le libéralisme, la
guerre n'est admissible que comme moyen de défense. Hors de là,
il considère la lutte comme le principe antisocial qui anéantit
la coopération sociale.
Les théories
antilibérales de la société, pour jeter la suspicion sur
le principe de paix du libéralisme, ont cherché à
créer la confusion entre deux ordres de faits foncièrement
différents, la lutte et la concurrence. La lutte, au sens originel du
mot, est un combat entre hommes ou animaux où chaque adversaire tend
à détruire l'autre. La vie sociale de l'homme commence lorsque
les instincts et les motifs qui poussent à ce combat destructeur sont
surmontés. L'histoire nous offre le spectacle d'un recul continu de la
lutte comme forme des rapports sociaux; les luttes deviennent de plus en plus
rares et perdent en même temps de leur violence. L'adversaire vaincu
n'est plus détruit; pour peu qu'il soit possible de l'accueillir dans
la société, on épargne sa vie. La lutte elle-même
est soumise à des règles qui en atténuent la rigueur. La
guerre et la révolution n'en demeurent pas moins anéantissement
et destruction, et le libéralisme persiste à mettre en relief
leur caractère antisocial.
Appeler la concurrence
compétition ou lutte n'est rien de plus qu'une métaphore. La
fonction de la lutte, c'est la destruction, celle de la concurrence la
construction. Dans l'économie, la concurrence assure une production
rationnelle. Là comme partout elle agit comme principe de
sélection. C'est un principe fondamental de la coopération
sociale, que rien ne permet d'écarter. Même une
communauté socialiste ne pourrait subsister sans concurrence. Elle
devrait s'efforcer d'une manière ou d'une autre de la rétablir,
par exemple au moyen d'examens. L'efficacité d'une organisation
socialiste dépendrait de sa capacité à rendre la
concurrence suffisamment âpre pour qu'elle puise remplir sa fonction de
sélection.
L'emploi
métaphorique du mot lutte pour désigner la concurrence est
fondé sur trois points de comparaison. Dans la lutte comme dans la
concurrence il existe entre les adversaires une hostilité et une
opposition d'intérêts. La haine qu'un épicier voue
à son concurrent immédiat n'est souvent pas moindre que celle
qu'un Monténégrin nourrit à l'égard d'un
Musulman. Mais les sentiments dont les hommes accompagnent leurs actions sont
sans importance pour la fonction sociale de l'action. Peu importe ce
qu'éprouve l'individu aussi longtemps que ses actes se maintiennent
à l'intérieur des frontières tracées par l'ordre
social.
On voit le second
point de comparaison dans la sélection qu'opèrent aussi bien la
lutte que la concurrence. Nous ne rechercherons pas dans quelle mesure la
lutte contribue à la sélection les meilleurs; il y aurait lieu
encore de montrer que pour beaucoup les guerres et les révolutions ont
un effet contraire à la sélection(11). En tout cas le
fait que la concurrence et la lutte remplissent une fonction de
sélection n'autorise pas à méconnaître la
différence de leur nature.
Le troisième point de comparaison résiderait dans les
conséquences que la défaite entraîne pour le vaincu. Le
vaincu, dit-on, est anéanti; mais on oublie que dans l'un des deux cas
l'anéantissement ne s'entend qu'au figuré. Celui qui succombe
dans la lutte est tué. Même dans la guerre moderne où
l'on épargne les survivants, le sang coule. Dans la concurrence, dit-on,
des existences économiques sont détruites. Mais cela signifie
seulement que ceux qui ont succombé sont contraints de chercher dans
l'organisation sociale du travail une autre place que celle qu'ils auraient
voulu occuper. Cela ne veut pas dire qu'ils soient condamnés par exemple
à mourir de faim. Dans la société capitaliste, il y a de
la place et du pain pour tous. Sa capacité d'expansion permet à
tout travailleur d'y trouver sa vie. Quand rien ne vient troubler son
fonctionnement, elle ne connaît pas de chômage durable.
La lutte, au sens
propre et originel du mot, est antisociale; elle rend impossible entre les
combattants la coopération, cet élément fondamental de
l'union sociale. Elle détruit la communauté du travail
là où elle existe déjà. La concurrence est au
contraire un élément de la coopération sociale. Elle
constitue le principe ordonnateur de la société. Au point de
vue social, la lutte et la concurrence sont diamétralement
opposées.
Quand on a bien
compris cela, on est en mesure de porter un jugement sut toutes les
théories qui voient dans la lutte entre groupes adverses l'essence de
l'évolution sociale. La lutte des classes, la lutte des races, la
lutte des nationalités ne peuvent pas être le principe
constructeur de la société. La destruction et
l'anéantissement sont incapables de rien construire.
4. La
lutte entre les nations
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L'instrument le plus efficace de la coopération sociale est le
langage. Le langage jette un pont entre les individus. Ce n'est que
grâce à lui que l'homme peut communiquer au moins en partie
à ses semblables ses sentiments et ses vues. Nous n'avons pas ici
à rechercher que rôle joue le langage dans la pensée et
la volonté, comment il les conditionne et comment, sans lui, la
pensée et la volonté demeureraient à l'état
d'instincts(12). La pensée elle-même est un
phénomène social; elle n'est pas le produit de l'intelligence
isolée: elle résulte de l'action et de la fécondation
réciproque d'hommes poursuivant les mêmes fins en unissant leurs
forces. Le travail du penseur isolé qui réfléchit dans
sa retraite sur des problèmes dont peu d'hommes se soucient
relève aussi du langage: c'est une conversation avec le trésor
d'idées, accumulées par la pensée de générations
innombrables dans la langue, dans les concepts de tous les jours et dans la
tradition écrite. La pensée est liée au langage; c'est
sur lui que s'édifient les constructions intellectuelles du penseur.
L'esprit humain ne vit
que dans le langage. C'est par le mot qu'il se dégage de
l'obscurité et de l'imprécision de l'instinct pour
s'élever à toute la clarté qu'il est capable
d'atteindre. On ne peut séparer la pensée et ses produits du
langage auquel ils doivent leur naissance. Il se peut qu'un jour, nous
parvenions à constituer une langue universelle. Cela ne se fera
certainement pas par les moyens mis en oeuvre par les inventeurs du volapuk
ou de l'espéranto. Les difficultés qui s'opposent à
l'établissement d'une langue universelle ne peuvent être
surmontées en fabriquant des syllabes identiques pour désigner
les objets de la vie courante et tout ce que souhaitent d'exprimer tous ceux
qui parlent sans beaucoup réfléchir. Le caractère
intraduisible qui s'attache aux concepts et qui a son écho dans les
mots établit entre les langues une barrière qui ne consiste pas
seulement dans la différence des sons, différence qu'il est
toujours possible de traduire entièrement. Si, sur toute la terre, on
employait le même mot pour désigner un domestique ou une porte,
on serait encore loin d'avoir supprimé les différences entre les
langues et les nations. Mais si l'on parvenait à traduire
intégralement dans une langue tout ce que les autres langues peuvent
exprimer, alors l'unité de langage serait réalisée, sans
qu'il y ait besoin pour cela de recourir à un langage universel. Alors
les différentes langues ne se différencieraient que par le son,
alors les échanges de pensée du peuple à peuple ne
seraient plus entravés par le caractère intraduisible du
vocabulaire.
Aussi longtemps qu'on
ne sera pas parvenu à ce résultat, et peut-être n'y
parviendra-t-on jamais, se produiront, du fait du voisinage d'individus
appartenant à des peuples différents dans les régions
où les nationalités sont mêlées, des frictions qui
conduiront à des conflits politiques aigus(13). De ces conflits
est née, directement ou indirectement, la haine entre les peuples,
haine sur laquelle se fonde l'impérialisme moderne. La théorie
impérialiste se rend la tâche facile en se bornant à
démontrer qu'il existe des conflits entre les nations. Pour prouver
l'exactitude de son argumentation, il faudrait encore qu'elle montre
qu'à l'intérieur des nations existe une solidarité
d'intérêt. La doctrine nationaliste et impérialiste est
apparue comme une réaction contre le solidarisme oecuménique du
libre-échange. L'état d'esprit du monde, au moment de son
apparition, se résumait dans l'idée cosmopolite de la
société universelle et de la fraternité des peuples.
Aussi pensa-t-elle qu'il suffisait de démontrer l'existence de
conflits d'intérêts entre les diverses nations et elle ne se
rendit pas compte que les arguments qu'elle employait pour démontrer
l'incompatibilité des intérêts nationaux pouvaient tout
aussi bien servir à démontrer l'incompatibilité des
intérêts régionaux, voire enfin des intérêts
individuels. S'il est mauvais pour l'Allemand d'acheter des étoffes
anglaises ou des céréales russes, il est également
mauvais pour le Berlinois de boire de la bière bavaroise et du vin du
Palatinat. S'il n'est pas bon de laisser la division du travail
s'étendre au-delà des frontières de l'État, le
mieux serait en fin de compte de revenir à l'autarcie de
l'économie domestique fermée. Le slogan « À
bas les marchandises étrangères » aboutit en dernier
ressort, si on le prend à la lettre, à supprimer toute division
du travail. Car le principe qui fait apparaître la division
internationale du travail comme avantageuse est le même que celui qui
justifie en règle générale la division du travail.
Ce n'est pas par
hasard que le peuple allemand est entre tous les peuples celui qui a le moins
de compréhension pour la cohésion nationale, et qu'il fut le
dernier des peuples européens à se rallier à
l'idée d'une nation embrassant dans un même État
politique tous les membres d'un même peuple. L'idée de
l'unité nationale est un enfant du libéralisme, du
libre-échange et du « laissez-faire ». Le peuple
allemand qui, du fait qu'il comprend d'importantes minorités vivant
dans des régions de langages mêlés, a été
le premier à éprouver les inconvénients de l'oppression
nationaliste et qui pour cette raison même a rejeté le
libéralisme, ne disposait pas de la maturité intellectuelle
nécessaire pour dépasser le stade du régionalisme et
surmonter les tendances particularistes des différents groupes qui le
composaient. Et ce n'est pas non plus par hasard que le sentiment de
l'unité nationale n'est nulle part aussi développé que
chez les Anglo-Saxons, peuple classique du libéralisme.
C'est une erreur
lourde de conséquence de la part des impérialistes que de
croire qu'ils renforcent l'unité à l'intérieur des
peuples en condamnant le cosmopolitisme. Ils oublient que
l'élément fondamental de leur doctrine est antisocial et qu'il
conduit logiquement à la destruction de toute communauté
sociale.
5. La
lutte entre les races
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La science des caractères innés de l'homme en est encore
à ses débuts. En ce qui concerne les qualités
héréditaires que chaque individu apporte en naissant, nous ne
pouvons guère faire autre chose que constater qu'il existe des hommes
plus ou moins bien doués. Mais nous ignorons tout de la nature de la
différence qui existe entre les bons et les mauvais. Nous savons qu'il
existe entre les hommes des différences physiques et intellectuelles,
que certaines familles, races ou groupes de races présentent des
caractères communs; nous savons qu'on peut à bon droit
distinguer des races diverses et parler des qualités raciales des
individus. Mais les tentatives qui ont été faites pour
découvrir les caractères corporels des races ont toutes
échoué jusqu'ici. On a cru trouver un caractère
spécifique de la race dans l'indice crânien. Mais on a dû
peu à peu reconnaître qu'il n'existe aucun rapport entre les
individus, contrairement à ce qu'enseigne l'école
anthropo-sociologique de Lapouge. Des mensurations récentes ont
montré que les dolichocéphales ne sont pas toujours des hommes
blonds, bons, nobles et cultivés et que les brachycéphales ne
sont pas toujours des hommes bruns, mauvais, grossiers et incultes. Les noirs
d'Australie, les Esquimaux et les Cafres font partie des races
dolichocéphales. On compte parmi les grands génies de nombreux
brachycéphales; l'indice crânien de Kant était 88(14).
Il est apparu comme très vraisemblable que des modifications de
l'indice crânien peuvent se produire sous l'influence des conditions
d'existence et du milieu géographique, sans mélange de races(15).
On ne saurait condamner trop sévèrement ces théoriciens
du racisme qui, au mépris des exigences de la pensée
scientifique, établissent d'un coeur léger et sans esprit
critique une distinction entre les races et les caractères raciaux. Il
est incontestable qu'en procurant ainsi ils s'appliquent davantage à
forger des slogans pour la lutte politique qu'à faire progresser la
science. Mais les adversaires du dilettantisme racial simplifient outre
mesure leur tâche en portant uniquement leur attention sur la forme
concrète que les différents écrivains ont donnée
à la doctrine raciste et sur les développements qu'ils ont
consacrés aux différentes races, à leurs
caractères physiques et à leurs qualités intellectuelles.
Même lorsqu'on a réfuté comme pure fantaisie les
hypothèses arbitraires, dépourvues de tout fondement et
contradictoires, de Gobineau et de Chamberlain, il subsiste dans la
théorie des races un noyau indépendant de la
différenciation concrète entre races nobles et races viles.
Dans la théorie
de Gobineau, la race est un commençant; produit d'une création
particulière, elle est douée de qualités
particulières(16). Il attache peu d'importance à
l'influence du milieu. Le croisement des races engendre des bâtards
chez qui les bonnes qualités héréditaires de la race la
plus noble se trouvent diminuées ou même disparaissent
complètement. Mais, pour contester la valeur sociologique de la théorie
des races, il ne suffit pas de démontrer l'absurdité de cette
thèse et de prouver que la race est le produit d'une évolution
qui s'effectue sous les influences les plus diverses. À une telle
réfutation, on pourrait toujours objecter que certaines influences
déterminées, s'exerçant pendant une très longue période,
ont pu aboutir à doter une ou plusieurs races de qualités
particulières et que ces qualités confèrent aux membres
de ces races sur ceux des autres races une avance telle que ces derniers ne
sauraient pratiquement jamais combler leur retard. Et, de fait, la
théorie des races, sous ces formes les plus modernes, n'a pas
manqué de le faire. C'est sous cet aspect qu'il faut considérer
la théorie raciale et rechercher comment elle se comporte
vis-à-vis de la théorie sociologique de la coopération
sociale.
Il apparaît tout
d'abord que la théorie raciste ne contient rien qui contredise la
doctrine de la division sociale du travail. Les deux théories se
concilient fort bien. On peut parfaitement admettre que les races
diffèrent entre elles par l'intelligence et la volonté et en
conséquence sont inégalement douées pour la vie en
société, et que les races supérieures se distinguent
précisément par leur aptitude particulière à
constituer des sociétés homogènes. Cette
hypothèse éclaire maints aspects de l'évolution social
qu'il ne serait pas aisé de comprendre autrement. On peut l'utiliser
pour expliquer le progrès et la régression de la division
sociale du travail et par là même l'épanouissement et la
décadence de la civilisation. Nous ne nous demanderons pas si
l'hypothèse elle-même et les hypothèses qu'elle permet
d'édifier sont défendables. Là n'est pas pour le moment
la question. Il nous suffit de constater que la théorie raciste est
parfaitement compatible avec notre théorie sociologique de la coopération
sociale.
En combattant le
postulat de l'égalité naturelle et par là même
l'égalité des droits de tous les hommes, la théorie
raciste n'atteint pas l'argument libre-échangiste de l'école
libérale. Car le libéralisme se prononce pour la liberté
des travailleurs non pas au nom du droit naturel mais parce qu'il
considère comme moins productif que le travail libre le travail
servile qui prive le travailleur d'une partie du produit de son travail et ne
fait pas dépendre sa rémunération de son rendement. La
théorie raciste ne trouve rien à opposer à la
théorie du libre-échange en ce qui concerne les effets de
l'extension de la division sociale du travail. Admettons que les races soient
inégalement douées et qu'aucun espoir n'existe de voir jamais
disparaître les différences qui les séparent, il n'en
reste pas moins que la théorie libre-échangiste prouve que les
mieux doués ont intérêt à collaborer avec les
moins doués, que la coopération sociale leur assure à
eux aussi les avantages du rendement plus élevé du travail
fourni en commun(17).
La théorie
raciste n'apparaît en opposition avec la théorie libérale
que lorsqu'elle se met à prêcher la lutte entre les races. Mais
elle n'apporte en faveur de l'affirmation d'Héraclite qui fait de
« la guerre la source de toutes choses », rien de plus
que les autres théories sociales militaristes. Elle ne réussit
pas davantage à montrer comment de la destruction peut sortir la société.
Elle se voit contrainte au contraire – partout où elle ne
s'écarte pas de sa propre logique et où elle ne se laisse pas
entraîner pour des raisons sentimentales à adopter
l'idéologie militariste et aristocratique – de condamner la
guerre au nom précisément du principe de la sélection
raciale. Lapouge a montré que la guerre n'aboutit à la
sélection des plus forts et des mieux doués que chez les
peuples primitifs; chez les peuples civilisés au contraire cette
sélection agit au détriment de la race(18). Les
meilleurs sont davantage exposés au danger d'être tués,
les autres restant à l'arrière. Les dommages divers que la
guerre cause à la santé des survivants diminuent leur capacité
d'engendrer une descendance saine.
Les résultats
obtenus par la science sociale raciale ne permettent aucunement de contredire
la théorie libérale de l'évolution sociale. Ils la
confirment bien plutôt. Les théories racistes de Gobineau et de
beaucoup d'autres ont leur origine dans le ressentiment éprouvé
par la caste militaire et aristocratique à l'égard de la
démocratie bourgeoise et de l'économie capitaliste. Elles ont
revêtu pour les besoins de la politique quotidienne de
l'impérialisme moderne une forme qui les fait apparaître comme
une résurrection des vieilles théories de la violence et de la
guerre. Mais on ne peut les opposer utilement aux vieux slogans du droit
naturel. Elles ne sont impuissantes qu'en face de la théorie
libérale de l'économie et de la société. Pas plus
que les autres, la théorie des races ne peut nier le fait que toute
civilisation est le fruit de la coopération pacifique des hommes.
1.
« La guerre est une dissociation ». Cf. Novicow, La
critique du Darwinisme social, Paris, 1910, p. 124. Cf. aussi
la réfutation des doctrines qui font de la lutte un facteur de
développement social de Glumpowicz, Ratzenhofer et Oppenheimer par
Holsti, The
relation of war to the origin of the State,
Helsinfgors, 1913, pp. 276 sqq.
2. Cf. Taine, Histoire
de la littérature anglaise, Paris, 1863, tome I, page XXV.
3. Cf. Taine, Ibid.,
p. XXIII: « Ce qu'on appelle la race, ce sont ces
dispositions innées et héréditaires que l'homme apporte
avec lui à la lumière ».
4. Cf. Hertwig, Zur
Abwehr des ethischen, des sozialen un des politischen Darwinismus,
pp. 10 sqq.
5. Cf. Ferri, Sozialismus
und moderne Wissenschaft, trad. Kurella, Leipzig, 1895, pp. 65 sqq.
6. Cf. Gumplowicz, Der
Rassenkampf, Innsbruck, 1883, p. 176. En ce qui concerne l'influence
exercée par le darwinisme sur Gumplowicz, cf. Barth, Die
Philosophie der Geschichte als Soziologie, p. 253. – Le
Darwinisme « libéral » est le produit d'une
fausse interprétation de la philosophie libérale par une
époque qui n'était plus capable de la comprendre.
7.
Cf. Novicow, o.c.,
p. 145.
8. Cf. Barth, o.c.,
p. 243.
9.
Cf. Kropotkine, Gegenseitige
Hilfe in der Tier- und Menschenwelt,
éd. allemande de Landauer, Leipzig, 1908, pp. 69 sqq.
10. Cf. Kammerer, Genossenschaften
von Lebenwesen auf Grund gegenseitiger Vorteile, Stuttgart, 1913;
Kammerer, Allgemeine Biologie, Stuttgart, 1915,
pp. 306 sqq; Kammerer, Einzeltod, VölkerTod, biologische
Unsterblichkeit, Vienne, 1918, pp. 29 sqq.
11. Cf. ci-dessous, p. 375.
12. Cohen, Ethik
des reinen Willens, Berlin, 1904, p. 183.
13. Cf. mon essai sur Nation,
Staat und Wirtschaft (Trad. fr.: Nation, État et Économie),
pp. 31 sqq.
14. Cf. Oppenheimer, Die
rassentheoritische Geschichtsphilosophie (Compte-rendu
du deuxième congrès de sociologie allemand, Tubingen, 1913),
pp. 106 sqq. – Cf. également Hertz, Rasse
und Kultur, 3e éd., Berlin, 1925, p. 37; Weidenreich, Rasse
und Körperbau, Berlin, 1927, pp. 133 sqq.
15. Cf. Nyström, Über
die Formenveränderungen des menschlichen Schädels und deren
Ursachen (« Archiv für
Anthropologie », t. XXVII, pp. 321 sqq., 630 sqq., 642).
16. Cf. Oppenheimer, Ibid.,
pp. 110 sqq.
17. Cf. ci-dessus, p. 337.
18. « Chez les peuples modernes la
guerre et le militarisme sont de véritables fléaux dont le
résultat définitif est de déprimer la race ».
(Lapouge, Les sélections sociales, Paris, 1896,
p. 230).
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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