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Chaque fois que les élections approchent,
les politiciens monopolisent les médias afin d’annoncer la bonne
nouvelle. Ou plutôt les bonnes nouvelles, car elles sont nombreuses. Il
faut dire que la situation n’est pas encore parfaite, que la
société connaît quelques ratés, mais heureusement,
à condition de choisir le bon candidat, tout sera bientôt
consommé. Et soudain, une population autrement rationnelle est prise
de transe et se met à écouter – pire : à
croire – la troupe d’illuminés qui lui vantent un avenir
meilleur.
S’il n’y a là rien de fort
surprenant pour qui s’intéresse au sentiment religieux,
l’élection se distingue de la grande majorité des
prophéties par une caractéristique rare : la date
d’accomplissement. En effet, il est entendu que les prédictions
se réaliseront le jour de l’élection, ou tout du moins
avant la suivante. Les crédules auront dès lors la possibilité
de vérifier l’exactitude de l’oracle, ce qui pourrait placer
la pythie en position délicate. Justement, les promesses des
politiciens ne se réalisent pas, ou en partie, ou mal, ce qui provoque
le fameux désenchantement des électeurs, et pousse
certains d’entre eux à croire aux promesses encore plus
invraisemblables des extrémistes de gauche et de droite. Les autres,
honteux et confus, jurent, mais un peu tard, qu’on ne les y prendra
plus ; au moins jusqu’aux prochaines élections.
Étant entendu que les politiciens ne
tiennent pas leurs promesses, la question se pose de savoir pourquoi. En
effet, n’est-ce pas le moyen le plus efficace d’assurer une
réélection ? Un esprit vicieux avancera qu’un
politicien qui réaliserait toutes ses promesses se trouverait bien dépourvu
au scrutin suivant. De la même manière, les couples qui durent
savent qu’il ne faut jamais satisfaire tout à fait son
partenaire, car la psyché humaine est ainsi faite qu’elle ne
désire que ce qui ne lui appartient pas, ou pas complètement.
Autre explication : les politiciens, soumis au sensationnalisme
médiatique, doivent mentir volontairement, promettre
l’impossible pour se distinguer de leurs concurrents. L’important
n’est pas d’être réaliste mais de marquer les
esprits – comme l’a résumé Jacques Chirac dans un
rare accès de sincérité : « On gagne et
puis on voit ». Par ailleurs, un politicien a intérêt
à ratisser large ; les électeurs qui lui sont acquis
allant de toute façon voter pour lui, ceux qu’il doit convaincre
et séduire, ce sont les autres. D’où les promesses
inattendues, les ouvertures au camp adverse, les revirements
idéologiques – qui ne surprennent que ceux qui croient encore
qu’un politiciens puisse avoir des convictions.
Ces explications convenues, partiellement
exactes, ont le défaut de reposer sur une vision romantique du
pouvoir, qui serait incarné et maîtrisé par un seul
individu – le Führerprinzip. La
réalité est qu’avec près de six millions de
fonctionnaires en France, inamovibles et affranchis des aléas
électoraux, présents à tous les échelons
étatiques et rédigeant eux-mêmes les textes
réglementaires et législatifs1, le pouvoir
échappe totalement aux politiciens. Ceux-ci, confrontés
à un organisme démesuré dont la tête est
insaisissable et le corps traversé d’impulsions antagonistes,
suivent le mouvement en prétendant l’imprimer. Ils en viennent,
comme Barack Obama, à poursuivre des guerres qu’ils avaient
promis d’arrêter², à agrandir des prisons
qu’ils avaient juré de fermer, ou, comme François
Hollande, à aggraver l’antique politique
d’ingérence armée en Afrique et à renforcer le
contrôle de l’Internet après l’avoir combattu dans
l’opposition.
Il va de soi que les compromis sont
inhérents à la vie. Seuls les enfants pensent que la parole
modifie la réalité³ et les idéologues, à
leur suite, que la volonté commande au monde. Toutefois, la constance
avec laquelle les politiciens ne tiennent pas leurs promesses et
perpétuent – à quelques détails médiatiques
près – la politique de leurs prédécesseurs, y
compris lorsqu’il s’agit d’adversaires, est la preuve que
le pouvoir ne leur appartient plus. L’État n’est pas une
machine ni même un outil, mais une organisation soumise à une
logique interne, qui poursuit ses propres objectifs. Et quand bien même
cette institution serait maîtrisable, elle est éminemment
faillible, incompétente et inefficace. La puissance publique
n’est pas magique, elle est humaine et donc tributaire des limitations
du réel. Les promesses des politiciens achopperont toujours sur les
faits, l’action étatique sur le concret.
–
1 Voir
à ce sujet mon livre, « Le
silence de la loi », paru aux Belles Lettres (Paris).
² L’épidémie actuelle de
guerres est assez surprenante si l’on met en parallèle les
précautions que prennent les politiciens qui les déclenchent
lorsqu’ils agissent dans leur propre pays. Cette opposition
révèle en fait que la guerre est probablement le dernier refuge
de la liberté d’action. Les politiciens qui décident de
lancer une guerre ne sont pas confrontés aux fonctionnaires, aux
« partenaires sociaux » ou à quelque autre
collectivité organisée, ils ne doivent même pas affronter
le mécontentement de la population, que les guerres divertissent tant
qu’il n’y a pas de conscription. En ce sens, on peut
prédire que les guerres ne feront que croître à mesure
que l’administration resserrera son emprise réglementaire sur
les politiciens. Les guerres seront alors, en quelque sorte, les vacances du
pouvoir.
³ c’est pourquoi ils croient à
l’existence de la magie.
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