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Extrait
de l'édition originale en 7 volumes (1863) des oeuvres
complètes de Frédéric Bastiat, tome IV, Sophismes Économiques, seconde série, chapitre XIV, pp. 241-250.
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Qu'est-ce que la restriction?
– C'est une prohibition partielle.
– Qu'est-ce la prohibition?
– C'est une restriction absolue.
– En sorte que ce que l'on dit de l'une
est vrai de l'autre?
– Oui, sauf le degré. Il y a entre
elles le même rapport qu'entre l'arc de cercle et le cercle.
– Donc, si la prohibition est mauvaise, la restriction ne saurait
être bonne?
– Pas plus que l'arc ne peut être droit si le cercle est
courbe.
– Quel est le nom commun à la restriction et à la
prohibition?
– Protection.
– Quel est l'effet définitif de la protection?
– D'exiger des hommes un plus grand travail pour un même
résultat.
– Pourquoi les hommes sont-ils si attachés au régime
protecteur?
– Parce que la liberté devant amener un même
résultat pour un moindre travail, cette diminution
apparente de travail les effraie.
– Pourquoi dites-vous apparente?
– Parce que tout travail épargné peut être
consacré à autre chose.
– À quelle autre chose?
– C'est ce qui ne peut être précisé et n'a pas
besoin de l'être.
– Pourquoi?
– Parce que, si la somme des satisfactions de la France actuelle
pouvait être acquise avec une diminution d’un dixième sur
la somme de son travail, nul ne peut préciser quelles satisfactions
nouvelles elle voudrait se procurer avec le travail resté disponible.
L’un voudrait être mieux vêtu, l’autre mieux nourri,
celui-ci mieux instruit, celui-là plus amusé.
– Expliquez-moi le mécanisme et les effets de la
protection.
– La chose n'est pas aisée. Avant d'aborder le cas
compliqué, il faudrait l'étudier dans le cas le plus
simple.
– Prenez le cas le plus simple que vous voudrez.
– Vous rappelez-vous comment s'y prit Robinson, n'ayant pas de scie,
pour faire une planche?
– Oui. Il abattit un arbre, et puis avec sa hache taillant la tige
à droite et à gauche, il la réduisit à
l'épaisseur d'un madrier.
– Et cela lui donna bien du travail?
– Quinze jours pleins.
– Et pendant ce temps de quoi vécut-il?
– De ses provisions.
– Et qu'advint-il à la hache?
– Elle en fut tout émoussée.
– Fort bien. Mais vous ne savez peut-être pas ceci: au moment de
donner le premier coup de hache, Robinson aperçut une planche
jetée par le flot sur le rivage.
– Oh! l'heureux à-propos! Il courut la ramasser?
– Ce fut son premier mouvement; mais il s'arrêta, raisonnant
ainsi:
« Si je vais chercher cette planche, il ne m'en
coûtera que la fatigue de la porter, le temps de descendre et de
remonter la falaise.
« Mais si je fais une planche avec ma hache, d'abord je me procurerai
du travail pour quinze jours, ensuite j'userai ma hache, ce qui me fournira
l'occasion de la réparer, et je dévorerai mes provisions,
troisième source de travail, puisqu'il faudra les remplacer.
« Or, le travail, c'est la richesse. Il est clair que je
me ruinerais en allant ramasser la planche naufragée. Il m'importe
de protéger mon travail personnel, et même,
à présent que j'y songe, je puis me créer un travail
additionnel, en allant repousser du pied cette planche dans la
mer! »
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– Mais
ce raisonnement était absurde!
– Soit. Ce n'en est pas moins celui que fait toute nation qui se protège par
la prohibition. Elle repousse la planche qui lui est offerte en
échange d'un petit travail, afin de se donner un travail plus grand.
Il n'y a pas jusqu'au travail du douanier dans lequel elle ne voie un gain.
Il est représenté par la peine que se donna Robinson pour aller
rendre aux flots le présent qu'ils voulaient lui faire.
Considérez la nation comme un être collectif, et vous ne
trouverez pas entre son raisonnement et celui de Robinson un atome de
différence.
– Robinson ne voyait-il pas que le temps épargné, il le
pouvait consacrer à faire autre chose?
– Quelle autre chose?
– Tant qu'on a devant soi des besoins et du temps, on a toujours quelque
chose à faire. Je ne suis pas tenu de préciser le
travail qu'il pouvait entreprendre.
– Je précise bien celui qui lui aurait
échappé.
– Et moi, je soutiens que Robinson, par un aveuglement incroyable,
confondait le travail avec son résultat, le but avec les moyens, et je
vais vous le prouver...
– Je vous en dispense. Toujours est-il que voilà le
système restrictif ou prohibitif dans sa plus simple expression. S'il
vous paraît absurde sous cette forme, c'est que les deux
qualités de producteur et de consommateur se confondent ici dans le
même individu.
– Passez donc à un exemple plus compliqué.
– Volontiers.
À quelque temps de là, Robinson ayant rencontré
Vendredi, ils se lièrent et se mirent à travailler en commun.
Le matin, ils chassaient pendant six heures et rapportaient quatre paniers de
gibier. Le soir, ils jardinaient six heures et obtenaient quatre paniers de
légumes.
Un jour une pirogue aborda l'Île du désespoir. Un bel
étranger en descendit et fut admis à la table de nos deux
solitaires. Il goûta et vanta beaucoup les produits du jardin et, avant
de prendre congé de ses hôtes, il leur tint ce langage:
« Généreux insulaires, j'habite une
terre beaucoup plus giboyeuse que celle-ci, mais où l'horticulture
est inconnue. Il me sera facile de vous apporter tous les soirs quatre
paniers de gibier, si vous voulez me céder seulement deux paniers de
légumes. »
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À ces
mots, Robinson et Vendredi s'éloignèrent pour tenir conseil, et
le débat qu'ils eurent est trop intéressant pour que je ne le
rapporte pas ici in extenso.
– Vendredi. Ami, que t'en semble?
– Robinson. Si nous acceptons, nous sommes ruinés.
– V.: Est-ce bien sûr? Calculons.
– R.: C'est tout calculé. Écrasés par la
concurrence, la chasse est pour nous une industrie perdue.
– V.: Qu'importe? si nous avons le gibier.
– R.: Théorie! Il ne sera pas le produit de notre travail.
– V.: Si fait, morbleu, puisque pour l'avoir il faudra donner des
légumes!
– R.: Alors que gagnerons-nous?
– V.: Les quatre paniers de gibier nous coûtent six heures de
travail. L'étranger nous les donne contre deux paniers de
légumes qui ne nous prennent que trois heures. C'est donc trois heures
qui restent à disposition.
– R.: Dis donc, qui sont soustraites à notre activité.
C'est là précisément notre perte. Le travail,
c'est la richesse, et si nous perdons un quart de notre temps, nous
serons d'un quart moins riches.
– V.: Ami, tu fais une méprise énorme. Même gibier,
mêmes légumes, et, par-dessus le marché, trois heures
disponibles, c'est du progrès, ou il n'y en a pas dans ce monde.
– R.: Généralité! Que ferons-nous de ces trois
heures?
– V.: Nous ferons autre chose.
– R.: Ah! je t'y prends. Tu ne peux rien préciser. Autre
chose, autre chose, c'est bientôt dit.
– V.: Nous pêcherons, nous embellirons notre case, nous lirons
la Bible.
– R.: Utopie! Est-il bien certain que nous ferons ceci plutôt que
cela?
– V.: Eh bien, si les besoins nous font défaut, nous nous
reposerons. N'est-ce rien que le repos?
– R.: Mais quand on se repose, on meurt de faim.
– V.: Ami, tu es dans un cercle vicieux. Je te parle d'un repos qui ne
retranche rien sur notre gibier ni sur les légumes. Tu oublies
toujours qu'au moyen de notre commerce avec l'étranger, neuf heures de
travail nous donneront autant de provisions qu'aujourd'hui douze.
– R.: On
voit bien que tu n'as pas été élevé en Europe. Tu
n'as peut-être jamais lu le Moniteur industriel? Il
t'aurait appris ceci: « Tout le temps épargné est une
perte sèche. Ce n'est pas de manger qui importe, c'est de travailler.
Tout ce que nous consommons, si ce n'est pas le produit direct de notre
travail, ne compte pas. Veux-tu savoir si tu es riche? Ne regarde pas
à tes satisfactions, mais à ta peine. » Voilà ce
que le Moniteur industriel t'aurait appris. Pour moi, qui ne
suis pas un théoricien, je ne vois que la perte de notre chasse.
– V.: Quel étrange renversement d'idées! Mais...
– R.: Pas de mais. D'ailleurs, il y a des raisons
politiques pour repousser les offres intéressées du perfide
étranger.
– V.: Des raisons politiques!
– R.: Oui. D'abord, il ne nous fait ces offres que parce qu'elles lui
sont avantageuses.
– V.: Tant mieux, puisqu'elles nous le sont aussi.
– R.: Ensuite, par ces trocs, nous nous mettrons dans sa
dépendance.
– V.: Et lui dans la nôtre. Nous aurons besoin de son gibier, lui
de nos légumes, et nous vivrons en bonne amitié.
– R.: Système! Veux-tu que je te mette sans parole?
– V.: Voyons; j'attends encore une bonne raison.
– R.: Je suppose que l'étranger apprenne à cultiver un
jardin et que son île soit plus fertile que la nôtre. Vois-tu la
conséquence?
– V.: Oui. Nos relations avec l'étranger cesseront. Il ne nous
prendra plus de légumes, puisqu'il en aura chez lui avec moins de
peine. Il ne nous apportera plus de gibier, puisque nous n'aurons rien
à lui donner en échange, et nous serons justement alors comme
tu veux que nous soyons aujourd'hui.
– R.: Sauvage imprévoyant! Tu ne vois pas qu'après avoir
tué notre chasse en nous inondant de gibier. Il tuera notre jardinage
en nous inondant de légumes.
– V.: Mais ce ne sera jamais qu'autant que nous lui donnerons autre
chose, c'est-à-dire que nous trouverons autre chose à
produire avec économie de travail pour nous.
– R.: Autre chose, autre chose! Tu en viens
toujours là. Tu es dans le vague, ami Vendredi; il n'y a rien de
pratique dans tes vues.
La lutte se prolongea longtemps et laissa chacun, ainsi qu'il arrive souvent,
dans sa conviction. Cependant, Robinson ayant sur Vendredi un grand
ascendant, son avis prévalut, et quand l'étranger vint chercher
la réponse, Robinson lui dit:
« Étranger, pour que votre proposition soit
acceptée, il faudrait que nous fussions bien sûrs de deux
choses: La première, que votre île n'est pas plus giboyeuse
que la nôtre; car nous ne voulons lutter qu'à armes
égales. La seconde, que vous perdrez au marché. Car,
comme dans tout échange il y a nécessairement un gagnant et
un perdant, nous serions dupes si vous ne l'étiez pas. Qu'avez-vous
à dire? »
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« Rien,
dit l'étranger. » Et ayant éclaté de rire, il
regagna sa pirogue.
– Le conte ne serait pas mal, si Robinson n'était pas si
absurde.
– Il ne l'est pas plus que le comité de la rue Hauteville.
– Oh! c'est bien différent. Vous supposez tantôt un homme
seul, tantôt, ce qui revient au même, deux hommes vivant en
communauté. Ce n'est pas là notre monde; la séparation
des occupations, l'intervention des négociants et du numéraire
changent bien la question.
– Cela complique en effet les transactions, mais n'en change pas la
nature.
– Quoi! vous voulez comparer le commerce moderne à de simples
trocs?
– Le commerce n'est qu'une multitude de trocs; la nature propre du troc
est identique à la nature propre du commerce, comme un petit travail
est de même nature qu'un grand, comme la gravitation qui pousse un
atome est de même nature que celle qui entraîne un monde.
– Ainsi, selon vous, ces raisonnements si faux dans la bouche de
Robinson ne le sont pas moins dans la bouche de nos protectionnistes?
– Non; seulement l'erreur s'y cache mieux sous la complication des
circonstances.
– Eh bien! arrivez donc à un exemple pris dans l'ordre actuel
des faits.
– Soit. En France, vu les exigences du climat et des habitudes, le drap
est une chose utile. L'essentiel est-il d'en faire ou d'en
avoir?
– Belle question! Pour en avoir, il faut en faire.
– Ce n'est pas indispensable. Pour en avoir, il faut que quelqu'un le
fasse, voilà qui est certain; mais il n'est pas d'obligation que ce
soit la personne ou le pays qui le consomme, qui le produise. Vous n'avez pas
fait celui qui vous habille si bien; la France n'a pas fait le café
dont elle déjeune.
– Mais j'ai acheté mon drap, et la France son café.
– Précisément, et avec quoi?
– Avec de l'argent.
– Mais vous n'avez pas fait l'argent, ni la France non plus.
– Nous l'avons acheté.
– Avec quoi?
– Avec nos produits qui sont allés au Pérou.
– C'est donc en réalité votre travail que vous
échangez contre du drap et le travail français qui s'est
échangé contre du café.
– Assurément.
– Il n'est donc pas de nécessité rigoureuse de faire ce
qu'on consomme?
– Non, s'il on fait autre chose que l'on donne en
échange.
– En d'autres termes, la France a deux moyens de se procurer une
quantité donnée de drap. Le premier, c'est de le faire; le
second, c'est de faire autre chose, et de troquer cet autre
chose à l'étranger contre du drap. De ces deux moyens,
quel est le meilleur?
– Je ne sais pas trop.
– N'est-ce pas celui qui, pour un travail
déterminé, donne une plus grande quantité de
drap?
– Il semble bien.
– Et lequel vaut mieux, pour une nation, d'avoir le choix entre ces
deux moyens ou que la loi lui en interdise un, au risque de tomber justement
sur le meilleur?
– Il me paraît qu'il vaut mieux pour elle avoir le choix,
d'autant qu'en ces matières elle choisit toujours bien.
– La loi, qui prohibe le drap étranger, décide donc que
si la France veut avoir du drap, il faut qu'elle le fasse en nature,
et qu'il lui est interdit de faire cette autre chose avec
laquelle elle pourrait acheter du drap étranger?
– Il est vrai.
– Et comme elle oblige à faire le drap et défend de faire
l'autre chose précisément parce que cette autre
choseexigerait moins de travail (sans quoi elle n'aurait pas besoin de
s'en mêler), elle décrète donc virtuellement que, par un
travail déterminé, la France n'aura qu'un mètre de drap
en le faisant, quand, pour le même travail, elle en aurait eu deux
mètres en faisant l'autre chose.
– Mais, pour Dieu! quelle autre chose?
– Eh! pour Dieu! qu'importe? Ayant le choix, elle ne fera autre
chose qu'autant qu'il y ait quelque autre chose à
faire.
– C'est possible; mais, je me préoccupe toujours de
l'idée que l'étranger nous envoie du drap et ne nous prenne pas
l'autre chose, auquel cas nous serions bien attrapés. En tout
cas, voici l'objection, même à votre point de vue. Vous convenez
que la France fera cette autre chose à
échanger contre du drap, avec moins de travail que si elle eût
fait ce drap lui-même.
– Sans doute.
– Il y aura donc une certaine quantité de son travail
frappée d'inertie.
– Oui, mais sans qu'elle soit moins bien vêtue, petite
circonstance qui fait toute la méprise. Robinson la perdait de vue;
nos protectionnistes ne la voient pas ou la dissimulent. La planche
naufragée frappait aussi d'inertie, pour quinze jours, le travail de
Robinson, en tant qu'appliqué à faire une planche, mais s'en
l'en priver. Distinguez donc entre ces deux espèces de diminution de
travail, celle qui a pour effet la privation et celle qui a
pour cause la satisfaction. Ces deux choses sont fort
différentes et, si vous les assimilez, vous raisonnez comme Robinson.
Dans les cas les plus compliqués, comme dans les cas les plus simples,
le sophisme consiste en ceci: Juger de l'utilité du travail
par sa durée et son intensité, et non par ses
résultats; ce qui conduit à cette police
économique: Réduire les résultats du travail
dans le but d'en augmenter la durée et l'intensité.
Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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