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L'idée de la destinée de l'homme et de l'humanité domine
toutes les plus anciennes conceptions de la vie sociale. La
société progresse vers un but qui lui a été
fixé par la divinité. Quiconque adopte ce point de vue raisonne
logiquement si, parlant de progrès et de régression, de
révolution et de contre-révolution, d'action et de
réaction, il prend ces termes dans l'acception où les ont pris
tant d'historiens et de politiciens. L'histoire est jugée selon
qu'elle rapproche ou éloigne l'humanité de son but.
Mais la
science sociale ne commence d'exister en tant que telle que lorsqu'on se
délivre d'un tel jugement et, d'une façon
générale, de tout jugement de valeur. Elle est bien
téléologique dans la mesure où toute étude
causale de la volonté doit l'être nécessairement. Mais
son finalisme se résout tout entier dans l'exploitation causale. La
causalité demeure le principe fondamental de la connaissance, et
l'existence de cette dernière ne doit pas être entravée
même par la téléologie(1). Elle n'évalue
pas les fins; elle ne peut donc pas non plus parler d'évolution vers
un stade supérieur au sens où l'on fait par exemple Hegel et
Marx. À ses yeux, il n'est nullement établi que toute
évolution est orientée vers le haut et que toute étape
nouvelle est une étape plus élevée. Et naturellement il
ne lui est pas davantage possible de voir dans l'évolution historique,
comme le font les philosophies pessimistes de l'histoire, une décadence
continue, un mouvement progressif vers une fin mauvaise. Chercher quelles
sont les forces qui gouvernent l'évolution historique, c'est chercher
quelle est la nature de la société ainsi que l'origine et les
causes des changements qui se produisent dans les conditions sociales. Ce
qu'est la société, comment elle naît et comment elle se
transforme, tels sont les seuls problèmes que peut se poser la science
sociologique.
Que la vie des hommes
en société soit comparable au processus biologique, c'est
là une observation très ancienne. On la trouve à la base
de la légende fameuse de Menenius Agrippa, rapportée par
Tite-Live. La science sociale ne fit pas une grande conquête quand au
XIXe siècle, sous l'influence des progrès immenses accomplis
par la biologie, des livres énormes furent publiés qui
poussaient jusqu'à l'absurde cette analogie. Quel intérêt
pouvait-il y avoir à appeler « substance sociale
intercellulaire » les produits de l'activité humaine(2),
ou à discuter sur la question de savoir quel organe du corps social
correspondait au système nerveux central? Le meilleur jugement que
l'on ait porté sur cette façon de comprendre la sociologie est
cette remarque d'un économiste qui disait qu'en comparant la monnaie
au sang et la circulation de la monnaie à la circulation du sang, on
faisait autant pour la biologie qu'on pourrait faire pour l'économie
en comparant le sang à la monnaie et la circulation du sang à
la circulation de la monnaie. La biologie moderne a emprunté à
la science sociale quelques-uns de ses concepts les plus importants, tels
ceux de l'évolution, de division du travail et de lutte pour la vie.
Mais elle ne s'en est pas tenue à des métaphores et à
des raisonnements par analogie; allant plus loin, elle est passée
à l'exploitation des matériaux accumulés tandis que la
sociologie biologique se bornait à un jeu stérile avec des
concepts empruntés. La tendance romantique a contribué moins
encore à la connaissance des rapports sociaux avec sa théorie
« organique » de l'État. En ignorant
délibérément le résultat le plus important obtenu
à ce jour par la science sociale – l'économie classique
–, elle n'a su tirer parti pour le développement
ultérieur de la science de la division du travail qui doit constituer
la base de toute sociologie comme elle constitue la base de la biologie
moderne(3).
La comparaison avec
l'organisme vivant aurait au moins dû apprendre à la sociologie
que l'organisme ne peut être conçu que comme un système
d'organes. Mais cela signifie seulement que la division du travail constitue
le principe même de l'organisme. Ce n'est que par elle que les parties
deviennent des membres dans la collaboration desquels se reconnaît
l'unité qui caractérise l'organisme. Cela est vrai aussi bien
des plantes et des animaux que de la société. Dans la mesure
où s'applique le principe de la division du travail, on peut comparer
le corps social au corps vivant. La division du travail est le « tertium
comparationis » de l'antique comparaison.
La division du travail
est le principe fondamental de toute forme de vie. Ce sont les
économistes qui l'ont d'abord découvert dans le domaine de la
vie sociale; ce n'est qu'ensuite que la biologie l'a repris, Milne-Edwards le
premier en 1827. Mais le fait que nous pouvons considérer la division
du travail comme une loi générale ne doit pas nous
empêcher de voir les différences essentielles qui existent entre
le rôle qu'elle joue d'une part dans l'organisme animal et
végétal et d'autre part dans la société humaine.
Quelque idée que nous nous fassions de l'origine de l'évolution
et du sens de la division du travail dans le domaine de la physiologie, il
est évident que cela ne nous fait encore rien connaître de la
nature de la division du travail dans le domaine de la sociologie. Le
processus qui différencie et intègre les cellules organiques
est totalement différent de celui par lequel des individus autonomes
se sont groupés en société. La raison et la
volonté interviennent dans ce second processus où l'on voit les
unités constituantes se réunir pour former une unité
supérieure et devenir ainsi les parties d'un tout: ces forces ne
jouent aucun rôle dans le processus biologique. Même là
où des animaux comme les fourmis et les abeilles se réunissent
en « sociétés animales », c'est
l'instinct qui préside à toute l'activité du groupe. Il
se peut que l'instinct ait présidé de même à la
naissance et aux premiers âges de la société humaine. En
tant qu'être pensant et cherchant à atteindre des buts, l'homme
apparaît déjà comme membre d'un corps social, car un
être pensant qui vivrait isolé n'est même pas concevable.
« L'homme ne devient un homme que parmi les hommes »
(Fichte). Le développement de la pensée humaine et celui de la
société humaine ne font qu'un. Tout progrès de la
société humaine est affaire de volonté. La société
est un produit de la pensée et de la volonté. Elle n'a aucune
existence en dehors d'elles. Son principe réside dans l'homme, non
dans le monde extérieur; son action s'exerce de l'intérieur
vers l'extérieur.
Qui dit
société, dit collaboration, coopération dans l'action.
Dire que la
société est un organisme, c'est dire qu'elle est fondée
sur la division du travail(4). Pour comprendre toute la portée
de cette idée, il faut tenir compte de tous les objets que se propose
l'activité humaine et des moyens qu'elle emploie pour les atteindre.
Il apparaît alors que la division du travail domine tous les rapports
entre hommes pensants et cherchant à atteindre des buts. L'homme
moderne est un être social, non seulement parce qu'on ne peut
l'imaginer subvenant isolément à ses besoins matériels,
mais encore parce que seule la société a rendu possible le
développement de ses facultés intellectuelles et sensibles.
L'homme est inconcevable comme être isolé, parce que
l'humanité n'existe qu'en tant que phénomène social et
que l'homme n'a dépassé le stade de l'animalité que dans
la mesure où l'action en commun a noué entre les individus des
liens sociaux. Le passage de l'animal humain à la personne humaine n'a
pu s'effectuer que par la formation de groupes sociaux et dans leur sein.
L'homme s'élève au-dessus de l'animal dans la mesure où
il devient social. Tel est le sens du mot fameux d'Aristote: l'Homme est un
animal politique.
2. La
division du travail, principe de la société
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Nous sommes encore très éloignés de saisir le secret de
la vie, le principe de l'origine des organismes. Qui sait si nous le
découvrirons jamais? Tout ce que nous savons, c'est que la formation
d'organismes par la réunion d'individus, crée quelque chose de
nouveau, quelque chose qui n'existait pas auparavant. Les organismes
végétaux et animaux sont davantage que de simples
agglomérats de cellules isolées; de même, la
société est davantage que la somme des individus qui la
composent. Nous n'avons pas encore pénétré tout le sens
de ce fait. Notre pensée ne s'est pas encore libérée de
la théorie mécanique de la conservation de l'énergie et
de la matière, théorie qui est impuissante à nous
expliquer comment d'une seule chose peuvent en naître deux. Là encore,
si nous voulons étendre notre connaissance de la nature de la vie, nos
recherches devront porter d'abord sur l'organisation sociale.
Historiquement, la
division sociale du travail a son origine dans deux faits naturels:
l'inégalité des capacités des individus et la
variété des conditions extérieures de la vie humaine sur
la terre. Ces deux faits n'en sont en réalité qu'un: la
diversité de la nature qui ne se répète jamais mais
crée un univers aux richesses inépuisables(5). Cependant,
le caractère particulier de nos recherches, orientées vers la
connaissance des phénomènes sociaux, nous autorise à les
étudier séparément
On constate
tout d'abord que ces deux faits exercent nécessairement une influence
sur l'activité humaine dès l'instant qu'elle devient consciente
et logique. Ils imposent en quelque sorte aux hommes la division du travail(6).
Jeunes et vieux, hommes et femmes, coopèrent en utilisant d'une
façon appropriée leurs aptitudes respectives. La division
géographique du travail trouve aussi là son explication:
l'homme va à la chasse, la femme à la source chercher de l'eau.
Si les capacités et les forces de tous les individus ainsi que les
conditions extérieures de la production avaient été
toujours et partout identiques, l'idée même de la division du
travail n'aurait pu se former. Jamais l'homme n'aurait songé à
rendre plus facile le combat qu'il devait mener pour l'existence en
coopérant avec ses semblables grâce à la division du
travail. Aucune vie sociale n'aurait pu naître entre des hommes aux
aptitudes naturelles identiques dans un monde géographiquement
uniforme(7). Peut-être les hommes seraient-ils rassemblés
pour effectuer des travaux dépassant les forces des individus
isolés. Mais de telles associations ne suffisent pas à
constituer une société. Les rapports qu'elle crée sont
éphémères; ils ne durent pas au-delà de leur
cause. La seule importance qu'ils aient dans l'origine de la vie sociale est
qu'ils créent entre les hommes un rapprochement qui les amène
à reconnaître la différence de leurs aptitudes naturelles
et contribue ainsi à faire naître la division du travail.
Mais dès que la
division du travail apparaît, elle exerce elle-même une influence
sur les aptitudes des hommes groupés en société et
contribue encore à les différencier. Elle rend possible le
perfectionnement des dons individuels par quoi elle devient elle-même
plus féconde. Grâce à la coopération sociale, les
hommes sont capables d'accomplir des travaux dépassant les forces des
individus isolés et dans les travaux mêmes que ceux-ci auraient
pu accomplir seuls, le résultat s'en trouve amélioré.
Mais l'importance de la coopération ne se borne pas là. Pour en
comprendre toute la portée, il fait déterminer tout d'abord les
conditions exactes de l'augmentation de la production qu'elle entraîne.
La théorie de
la division internationale du travail est l'une des conquêtes les plus
importantes de l'économie politique classique. Elle montre que, aussi
longtemps que, pour des raisons quelconques, les migrations de capital et de
la main-d'oeuvre d'un pays à l'autre rencontre des obstacles, ce n'est
pas le coût absolu de la production mais son coût relatif qui
détermine la division du travail(8). Si l'on applique le
même principe à la division du travail entre les individus, on
découvre que l'individu a intérêt à
coopérer non seulement avec celui qui lui est supérieur
à tel ou tel point de vue, mais aussi avec celui qui lui est
inférieur en tout. Supposons par exemple que A et B fabriquent des
objets p et q; A met trois heures pour faire un
objet q et B cinq heures; il met deux heures pour faire un
objet q et B quatre heures. Dans ces conditions, A aura
intérêt à collaborer avec B quoiqu'il lui soit
supérieur en tout, à la condition de ne fabriquer que des
objets q pour lesquels sa supériorité sur B
est la plus grande et de laisser B le soin de fabriquer des objets p.
En effet, supposons
d'abord que A et B, travaillant isolément, consacrent chacun trois
heures à la fabrication des objets p et autant
à la fabrication des objets q. A aura ainsi
fabriqué 20 p + 30 p et B 12 p +
15 q. Au total 32 p + 45 q.
Supposons maintenant
que A fabriquant uniquement des objets q et B des objets p,
pendant la même durée totale, soit cent vingt heures. La
production totale sera de 24 p + 60 p. Si l'on
compare les résultats, compte tenu de la valeur d'équivalence
de p et q pour chacun des deux
intéressés, soit pour A, p = (3/2) q et
pour B (5/4) q, on constate aisément que le
résultat obtenu dans le deuxième cas (24 p +
60 q) est supérieur à celui (32 p +
45 q) obtenu dans le premier cas. Il en résulte clairement
que tout élargissement de la communauté de travail humaine est
avantageux pour tous les individus qui y participent. Celui qui collabore
avec des associés plus doués, plus capables, plus actifs n'est
pas seul à en retirer un profit. Il en va de même pour celui qui
se joint à des associés moins doués, moins capables,
plus paresseux. L'avantage de la division du travail est toujours
réciproque: il ne se limite pas aux cas où le travail accompli
en commun n'aurait pu l'être par l'individu isolé.
L'accroissement du
rendement à la division du travail amène les hommes à ne
plus se considérer comme des adversaires dans la lutte pour la vie,
mais comme des associés dans une lutte soutenue en commun pour le bien
de tous. Elle transforme les ennemis en amis, fait sortir la paix de la
guerre et des individus fait une société(9).
3.
Organisme et organisation
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Entre organisme et organisation, il y a la même différence
qu'entre vie et machine, qu'entre une fleur naturelle et une fleur
artificielle. Dans la plante naturelle, chaque cellule a sa vie, à la
fois pour elle-même et dans les rapports qu'elle entretient avec les
autres cellules. Exister ainsi pour soi et se conserver, c'est là ce
qui nous appelons la vie. Dans la plante artificielle, les différents
éléments ne s'assemblent pour former un tout que dans la mesure
où agit la volonté de celui qui les a réunis. Ce n'est
que dans cette mesure que, dans l'organisation, les éléments
composants sont en relation les uns avec les autres. Chacun d'eux n'occupe
que la place qui lui est assignée et ne l'abandonne pour ainsi dire que
sur un ordre donné. Ils ne peuvent avoir de vie, c'est-à-dire
exister pour eux-mêmes, dans le cadre de l'organisation, que dans la
mesure où leur créateur les a fait entrer déjà
vivants dans la création. Le cheval que le charretier a attelé
à sa voiture vit en tant que cheval. Dans l'organisation que constitue
l'attelage le cheval est tout aussi étranger au véhicule que le
moteur l'est à la voiture qu'il meut. Les éléments
peuvent même manifester leur vie propre en s'opposant à l'organisation:
c'est le cas par exemple du cheval qui s'emballe ou de la fleur artificielle
dont les tissus se désagrègent sous l'influence d'une action
chimique. Il en est de même de l'organisation humaine. Elle est elle
aussi le résultat d'un acte de volonté comme la société.
Mais la volonté qui la crée ne peut davantage donner naissance
à un organisme social vivant que le fabricant de fleurs ne peut
créer une rose vivante. L'organisation ne saurait durer qu'aussi
longtemps que s'exerce la volonté qui l'a créée. Les éléments
qui la composent ne forment un tout que dans la mesure où la
volonté du créateur s'impose à eux, dans la mesure
où elle réussit à intégrer leur vie propre dans
l'organisation elle-même. Dans le bataillon à l'exercice, il
n'existe qu'une volonté, celle du chef; tout ce qui intervient d'autre
dans l'organisation « bataillon » n'est que machine
sans vie. Dans cette extinction de la volonté, maintenue vivante dans
la mesure seulement où elle sert les fins du corps de troupe
organisé, réside l'essence du dressage militaire. Dans la
tactique linéaire, dans laquelle la troupe ne doit être rien de
plus qu'une organisation, le soldat est
« dressé ». Aucune vie ne subsiste dans le corps
de troupe; l'individu continue d'avoir sa vie propre, mais en dehors et indépendamment
du corps auquel il appartient, quelquefois en révolte contre lui,
jamais dans son sein. La tactique moderne qui repose sur l'initiative du
tirailleur, devait nécessairement mettre à son service la vie
de chaque soldat, sa pensée et sa volonté. Son but n'est plus
seulement de « dresser » le soldat, mais de
l'éduquer.
L'organisation est une
association fondée sur l'autorité, l'organisme une association
fondée sur la mutualité. La pensée primitive
considère toujours les choses comme ayant été
organisées du dehors et jamais comme s'étant formées du
dedans, organiquement. L'homme voit la flèche qu'il a taillée,
il sait comment elle a été faite et comment elle est mise en
mouvement; ainsi demande-t-il de toutes choses qui les fabriquées et
les met en mouvement. Il s'enquiert du créateur de tout être
vivant, de l'auteur de tout changement dans la nature et toujours il trouve
une explication animiste. Ainsi naissent les dieux. L'homme considère
la communauté organisée dans laquelle un ou plusieurs maîtres
s'opposent à la masse des sujets et ce spectacle le conduit à
comprendre la vie comme une organisation et non comme un organisme. De
là la vieille conception qui voit dans le cerveau le maître du
corps et qui emploie le mot « chef » aussi bien pour
désigner la tête que le dirigeant d'une organisation.
En cessant de
considérer toutes choses comme des organisations et en reconnaissant
la nature de l'organisme, la science a fait un de ses progrès
essentiels. Avec tout le respect dû aux penseurs anciens, on peut
affirmer que ce fut là surtout, dans le domaine de la science sociale,
l'oeuvre du XVIIIe siècle; ses principaux artisans furent les
créateurs de l'économie classique et leurs précurseurs
immédiats. Les biologistes n'ont fait que les suivre. Ils ont
renoncé à toutes les conceptions animistes et vitalistes. Pour
la biologie moderne, la tête n'est plus « le
chef » qui gouverne le corps. Il y a plus dans le corps vivant de
maître et de sujet, d'opposition entre la tête et les membres,
entre la fin et les moyens. Il n'y a plus que des membres, des organes.
Vouloir organiser la
société est tout aussi chimérique que vouloir
dépecer une plante pour tirer de ses parties mortes une plante
nouvelle. Une organisation de l'humanité ne serait concevable
qu'à condition de détruire d'abord l'organisme social existant.
Cette raison seule voue à l'échec les tentatives
collectivistes. On pourrait parvenir à créer une organisation
embrassant l'humanité tout entière. Mais ce ne serait toujours
qu'une organisation, en marge de laquelle la vie sociale continuerait
d'exister, une organisation que les forces sociales pourraient à
chaque instant transformer et détruire, et qu'elles
détruiraient certainement le jour où elle entreprendrait de se
dresser contre elles. Pour faire du collectivisme une réalité,
il faudrait tout d'abord anéantir toute vie sociale et édifier
ensuite l'état collectiviste. Les bolcheviks raisonnent d'une
façon parfaitement logique, quand ils estiment nécessaire de dénouer
d'abord tous les liens sociaux existants et de jeter bas l'édifice
social dressé au cours des siècles pour élever sur les
ruines une nouvelle construction. Ils oublient seulement que des individus
isolés, entre lesquels n'existe aucune sorte de relation sociale, ne
pourraient même plus entrer dans une organisation.
Il n'est
d'organisations possibles que dans la mesure où elles ne heurtent pas
les réalités organiques. Toute tentative pour atteler la
volonté humaine à une tâche à laquelle elle
répugne est condamnée à échouer. Une organisation
ne peut prospérer qu'autant qu'elle repose sur la volonté de
ses membres et sert leurs fins.
4.
L'individu et la société
|
Il ne suffit pas qu'existent entre des individus des rapports
réciproques pour qu'il y ait société. De tels rapports
existent entre les animaux: le loup mange l'agneau; le loup et la louve
s'accouplent. Cependant, nous ne parlons pas de sociétés animales,
de sociétés de loups. Le loup et l'agneau, le loup et la louve
sont, il est vrai, membres d'un organisme: la nature. Mais à cet
organisme manque le caractère spécifique de l'organisme social:
il n'est pas régi par la volonté et l'action. C'est pourquoi
aussi les rapports entre les sexes ne sont pas en eux-mêmes des
rapports sociaux; ils obéissent à l'instinct. La
société ne commence que lorsqu'apparaît chez les
individus la volonté d'agir ensemble. Poursuivre en commun des
desseins que l'on ne saurait réaliser seul ou qu'on réaliserait
moins bien, coopérer, voilà l'essence de la
société(10).
Ainsi, la
société n'est-elle pas une fin mais un moyen, un moyen mis au
service de chacun des associés pour atteindre ses propres buts.
La société n'est possible que parce que les volontés
d'individus différents peuvent s'unir dans une aspiration commune, si
bien que la communauté du vouloir entraîne la communauté
dans l'action. Si je ne puis obtenir ce que je veux qu'à condition que
mon compagnon obtienne aussi ce qu'il veut, sa volonté et son action
deviennent pour moi un moyen au service de mes propres fins. Ainsi ma
volonté devenant inséparable de la sienne, je ne puis plus
désirer briser sa volonté. Tel est le fait fondamental sur
lequel repose toute la vie sociale(11).
Le principe de la
division du travail nous révèle l'essence du devenir social. Un
regard sur la théorie kantienne de la société permet de
saisir toute l'importance du progrès réalisé dans la
connaissance des phénomènes sociaux grâce à la
découverte du rôle joué par la division du travail.
À l'époque de Kant, la théorie de la division du
travail, dans la mesure où elle avait déjà
été mise en lumière par les économistes du XVIIIe
siècle, était loin d'avoir atteint sa forme définitive;
il lui manquait surtout, pour acquérir toute sa signification, la
théorie du commerce extérieur de Ricardo. Pourtant, dans la
théorie de l'harmonie des intérêts, l'essentiel des
conséquences que son application aux théories sociales devait
faire apparaître était déjà inclus. Ces idées
demeurèrent étrangères à Kant. Aussi ne put-il
expliquer la société qu'en admettant chez l'homme deux
tendances, le poussant, l'une à vivre en société et
l'autre à s'en écarter. L'antagonisme de ces tendances serait
exploité par la nature pour conduire l'humanité au but qu'elle
lui a assigné(12). Il est difficile d'imaginer quelque chose de
plus pitoyable que cet essai d'explication de la société par
l'opposition de deux tendances, la tendance sociale et la tendance
antisociale. Cette explication rappelle la théorie qui explique les
effets de l'opium par la virtus dormitiva, cujus est natura sensus
assupire.
Dès que l'on a
reconnu dans la division du travail le principe même de la
société, l'opposition de l'individu et de la société,
du principe individuel et du principe social disparaît.
5.
L'évolution de la division du travail
|
Tant que le processus de socialisation s'opère en dehors de
l'éveil de la conscience humaine et sous l'influence du pur instinct,
il ne saurait faire l'objet de l'étude sociologique. Mais ceci ne veut
pas dire que la sociologie doive se décharger sur une autre science du
soin d'expliquer le devenir de la société et qu'elle doive
accepter comme une donnée l'existence des liens sociaux. En effet si
nous admettons – et c'est là une conséquence qui s'impose
dès qu'on identifie société et division du travail
– que l'évolution sociale n'a pas trouvé son terme avec
l'apparition de l'homme pensant et voulant, mais qu'elle se poursuit à
travers l'histoire, nous devons chercher un principe qui nous permette de
comprendre cette évolution. Ce principe nous est fourni par la
théorie économique de la division du travail, qui se
ramène à ceci: la naissance de la civilisation est due au fait
que le travail divisé est plus productif que le travail isolé.
L'application toujours plus étendue du principe de la division du
travail s'explique par la reconnaissance du fait que, plus cette division est
poussée, plus le travail est productif. Cette extension constitue
réellement un progrès économique en ce sens qu'elle
rapproche l'économie de son but: satisfaire le plus grand nombre
possible de besoins. Ce progrès est également un progrès
social en ce sens que grâce à lui les relations sociales
s'intensifient.
Ce n'est que dans ce
sens et indépendamment de tout jugement de valeur
téléologique ou moral que le terme de progrès peut
être employé en sociologie. Nous croyons pouvoir
découvrir dans les modifications des rapports sociaux une orientation
déterminée et nous examinons séparément chacune
d'elles pour établir en quoi et dans quelle mesure elle est compatible
avec cette orientation. Il peut arriver que nous fassions diverses
hypothèses de cette espèce dont chacune s'accorde également
avec l'expérience. Alors le problème se pose de savoir comment
ces hypothèses se relient entre elles, si elles sont
indépendantes les unes des autres ou s'il existe entre elles un lien
intime et, dans ce cas, il faut encore rechercher la nature de ce lien. Mais
ce faisant, il ne peut toujours s'agir que d'un examen objectif du cours des
événements en fonction d'une hypothèse.
Si l'on fait
abstraction de ces théories de l'évolution qui sont
fondées naïvement sur des jugements de valeur, on
s'aperçoit que la majorité des théories qui
prétendent expliquer l'évolution sociale présentent deux
défauts principaux. Le premier réside en ceci que le principe
qui leur sert de base est sans aucun rapport avec la société en
tant que telle. Dans la loi des trois états chez Auguste Comte, dans
celle des cinq états de l'évolution sociale psychique chez
Lamprecht, il est impossible de découvrir le rapport interne et
nécessaire qui relie l'évolution psychologique et morale
à l'évolution sociale. On nous expose comment se comporte la
société quand elle entre dans un nouveau stade. Mais nous
voulons davantage: une loi capable de nous faire comprendre comment la
société naît et évolue. Les transformations, que
nous considérons comme des transformations de la société,
sont étudiées par ces théories comme des
phénomènes agissant de l'extérieur sur la
société; au contraire nous voulons qu'elles apparaissent comme
les effets d'une loi constante. Le deuxième défaut provient du
fait que toutes ces théories présentent l'évolution
sociale comme se développant par phases successives. À un tel
point de vue, il n'y a pas en réalité d'évolution,
c'est-à-dire de transformation continue où nous puissions
découvrir une orientation déterminée. Ces théories
ne réussissent dès lors qu'à constater une succession
d'événements sans pouvoir dégager le lien causal qui les
relie. Tout au plus, parviennent-elles à démontrer l'existence
d'un parallélisme entre les divers stades de l'évolution chez
les différents peuples. Diviser la vie humaine en quatre âges,
enfance, adolescence, maturité et vieillesse, c'est autre chose que
dégager la loi qui préside à la croissance et à
la ruine de l'organisme? Ainsi, toute théorie de cette nature, toute
« théorie des états » (Stufentheorie)
renferme une part d'arbitraire. La délimitation des âges est
nécessairement indécise.
La conception
allemande moderne de l'histoire économique est sans aucun doute dans
le vrai quand elle fait de la division du travail le fondement de sa
théorie de l'évolution. Mais elle n'a pas su se libérer
entièrement de la vieille conception traditionnelle des âges
successifs. Sa théorie demeure encore une théorie des
états. C'est ainsi que Bücher distingue l'âge de
l'économie domestique fermée (production limitée aux
besoins propres du producteur, ans aucun échange), l'âge de
l'économie communale (production adaptée à une
clientèle, avec échanges directs) et l'âge de
l'économie nationale (production pour les marchés, âge de
la circulation des biens)(13). Schmoller distingue les périodes
de l'économie villageoise, urbaine, régionale, et, enfin,
nationale(14). Philippovich distingue l'économie domestique
fermée et l'économie commerciale, celle-ci divisant à
son tour en trois périodes: celle du commerce limité à
la localité, celle du commerce contrôlé par
l'État, celle enfin du libre-échange (économie
développée, capitalisme)(15). Contre ces tentatives
d'enfermer l'évolution dans un schéma, de nombreuses objections
ont été élevées. Nous n'avons pas à
rechercher de quelle utilité peuvent être de telles divisions
pour l'intelligence de périodes déterminées de
l'histoire et quels services elles peuvent rendre comme
procédés d'exposition. En tout cas, on n'y peut recourir
qu'avec la plus grande circonspection. Avec quelle facilité on en arrive,
dans une telle classification, à s'égarer dans ses
subtilités de vocabulaire en perdant de vue la réalité
historique, la querelle stérile sur la nature de l'économie des
peuples antiques l'a clairement montré. La sociologie n'a rien
à retirer de ces théories des âges(16). Elles ne
peuvent qu'induire en erreur dans l'étude d'un problème
essentiel: celui de la continuité de l'évolution historique.
Deux réponses
sont habituellement faites à ce problème: ou bien l'on admet
purement et simplement que l'évolution historique, qui doit
s'identifier à nos yeux avec l'évolution de la division du
travail, s'est développé suivant une ligne continue; ou bien
l'on considère que chaque peuple a dû, pour son propre compte et
à son tour, passer par les mêmes phases successives. Dans les
deux cas, on fait erreur. Il est impossible de représenter
l'évolution comme continue, car on observe nettement dans l'histoire
des périodes de décadence où la division du travail
apparaît en régression. D'autre part, les progrès
réalisés par un peuple qui a atteint un stade supérieur
de la division sociale du travail ne sont jamais entièrement perdus.
Ils profitent à d'autres peuples et hâtent leur développement.
C'est ainsi que la décadence du monde antique a fait reculer de
plusieurs siècles l'évolution économique. Mais les
récentes recherches historiques ont montré qu'entre
l'économie du monde antique et celle du moyen-âge, les liens
étaient beaucoup plus étroits qu'on ne l'admettait autrefois.
Certes le commerce a souffert gravement des grandes invasions, mais il leur a
survécu. Les villes qui en étaient le support n'ont jamais
entièrement péri. Sur ce qui restait de la vie urbaine s'est
greffée une nouvelle évolution du commerce(17). La
civilisation a recueilli une partie des conquêtes économiques de
l'antiquité et les a transmises au monde moderne.
La division sociale du
travail progresse en fonction de la connaissance qu'on a des avantages
qu'elle présente, c'est-à-dire du rendement supérieur
qu'elle permet d'atteindre. Cette connaissance a été
dégagée pour la première fois avec une clarté par
les doctrines libre-échangistes des physiocrates et de
l'économie classique au XVIIIe siècle. Mais elle est
déjà contenue en germe dans toutes les considérations
inspirées par l'amour de la paix, dans toutes les condamnations de la
guerre. L'histoire est une lutte entre deux principes: le principe de paix
favorables au développement du commerce, et le principe militariste et
impérialiste qui fait dépendre la vie sociale, non pas d'une
collaboration fondée sur la division du travail, mais d'une domination
exercée par les forts sur les faibles. Le principe impérialiste
reprend sans cesse le dessus. Le principe libéral ne peut s'affirmer
en face de lui tant les masses en qui la tendance au travail pacifique est
profondément ancrée n'ont pas pris pleinement conscience du
rôle que cette tendance doit jouer comme principe de l'évolution
sociale. Tant que le principe impérialiste l'emporte, le règne
de la paix est nécessairement limité dans le temps et dans
l'espace; il ne dure qu'autant que subsistent les conditions qui l'ont
créé. L'état d'esprit que l'impérialisme
entretient est peu propre à favoriser les progrès sociaux
à l'intérieur des frontières; il leur interdit à
peu près complètement de se propager au-delà des
barrières politiques et militaires qui séparent les
États. La division du travail implique la liberté et la paix.
C'est seulement lorsque le XVIIIe siècle eut trouvé dans la
conception libérale du monde une philosophie de la paix et de la
coopération sociale que les fondements furent jetés des
progrès économiques étonnants de notre époque que
les plus récentes doctrines impérialistes et socialistes
qualifient avec mépris de siècle du matérialisme
sordide, de l'égoïsme et du capitalisme.
On ne saurait
méconnaître plus complètement la vérité que
ne l'a fait le matérialisme historique en présentant le
développement des conceptions sociales comme étant fonction du
stade atteint par le progrès technique. Rien n'est plus faux que
l'aphorisme célèbre de Marx: « le moulin à
vent donne une société féodale, le moulin à vapeur
une société capitaliste »(18). C'est
déjà insuffisant dans les termes. En cherchant à
expliquer l'évolution historique par les progrès de la
technique, on ne fait que déplacer le problème sans le
résoudre en aucune façon. Car il faut alors, plus que jamais,
expliquer les forces qui déterminent l'évolution technique.
Ferguson a
montré que le perfectionnement de la technique dépend des
conditions sociales et que les progrès réalisés à
chaque époque sont fonction du stade atteint par la division sociale
du travail(19). Les progrès techniques ne sont possible que
là où la division du travail a créé les
conditions nécessaires à leur réalisation. La
fabrication mécanique des chaussures suppose une société
dans laquelle la production de chaussures nécessaires à des
centaines de milliers ou à des millions d'hommes peut être
concentrée dans un petit nombre d'entreprises. Le moulin à
vapeur n'aurait pas trouvé d'utilisation dans une
société de paysans vivant chacun pour soi. L'idée de
mettre la force motrice de la vapeur au service de la meunerie ne peut
naître que grâce à la division du travail(20).
Ramener le fait social
aux progrès de la division du travail est une conception qui n'a rien
de commun avec le matérialisme grossier et naïf qui s'exprime
dans les constructions technologiques et autres du marxisme historique.
Contrairement à ce que les épigones de la philosophie
idéaliste se plaisent à affirmer, ce n'est pas là une
conception étroite et insuffisante des rapports sociaux. Il est faux
qu'elle réduise le concept de société à ses
éléments spécifiquement matériels. Au-delà
de l'économie, dans la vie sociale, il y a les fins dernières.
Les voies qui y conduisent sont soumises à la loi de toute action
rationnelle; dans la mesure où elles entrent en ligne de compte, il y
a économie.
6. Les
effets de la division du travail sur l'individu
|
L'effet le plus remarquable de la division du travail est de faire de
l'individu indépendant un être social dépendant. L'homme
social est transformé par la division du travail de la même
manière que la cellule qui s'intègre dans un organisme. Il
s'adapte à de nouvelles conditions d'existence, laisse s'atrophier
certaines de ses forces et certains de ses organes tandis qu'il en
développe d'autres. Il se spécialise. C'est ce que tous les
romantiques, impénitents laudatores temporis acti, ont
toujours déploré. Pour eux l'homme du passé, qui
développe harmonieusement ses forces, représente
l'idéal, un idéal auquel, hélas!, ne répond plus
notre siècle dégénéré. Aussi souhaitent-ils
un recul de la division du travail. C'est ce qui explique également
qu'ils prônent l'activité agricole, en pensant d'ailleurs
uniquement au paysan qui se suffit presque à lui-même(21).
Ici encore, ce sont les socialistes qui vont le plus loin. Dans le stade
supérieur de la société communiste, disparaîtra,
selon Marx, « la soumission servile des individus à la loi
de la division du travail et par là même l'opposition entre le
travail manuel et le travail intellectuel »(22).
« Le besoin de changement » inné à
l'homme sera satisfait. « L'alternance du travail manuel et du
travail intellectuel » assurera « le développement
harmonieux de l'homme »(23).
Quel jugement il y a
lieu de porter sur ces illusions, nous l'avons déjà
indiqué plus haut(24). S'il était possible de limiter la
quantité de travail de telle façon que l'homme non seulement
n'éprouvât aucun sentiment pénible, mais encore fût
libéré de l'ennui qu'engendre l'oisiveté, tout en
assurant la satisfaction de tous les besoins humains, l'économie
n'aurait plus alors à s'occuper du travail. L'homme atteindrait ses
fins « en se jouant ». Mais il n'en saurait être
ainsi. Même le travailleur autarcique, dans la plupart des travaux
qu'il doit accomplir, est contraint d'aller au-delà des limites dans
lesquelles le travail demeure un plaisir. On peut admettre que chez lui le
travail éveille moins de sentiments pénibles que chez l'homme
dont l'activité est limitée à un objet
déterminé, étant donné que chaque fois qu'il
entreprend un travail nouveau, son activité lui procure une
satisfaction nouvelle. Si les hommes, malgré cela, ont adopté
la division du travail et n'ont cessé de la développer, la
raison en est qu'ils ont reconnu que la supériorité du
rendement qu'elle procurait l'emportait sur la diminution de satisfaction qui
en résultait. On ne saurait restreindre la division du travail sans en
diminuer la productivité. Et cela vaut pour toutes les formes de
travail. C'est une illusion de croire le contraire.
Le remède aux
inconvénients que présente pour l'esprit et le corps de
l'individu le travail spécialisé ne doit pas être
cherché, si l'on ne veut pas enrayer le progrès social, dans la
suppression de la division du travail mais dans l'effort par lequel chaque
individu tend à devenir un homme complet. Ce n'est pas dans une
réforme des conditions du travail, mais dans une amélioration
de la consommation que réside la solution. Les jeux et les sports,
l'art et la lecture, tels sont les moyens de parvenir à ce but.
Ce n'est pas à
l'origine de l'évolution économique qu'il faut chercher l'homme
harmonieusement développé dans toutes ses facultés.
L'homme subvenant presque seul à tous ses besoins que nous nous
représentons sous les aspects du paysan de vallées
écartées n'offre pas du tout ce développement noble et
harmonieux du corps, de l'intelligence et du coeur que les romantiques se
plaisent à lui attribuer. La culture intellectuelle est un produit des
heures de loisir, du confort tranquille que procure seule la division du
travail. Rien n'est plus faux que de croire que l'individu isolé est
apparu dans l'histoire comme une individualité autonome et qu'il a
perdu, au cours de l'évolution historique qui a conduit à la
formation de la grande communauté humaine, en même temps que son
indépendance son autonomie intérieure. Toute
l'expérience historique et l'étude des peuplades primitives
contredisent entièrement une telle supposition. L'homme primitif n'a
aucune individualité au sens que nous donnons à ce mot. Deux
indigènes de la Polynésie se ressemblent davantage que deux
Londoniens du XXe siècle. La personnalité n'a pas
été donnée à l'homme dès l'origine. Elle
est un produit de l'évolution sociale(25).
7. De la
régression sociale
|
L'évolution sociale, considérée sous l'aspect de
l'évolution de la division du travail, est un phénomène
de volonté; elle dépend tout entière de la
volonté de l'homme. Sans vouloir aborder le problème de savoir
si l'on a le droit de considérer comme un progrès tout
développement de la division du travail et par là même
tout resserrement des liens sociaux, nous devons nous demander si ce
resserrement n'est pas une nécessité pour l'homme. Le contenu même
de l'histoire n'est-il pas le développement continu des liens sociaux?
Un arrêt ou un retour en arrière est-il possible?
S'il nous est a
priori impossible d'admettre que l'histoire tend vers un but
assigné à l'avance par quelque
« dessein » ou quelque « plan
caché » de la nature, comme Kant, et aussi Hegel et Marx
l'imaginaient, nous devons cependant rechercher s'il n'existe pas un principe
capable de démontrer la nécessité d'un resserrement
progressif des liens sociaux. Le premier principe qui s'offre à nous est
le principe de la sélection naturelle. Les sociétés plus
développées parviennent à un plus haut degré de
richesses matérielles que celles qui le sont moins; il leur est donc
plus aisé de préserver leurs membres de la misère. Mais
elles sont aussi mieux armées pour repousser les attaques ennemies. Le
fait que des peuples plus riches et plus civilisés ont souvent
été abattus par des peuples moins riches et moins
civilisés ne doit pas nous induire en erreur. Les peuples qui ont
atteint un haut degré de développement social ont toujours été
au moins capables de se défendre contre des peuples moins
évolués supérieurs en nombre. Seuls les peuples
décadents, dont la civilisation était intérieurement
minée, ont été la proie de peuples en plein
développement. Toutes les fois qu'une société plus
développée a succombé sous l'assaut d'une
société moins développée, les vainqueurs ont
adopté la civilisation des vaincus, leur organisation
économique et sociale, voire même leur langue et leurs
croyances.
La
supériorité des sociétés plus évoluées
ne réside pas seulement dans leur plus grande richesse
matérielle, elle a son origine aussi dans le fait qu'elles comptent un
plus grand nombre de membres et que leur organisation intérieure est
plus solide. En effet, le degré de l'évolution sociale a pour
mesure l'élargissement du groupe social, le fait que la division du
travail embrasse un plus grand nombre d'hommes et s'impose plus fortement
à chacun d'eux. La société plus évoluée se
distingue par le lien plus étroit unissant ses membres et qui empêche
la solution violente des conflits éclatant dans son sein, et qui lui
permet d'opposer à l'ennemi menaçant son existence un front
uni. Dans les sociétés moins évoluées, où
le lien social est encore lâche, et dont les membres sont
rapprochés davantage par les nécessités de la guerre que
par une solidarité véritable, reposant sur la
coopération, la désunion surgit plus aisément et plus
rapidement. Car la simple association pour des fins militaires n'est pas un
lien solide et durable. Elle n'est par sa nature même qu'un
rapprochement éphémère, maintenu seulement par la
perspective d'un avantage momentané et elle se rompt quand,
l'adversaire vaincu, s'ouvre la lutte pour le partage du butin. Dans la lutte
qui les opposait à des sociétés moins
évoluées, les sociétés supérieures ont
toujours trouvé une aide puissante dans la discorde qui régnait
chez les adversaires. Ce n'est qu'exceptionnellement que des peuples d'une
organisation inférieure ont trouvé l'énergie
nécessaire à de vastes entreprises militaires. Leurs
armées se sont toujours désagrégées sous l'effet
des divisions intérieures. Qu'on se rappelle seulement les
expéditions mongoles du XIIIe siècle contre les civilisations
de l'Europe Centrale ou les tentatives des Turcs pour pénétrer
vers l'Occident. La supériorité des sociétés de
type industriel sur les sociétés de type militaire, pour
reprendre l'expression de Herbert Spencer, s'explique pour une large part par
le fait que les associations purement militaires sont constamment
détruites par les divisions intérieures(26).
Une autre circonstance
contribue au développement de la société. Comme nous
l'avons déjà montré, l'extension du groupe social
correspond à l'intérêt de tous ses membres. Pour un
organisme social parvenu à un haut degré d'évolution, il
n'est pas indifférent que des peuples voisins continuent à
mener à ses côtés une existence autarcique, à un
stade inférieur d'évolution. Il a intérêt à
les attirer dans le cercle de la communauté économique et
sociale qu'il constitue, même s'il n'y a pour lui aucun danger
politique ou militaire à ce que ces peuples demeurent dans leur
état arriéré et même s'il ne peut tirer aucun
avantage immédiat de l'intégration de leurs domaines, du fait
que les conditions naturelles de production n'y sont pas favorables. Nous
avons vu qu'il est toujours avantageux d'augmenter le nombre des membres
d'une communauté où règne la division du travail, si
bien que le peuple le mieux doué a intérêt à
collaborer avec le peuple le moins doué. C'est la raison pour laquelle
les nations parvenues à un haut degré de civilisation
s'efforcent d'étendre leur champ d'activité à des régions
jusque-là inaccessibles. L'ouverture des territoires
arriérés du Proche Orient de l'Extrême-Orient, de
l'Afrique et de l'Amérique a préparé les voies à
une communauté économique universelle, si bien qu'à la
veille de la guerre, le rêve d'une société
oecuménique était sur le point de se réaliser. La guerre
mondiale a-t-elle simplement suspendu pour un temps cette évolution ou
l'a-t-elle rendue définitivement impossible? Un arrêt dans cette
évolution est-il même concevable? La société
peut-elle jamais revenir en arrière?
On ne peut traiter ce
problème sans en aborder également un autre, celui de la mort
des peuples. On a toujours parlé de vieillissement et de mort des
peuples, de peuples jeunes et de peuples vieux. Cette comparaison –
comme toutes les comparaisons – est boiteuse et il est
préférable de renoncer aux métaphores en poursuivant
cette recherche. Quel est donc le noeud du problème ainsi posé?
Il apparaît tout
d'abord que nous ne devons pas le confondre avec un autre problème
également difficile, celui des transformations nationales. Il y a mille
ou quinze cents ans, les Allemands parlaient une autre langue qu'aujourd'hui.
Mais ceci ne nous autorise pas à affirmer que la culture
moyen-haut-allemande est « morte ». La culture
allemande nous apparaît bien plutôt comme une chaîne
ininterrompue qui, abstraction faite des monuments littéraires qui
n'ont pas été conservés, s'étend de l'Heliand et
des Évangiles d'Otfried jusqu'à nos jours. Nous disons certes
des Ponéramiens et des Prussiens qui, au cours de siècles, ont
été assimilés par les colons allemands, que leur race
s'est éteinte, mais nous n'oserions pas affirmer qu'en tant que
peuples on ait pu à une époque quelconque les considérer
comme « vieux ». Si l'on voulait appliquer ici la
comparaison il faudrait parler de peuples morts jeunes. Les transformations
nationales n'interviennent pas dans le problème qui nous occupe, non
plus que la décadence des États, qui apparaît
tantôt comme la conséquence de l'âge et tantôt comme
un phénomène indépendant. La ruine de l'ancien
État polonais n'a rien à voir avec la décadence de la
culture ou de la nation polonaise. L'évolution sociale de la Pologne
n'en a été aucunement arrêtée.
Les
phénomènes communs à tous les cas qu'on invoque quand on
parle de vieillissement d'une civilisation sont la régression de la
population, la diminution de la richesse et la décadence des villes.
La signification de tous ces phénomènes nous apparaît
immédiatement dans sa nécessité historique si nous
voyons dans le vieillissement des peuples un retour en arrière dans la
division du travail, une régression sociale. La décadence du
monde antique, par exemple, présente bien ce caractère. La
dissolution de l'empire romain n'est que la conséquence du recul de la
société antique qui était parvenue à un
degré déjà appréciable de division du travail et
qui retomba dans des conditions voisines de l'économie primitive.
Ainsi s'explique le dépeuplement non seulement des villes mais des
campagnes, l'accroissement de la misère: une économie où
la division du travail est moins poussée est en effet moins
productive. Ainsi s'explique également la régression de la
technique, des arts, des sciences. Le mot qui caractérise le mieux ce
phénomène est le mot décomposition. La civilisation
antique meurt parce que la société antique revient en arrière,
se désagrège(27).
Ce qu'on entend par
mort des peuples n'est pas autre chose qu'un retour en arrière de la
société, une régression de la division du travail.
Qu'elle qu'en puisse être la cause occasionnelle, dans chaque cas
particulier, la raison profonde en est toujours la disparition chez les
membres du groupe de la volonté de vivre en société. Un
tel phénomène a pu jadis nous apparaître inexplicable.
Mais aujourd'hui, où il se déroule sous nos yeux, nous en
comprenons mieux l'essence, encore que les raisons profondes de tels
changement nous demeurent cachés.
C'est l'esprit social,
c'est l'esprit de coopération social qui préside à la
constitution des sociétés, à leur maintien et à
leur développement. Vient-il à disparaître, la
société se dissout. La mort pour un peuple, c'est la
régression sociale, le retour, de la division du travail, à
l'autarcie. L'organisme social se résout en ses cellules
constitutives. Les hommes restent, la société meurt(28).
Rien ne
démontre que l'évolution sociale doive se poursuivre suivant
une ligne droite ascendante. Il y a eu des périodes d'arrêt et
des périodes de décadence dans l'évolution sociale: ce
sont là des phénomènes historiques que nous n'avons pas
le droit d'ignorer. L'histoire universelle est un cimetière de
civilisations mortes. Les Indes et l'Extrême-Orient nous
présentent le spectacle formidable de civilisations immobiles.
Ceux des
littérateurs et des artistes qui ont tendance à exagérer
la valeur de leurs rêveries, différents en cela des
véritables artistes, estiment qu'il importe peu que l'évolution
sociale continue son chemin pourvu que se poursuive le progrès de la
culture intérieure. Mais tout développement de la culture
intérieure nécessite des conditions extérieures qui ne
peuvent être réalisées que par l'économie. Le
recul de la productivité du travail, par le recul de la
coopération sociale, entraîne aussi la décadence de la
culture.
Toutes les civilisations
antiques sont nées et se sont développées sans avoir
pris conscience des lois internes qui président au progrès de
la culture, sans avoir reconnu la nature et le sens de la division du
travail, de la coopération sociale. Elles ont dû lutter chemin
faisant contre des tendances hostiles et elles les ont vaincues, mais
tôt ou tard le destin les a frappées. L'esprit de
décomposition a eu raison d'elles. Pour la première fois, avec
la philosophie sociale du libéralisme, l'humanité a pris
conscience des lois de l'évolution sociale et distingué
clairement les bases du progrès de la civilisation. À cette
époque, l'humanité a pu considérer l'avenir avec une
immense espérance. Des perspectives inouïes s'ouvraient devant
elle. Mais ces espoirs furent déçus. Le libéralisme se
heurta au nationalisme militariste et surtout à la doctrine
socialo-communiste qui tendent à la dissolution sociale. La doctrine
nationaliste se prétend organique; la doctrine socialiste se
prétend sociale. L'une et l'autre en réalité désorganisent
et ruinent la société.
De toutes les
accusations que l'on a portées contre le système du
libre-échange et de la propriété individuelle, aucune
n'est plus insensée que celle qui lui reproche d'être antisocial
et individualiste et de réduire en atomes le corps social. Le commerce
n'exerce pas une action dissolvante comme l'affirment les romantiques pleins
d'admiration pour des systèmes autarciques limités à de
petits territoires; il contribue au contraire à rapprocher. C'est
seulement grâce à la division du travail que se noue le lien
social: elle est le principe même de la société.
Quiconque se prononce pour l'autarcie économique des différents
pays, tend à détruire la société
oecuménique. Quiconque s'efforce par la lutte des classes de
détruire la division du travail à l'intérieur d'une
nation, est antisocial.
La ruine de la
société oecuménique, qui se formait lentement depuis
deux siècles sous l'influence de l'idée libérale, serait
pour le monde une catastrophe comme l'histoire ne nous en offre aucun exemple
même approchant. Aucun peuple ne serait épargné. Et qui
reconstruirait le monde détruit?
8. De la
propriété privée dans l'évolution
économique
|
La division des individus en possédants et non-possédants est
le résultat de la division sociale du travail.
La découverte
de la fonction sociale de la propriété privée est le
deuxième grand apport fait à la sociologie par
l'économie politique classique et par la sociologie individualiste du
XVIIIe siècle. Auparavant, la propriété était
plus ou moins considérée comme le privilège d'une
minorité, l'accaparement d'une partie du bien commun, une institution
en somme qui constituait au point de vue moral un mal, encore que
peut-être un mal inévitable. Le libéralisme a le premier
dégagé la fonction sociale de la propriété
privée des moyens de production. Grâce à elle, les biens
sont mis à la disposition de ceux qui sont le plus capables d'en tirer
parti. Elle les met dans les mains des meilleurs exploitants. Aussi rien
n'est-il plus contraire à l'essence de la propriété que
les privilèges accordés aux possédants et la protection
établie en faveur des producteurs. Toute contrainte imposée
à la propriété, tout monopole ou autre privilège
en faveur des producteurs constituent des entraves à la fonction
sociale de la propriété. Le libéralisme les combat avec
la même énergie qu'il s'élève contre toute
restriction à la liberté du travailleur.
Le possédant
n'enlève rien à personne. Nul ne peut dire qu'il soit privé
parce qu'un autre possède. On flatte les passions envieuses des masses
lorsqu'on calcule combien le pauvre pourrait recevoir en plus, si les biens
étaient répartis également. Mais, ce faisant, on oublie
seulement que l'importance de la production et du revenu de la
société n'est pas une constante mais qu'elle dépend au
premier chef de la répartition de la propriété. Si cette
répartition était différente, alors des exploitants
moins capables, dont l'action serait moins efficace, commanderaient à
une partie de la production; il en résulterait une diminution de la
quantité des biens produits(29). Les conceptions du communisme
« partageux » sont des survivances d'une époque
où la société n'existait pas encore ou n'avait pas
atteint son degré actuel de développement et dans laquelle par
conséquent le rendement de la production était beaucoup plus
faible. L'homme privé de terre, qui doit vivre sans échanges
dans une organisation économique fondée sur l'agriculture, est
logique lorsqu'il réclame le partage des terres. Le prolétaire
moderne méconnaît la nature de la production sociale quand il
nourrit des idées analogues.
L'idéal
socialiste qui préconise le transfert intégral des moyens de
production à la société, à l'État, est
combattu par le libéralisme au nom de la diminution du rendement qui
en résulterait. Le socialisme de l'école de Hegel s'efforce,
pour répondre à cette objection, de prouver que
l'évolution historique conduit d'une façon nécessaire
à la suppression de la propriété privée des
moyens de production.
Pour Lassalle,
« toute l'évolution historique du droit consiste d'une
façon générale en ceci, que le domaine de la
propriété privée se restreint de plus en plus et que
toujours de nouvelles portions de l'économie lui sont
soustraites ». La tendance vers une liberté toujours plus
grande de la propriété, tendance que l'on cherche à
dégager de l'évolution historique, n'est qu'une apparence.
« Si paradoxale que puisse paraître l'idée d'une
restriction continue du domaine de la propriété privée
comme constituant une loi réelle de l'évolution historique du
droit », elle n'en apparaît pas moins comme une
vérité lorsqu'on considère les choses de plus
près. À la vérité, Lassalle n'a pas
procédé à cet examen détaillé; il s'est
borné, suivant sa propre expression, « à jeter sur
le papier quelques observations superficielles »(30). Et
personne ne s'est trouvé après lui pour entreprendre cette
démonstration. Mais même si quelqu'un l'avait fait, il n'aurait
pas prouvé pour autant la nécessité de cette
évolution. Les théories juridiques inspirées par les
constructions spéculatives hégéliennes permettent tout
au plus de dégager certaines tendances de l'évolution
historique dans le passé; il est purement arbitraire d'admettre que la
tendance ainsi découverte se maintiendra dans l'avenir. Il n'en serait
ainsi que si l'on pouvait également prouver que la force qui a
déterminé cette évolution continuera d'agir.
L'hégélien Lassalle a ignoré cette difficulté.
Pour lui, le problème est résolu par la constitution qu'il
croit faire « que cette restriction progressive du domaine de la
propriété privée n'a pas d'autre fondement que le
développement positif de la liberté humaine »(31).
Ainsi, il a intégré sa loi de l'évolution dans le grand
schéma de l'évolution historique de Hegel et
réalisé tout ce que l'école peut demander.
Marx a reconnu les
erreurs de la doctrine évolutionniste de Hegel. Certes il admet lui
aussi comme une vérité incontestable que l'évolution
historique conduit de la propriété privée à la
propriété collective. Mais, contrairement à Hegel et
Lassalle, il ne parle pas du concept juridique de la propriété.
La propriété privée, « dans son mouvement
économique », marche vers sa destruction, « mais
seulement en vertu d'une évolution autonome, inconsciente, où la
volonté n'a aucune part, qui a son origine dans la nature même
des choses, par le fait seul qu'elle engendre le prolétariat en tant
que prolétariat, c'est-à-dire la misère consciente de sa
misère physique et morale, la déshumanisation consciente de sa
déshumanisation. »(32) C'est ainsi que fit son
apparition la doctrine de la lutte des classes comme élément
moteur de l'évolution historique.
1. Cf.
Cohen, Logik der reinen Erkenntnis, 2e édition,
Berlin, 1914, p. 359.
2. C'est ce que fait Lilienfeld (La
pathologie sociale, Paris, 1896, p. 95). Quand un gouvernement
emprunte de l'argent à la maison Rothschild, la sociologie organique
se représente l'opération de la façon suivante:
« La maison Rothschild agit, dans cette occasion, parfaitement en
analogie avec l'action d'un groupe de cellules qui, dans le corps humain,
coopèrent à la production du sang nécessaire à
l'alimentation du cerveau dans l'espoir d'en être indemnisées
par une réaction des cellules de la substance grise dont ils ont
besoin pour s'activer de nouveau et accumuler de nouvelles
énergies. » (Ibid., p. 104) Telle est la
méthode qui affirme d'elle-même qu'elle est bâtie sur
« un sol ferme » et explore « le devenir des
phénomènes pas à pas en allant du simple au complexe ».
(Cf. Lilienfeld, Zur Verteidigung der organischen Methode in der
Soziologie, Berlin, 1898, p. 75).
3. C'est un fait remarquable que les
théoriciens romantiques aient insisté jusqu'à
l'excès sur le caractère organique de la société
tandis que la sociologie libérale s'en est abstenue. Cela n'a rien
d'étonnant. Une théorie sociale véritablement organique
n'avait nullement besoin d'insister sur ce caractère.
4. Cf. Izoulet, La
Cité moderne, Paris, 1894, pages 35 sqq.
5. Et ce fait naturel lui-même que nous
devons admettre comme une donnée en sociologie est le résultat
d'un processus de différenciation et d'intégration naturel dont
l'explication devra être trouvée dans le même principe qui
préside à l'évolution sociale.
6. Durkheim (De la division du travail,
Paris, 1893, pp. 284 sqq.) s'efforce, en se référant
à Auguste Comte et en s'opposant à Spencer de démontrer
que la division du travail ne s'explique pas, contrairement à
l'opinion des économistes, par le fait qu'elle rend le travail plus
productif. Elle est selon lui le résultat de la lutte pour la vie. A
mesure que croît la masse sociale, la lutte pour la vie se fait plus
âpre. Les individus se trouvent ainsi contraints de se
spécialiser dans leur travail, sous peine de succomber. Mais Durkheim
oublie que la division du travail ne donne aux individus ce moyen de salut
que parce qu'elle rend le travail plus productif. Il en vient à
rejeter la théorie qui fonde la division du travail sur l'augmentation
du rendement en s'appuyant sur une conception erronée du principe
fondamental de l'utilitarisme et de la loi de satisfaction des besoins (Op.
cit., pp. 218 sqq., 257 sqq.). Sa théorie selon laquelle la
civilisation progresse par suite des changements de volume et de
densité de la société est insoutenable. C'est parce que
le travail devient plus productif et peut nourrir un plus grand nombre
d'hommes que la population croît et non vice versa.
7. En ce qui concerne le rôle de la
diversité géographique des conditions de production dans
l'origine de la division du travail, cf. von den Steinen, Unter
den Naturvölkern Zentralbrasiliens, 2e édition,
Berlin, 1897, pp. 196 sqq.
8. Cf. Ricardo, Principles
of political Economy and Taxations,
pp. 76 sqq.; Mill, Principles
of political Economy, pp. 348 sqq.;
Bastable, The
Theory of International Trade, 3e édition,
Londres, 1900, pages 16 sqq.
9. « Le commerce fait du genre
humain qui n'avait à l'origine que la communauté de la race,
une unité sociale réelle. » (Cf. Steinthal, Allgemeine
Ethik, Berlin, 1885, p. 208) Mais le commerce n'est as
autre chose qu'un des procédés techniques de la division du
travail. Sur la division du travail dans la sociologie de saint Thomas
d'Aquin, cf. Schreiber: Die
volkswirtschaftlichen Anschauungen der Scholastik seit Thomas von Aquin,
Iéna, 1913, pp. 19 sqq.
10. La thèse de Guyau qui fait
découler le social de la dualité des sexes est donc
également insoutenable (cf. Guyau, Sittlichkeit
ohne Pflicht, trad. Schwarz, Leipzig, p. 113).
11. Fouillée oppose à la
théorie utilitariste qui voit dans la société le
« moyen universel » (Belot) l'argumentation suivante:
« Tout moyen n'a qu'une valeur provisoire; le jour où un
instrument dont je me servais me devient inutile ou nuisible, le mets de
côté. Si la société n'est qu'un moyen, le jour où,
exceptionnellement, elle se trouvera contraire à mes fins, je me
délivrerai des lois sociales et moyens sociaux... Aucune
considération sociale ne pourra empêcher la révolte de
l'individu tant qu'on ne lui aura pas montré que la
société est établie pour des fins qui sont d'abord et
avant tout ses vraies fins à lui-même et qui, de plus, ne sont
pas simplement des fins de plaisir ou d'intérêt,
l'intérêt n'étant que le plaisir différé et
attendu pour l'avenir... L'idée d'intérêt est
précisément ce qui divise les hommes, malgré les
rapprochements qu'elle peut produire lorsqu'il y a convergence
d'intérêts sur certains points. » (Cf.
Fouillée, Humanitaires et libertaires au point de vue
sociologique et moral, Paris, 1914, pp. 146 sqq.; et Guyau, Die
englische Ethik der Gegenwart, trad. Peusner, Leipzig, 1914, pp. 372
sqq.). Fouillée ne voit pas que la valeur provisoire attribuée
à la société comme moyen subsiste aussi longtemps que
les conditions naturelles de la vie humaine demeurent inchangées et
que subsiste la conscience des avantages présentés par la
coopération. L'existence « éternelle »,
et non pas simplement provisoire de la société résulte
de l'éternité des conditions qui l'ont créée.
Vouloir qu'une théorie de la société ait pour effet de
détourner l'individu de se révolter contre elle, c'est une
exigence qu'on peut comprendre de la part du gouvernement, mais ce n'est pas
une exigence scientifique. Aucune théorie de la société
d'ailleurs n'est plus propre que la théorie utilitariste à amener
l'individu asocial à s'incorporer volontairement à la
collectivité. Lorsqu'un individu se dresse en ennemi contre la
société, celle-ci n'a d'autre moyen de défense que de le
mettre hors d'état de nuire.
12. Cf. Kant, Idee
zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (OEuvres
complètes, tome I, pp. 227 sqq.).
13. Cf. Bücher, Die
Entstehung der Volkswirtschaft. Erste Sammlung, 10e édit.,
Tübingen, 1917, p. 91.
14. Cf. Schmoller, Grundriss
der allgemeinen Volkswirtschaftslehere, 13e et 14e mille,
Munich, 1920, tome II, pp. 760 sqq.
15. Cf. Philippovich, Grundriss
der politischen Ökonomie, tome I, 11e éd.,
Tübingen, 1916, pp. 11 sqq.
16. Cf. aussi sur « les
théories des âges »: Mises, Soziologie
und Geschichte (Archiv
für Sozialwissenschaft, T. 61) pp. 468 sqq. et Grundproblem
der Nationalökonomie, Iéna, 1933, pp. 106. sqq.
17. Cf. Dopsch, Wirtschaftliche
und soziale Grundlagen der europäischen Kulturentwicklung,
Vienne, 1918, tome I, pp. 91 sqq.
18. Cf. Marx, Das
Elend der Philosophie, p. 91. Dans l'expression que
Marx a donnée par la suite à sa conception de l'histoire, on ne
retrouve plus la brutalité de ses premières formules.
Derrière des expressions imprécises comme « forces
ouvrières », ou « conditions de la
production » se dissimulent les doutes critiques que Marx a
éprouvés entre temps. Mais il ne suffit pas d'envelopper dans
des termes obscurs et équivoques une théorie insoutenable pour
la rendre juste.
19. Cf. Ferguson, Abhandlung
über die Geschichte der bürgerlichen Gesellschaft, traduit par
Dorn, Iéna, 1904, pp. 237 sqq.; Barth, Die
Philosophie der Geschichte als Soziologie, 2e édition,
Leipzig, 1915, tome I, pp. 578 sqq.
20. Il ne subsiste de la théorie du
matérialisme historique dont les ambitions étaient sans limites
que la constatation suivante: tout acte, humain ou social, subit l'influence
décisive du fait que les biens n'existent qu'en quantité
limitée et de la peine au travail. Mais les marxistes sont les
derniers à pouvoir reconnaître cette dépendance, parce
que dans toutes leurs descriptions de la société socialiste
future, ils ne tiennent aucun compte de ces deux conditions.
21. Adam Müller, à propos de
« la tendance regrettable à la division du travail dans
toutes les branches de l'industrie privée et aussi dans les affaires
du gouvernement » estime que l'homme « a besoin d'un
champ d'action universel, en quelques sorte sphérique ».
Lorsque « la division du travail dans les grandes villes, dans les
régions industrielles et minières dépèce l'homme,
l'homme complet et libre, en roues, cylindres, laminoirs, rayons, arbres de
transmission, etc. en imposant à son activité une spécialisation
totale à l'intérieur d'une branche d'activité
déjà spécialisée en vue de la satisfaction d'un
besoin unique, comment peut-on demander que le fragment auquel il est ainsi
réduit s'harmonise avec la vie telle qu'elle se présente dans
sa plénitude, avec sa loi – ou avec le droit; comment les
losanges, les triangles et les figures de toutes sortes,
découpées de la sphère pourraient-ils, chacun pris
isolément, s'accorder avec la grande sphère de la vie politique
et avec sa loi? » (Cf. Adam Müller, Ausgewählte
Abhandlungen, édit. Baxa, Iéna, 1921, pp. 46 sqq.)
22. Cf. Marx, Zur
Kritik des sozialdemokratischen Programms, ibid., p. 17. –
D'innombrables passages de ses écrits montrent quelles idées
erronées avait Marx sur la nature du travail dans l'industrie moderne.
Il croyait par exemple que « la division du travail dans la
fabrique mécanique » était
caractérisée par ce fait « qu'elle avait perdu tout
caractère de spécialisation... La fabrique automatique supprime
le spécialiste et l'homme de métier ». Et il
reproche à Proudhon de « n'avoir même pas compris cet
aspect révolutionnaire de la fabrique automatique ». (Cf.
Marx, Das Elend der Philosophie, Ibid., p. 129.)
23. Cf. Bebel, Die
Frau und der Sozialismus, Ibid., pp. 283 sqq.
24. Cf. ci-dessus, pp. 189 sqq.
25. Cf. Durkheim, op. cit., pp. 452 sqq.
26. La conception romantique d'après
laquelle les peuples moins avancés dans la voie du capitalisme
posséderaient une supériorité militaire –
conception dont l'expérience de la guerre mondiale a montré
toute la fausseté – s'explique par la croyance que dans la
guerre la force physique de l'homme de l'époque homérique. Mais
cela n'est même pas entièrement vrai des combats de
l'époque homérique. L'issue de la lutte ne dépend pas de
la force physique mais des forces spirituelles qui commandent la tactique et
l'armement. L'ABC de l'art militaire consiste à s'assurer la
supériorité des forces à l'endroit décisif,
même si dans l'ensemble l'adversaire dispose de troupes plus nombreuses;
l'ABC de la préparation de la guerre consiste à lever des
armées aussi fortes que possible et à les doter du
matériel le plus puissant. Si nous insistons sur ces faits, c'est que
récemment on a cherché à les obscurcir en distinguant
des causes militaires et économico-politiques à la victoire ou
à la défaite. C'est un fait, et il en sera toujours ainsi: dans
la majorité des cas, l'issue de le lutte est déjà
déterminée par la situation des États en présence
avant même que les troupes se rencontrent sur les champs de bataille.
27. Sur la décadence de la civilisation
de la Grèce ancienne, cf. Pareto, Les
systèmes socialistes, Paris, 1902, t. I, pp. 155 sqq.
28. Cf. Izoulet, o.c.,
pp 488 sqq.
29. « The laws, in creating property,
have created wealth, but with respect to poverty, it is not the work of laws
– it is primitive condition of the human race. The man who lives only
from day to day, is precisely the man in a state of nature... The laws, in
creating proprety, have been benefactors to those who remain in their
original poverty. They participate more or lesse in the pleasures,
advantages, resources of civilized society ». Bentham, Principles
of the Civil Code (Works edited by Bowring, Édimbourg, 1843,
t. I, p. 309).
30. Cf. Lassalle, Das
System der eworbenen Rechte, 2e éd.,
Leipzig, 1880, t. I, pp. 217 sqq.
31. Cf. Lassalle, Ibid.,
t. I, p. 222.
32. Cf. Marx, Die
Heilige Familie (« Aus dem literarischen Nachlass von Karl
Marx, Friedrich Engels und Ferdinand Lassalle », éd. Mehring,
Stuttgart, 1902, t. II, p. 132).
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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