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Dans
un
article précédent, nous avons mentionné
le « long hiver » de Laura Ingalls Wilder décrit dans son livre le
plus historiquement factuel La Petite maison dans la prairie. Notre
objectif était de rappeler aux lecteurs d’aujourd’hui à quel point le chemin
de fer fut essentiel à la survie des habitants du territoire du Dakota. Il a
permis à ces pionniers d’approvisionner le reste du monde avec ce qu’ils
faisaient de mieux, à savoir la culture des grains de céréales et d’obtenir
en échange des biens moins chers et plus diversifiés, notamment des oranges,
produit de luxe qui faisait le bonheur des gens des plaines lors d’occasions
spéciales comme Noël ou les anniversaires. Sans le chemin de fer, les colons
du Dakota auraient été condamnés à une vie bien plus misérable, cantonnée à
une agriculture de subsistance et privée de grandes quantités de nourriture
importées à des prix abordables. Ils seraient sans aucun doute morts en plus
grand nombre des suites d’événements climatiques qui auraient détruit la
plupart de leurs cultures et de leurs greniers.
Le
transport par voie de chemin de fer connaît un certain regain d’activité ces
dernières années et, aussi longtemps que le transport par canalisation
restera déficient, il sera un moyen nécessaire au déplacement de grandes quantités
de pétrole brut, comme par exemple celui en provenance de la formation de
Bakken. À la suite du déraillement du train de marchandises à côté du lac
Mégantic (au Québec) en juillet 2013, qui a coûté la vie à 47 personnes, les
Canadiens ont pris connaissance d’un fait qu’il ignoraient. Sixième plus
grand producteur de pétrole brut du monde, leur pays doit importer du pétrole
léger en provenance de formations comme Bakken, situées en dehors de leur
pays. Pourquoi, se sont-ils demandés, Irving Oil, le propriétaire de la plus
grande raffinerie de pétrole canadienne, a-t-il dû importer environ 4 000
camions-citernes remplis de pétrole brut au cours des huit mois qui ont
précédé le drame ? Et pourquoi le Canada a-t-il produit, en 2012, plus de 3
millions de barils par jour, en a exporté environ les deux tiers
(principalement vers les États-Unis) et importé simultanément environ 700 000
barils par jour, surtout d’Afrique et du Moyen-Orient ? Certains ont
soutenu que quelque chose allait sûrement de travers et que les Canadiens
seraient mieux servis par eux-mêmes et qu’il convenait donc de restreindre
les exportations vers les États-Unis. La vérité, cependant, est que ce
faisant, cela reviendrait à demander à Laura Ingalls Wilders de recourir à
l’agriculture de subsistance. En d’autres termes, à une existence encore plus
misérable où on ne pourrait même pas rêver d’oranges pour Noël !
Dans
le cas du pétrole brut, la réponse à l’énigme canadienne repose sur une
meilleure compréhension de l’importance de la géographie, de l’économie et
des technologies disponibles.
Comme
aux États-Unis, la production de pétrole et le raffinage au Canada ont
longtemps été divisés en « orbites » ou en « îlots »
régionaux. L’offre du pays est principalement dans l’Ouest, à savoir en Alberta.
Pour les provinces situées à l’Est, comme le Québec, obtenir du pétrole brut
fut toujours un défi du fait des longues distances, du terrain difficile et
des petits marchés impliqués. Contre les volontés de nombreux nationalistes
canadiens, il fut décidé après la Seconde Guerre mondiale de laisser les
marchés dicter (pour l’essentiel) le flux de pétrole canadien. On observa
alors que les provinces situées au centre et à l’ouest du Canada purent
satisfaire leurs besoins en pétrole made in Canada tandis que les provinces
situées à l’Est continuèrent de se fournir sur les marchés mondiaux grâce aux
navires-citernes. L’excès de production du Canada de l’Ouest était alors
exporté vers le marché américain, principalement dans le Haut Midwest.
Quelques
décennies plus tard, nous sommes dans une situation où le pétrole brut de la
formation de Bakken remplace une partie (globalement faible) du pétrole
autrefois importé d’ailleurs et dont les raffineries situées à l’est du
Canada ont besoin. Comment cela s’est-il produit ?
Un
facteur est évidemment que le gouvernement américain n’interdit pas
l’exportation de pétrole brut vers le Canada comme il le fait à l’égard
d’autres pays dans le monde. Ensuite, la hausse de la production de pétrole léger
extrait des réservoirs des Plaines du Nord a été si soudaine que
l’infrastructure de transport ne pouvait suivre. Cela a entraîné des goulets
d’étranglement et rendu le brut de la formation de Bakken extrêmement
attractif par rapport à d’autres alternatives. Les producteurs du Dakota du
Nord se sont avérés très créatifs dans leur façon de recourir aux camions et
au chemin de fer pour transporter le pétrole. Il n’existe cependant pas tant
d’endroits que cela où non seulement la production de brut est abondante mais
où il y est aussi possible de le déplacer de cette façon. C’est cependant
possible dans l’Est du Canada.
Les
producteurs en Alberta font face aux mêmes problèmes d’engorgement et de
livraison de leur production vers les raffineries situées à l’Est. C’est
pourquoi il faisait sens pour Irving Oil d’approvisionner sa raffinerie de
New Brunswick avec du pétrole léger du Dakota du Nord. Fait intéressant, de
nombreux produits dérivés de ce brut ont été exportés aux États-Unis dans la
mesure où la rentabilité d’Irving dépend depuis longtemps de ses exportations
vers le marché américain. Et alors qu’en théorie, Irving pourrait moderniser
ses installations afin d’être en mesure de transformer les sables bitumineux
beaucoup plus lourds et plus acides, le faire coûterait plus d’un milliard de
dollars.
Alors
que le Canada de l’Est ne sera sans doute jamais un marché significatif pour
les producteurs de la formation de Bakken, cela illustre comment les
technologies de récupération du pétrole léger ont radicalement changé les
marchés de l’énergie et comment certaines politiques publiques peuvent
devenir obsolètes. C’est notamment le cas de celles qui concernent
l’exportation du pétrole brut américain. Les Américains qui s’opposent à la
levée de l’interdiction de telles exportations pour des motifs de sécurité
nationale devraient justement apprendre quelque chose des Canadiens. La
première est que les raffineries de l’Est travaillent depuis des décennies
avec de multiples fournisseurs étrangers et elles n’ont jamais fait face à
aucune pénurie. Car si un fournisseur décide bêtement de vous boycotter, les
autres vont probablement sauter sur l’occasion pour vous en vendre davantage.
L’existence de nombreux concurrents offre une grande sécurité
d’approvisionnement et le pétrole brut circulera tant qu’il répondra à un
besoin.
Ensuite,
il faut rappeler que si le prix est juste, des quantités importantes de
pétrole s’échangent, là où il est nécessaire. Il est vrai que le commerce de
pétrole brut reste hautement politisé, mais les progrès technologiques l’ont
rendu plus que jamais abondant et il y en a maintenant assez pour en épargner
pour tous.
Si
Laura Ingalls Wilders se réveillait dans un supermarché moderne, elle ne
pourrait probablement pas s’empêcher de constater que notre quotidien
surpasse largement ce qu’elle ne pouvait se permettre que les jours de Noël.
Le commerce international et la spécialisation régionale ont rendu notre
monde remarquablement meilleur qu’il ne l’a jamais été, même si effectivement
on peut être surpris de la structure parfois bizarre des échanges. La levée
de l’embargo américain sur les exportations de pétrole et l’acceptation de la
libre circulation du brut canadien aux États-Unis peut mettre en colère de
nombreux nationalistes des deux côtés de la frontière, mais cela bénéficiera
à tout le monde à la fin.
Pierre
Desrochers et Hiroko Shimizu
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