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C’est un paradoxe bien connu que les entreprises
dont on consomme le plus les produits, et auxquelles on doit donc une grande
part du détail de nos vies, sont aussi celles que l’on hait le plus. Tout le monde hait McDonald’s
Corporation, cet empoisonneur coupable de l’obésité
universelle et de l’acculturation globale. Mais tout le monde aime
aller chez McDo, restaurant pratique, rapide, et
peu coûteux. Tout le monde hait Nike, Inc., cet esclavagiste moderne
exploitant les petites mains d’Asie--dont celles d’enfants. Mais
tout le monde aime porter ses baskets, et autres vêtements
décontractés. Si tel n’était pas le cas,
d’ailleurs, ces entreprises ne seraient pas de tels géants, et
leur activité laisserait le grand public indifférent.
Jusqu’à récemment, il y avait une
exception, pourtant: Apple, Inc., peut-être la seule multinationale
à avoir une bonne image dans l’opinion. Une raison, certainement,
était que la firme à la pomme apparaissait comme une figure de
résistance à l’hégémonie de Microsoft. Mais
ce cas particulier tend lui-même à disparaître. Une
nouvelle fois, c’est depuis le succès monstre de ses innovations
récentes (iPod, iPhone, iPad), lesquelles
l’ont propulsé à la tête des capitalisations
boursières mondiales, que la compagnie de Cupertino, Californie, est
devenue une cible de critiques comme les autres. Dépassant Microsoft,
Apple l’a aussi bien remplacé dans le rôle du grand méchant.
De nos jours, plus personne ne médit de cet
infâme » monopole » suppôt de tous les
impérialismes. C’est aujourd’hui son ancienne alternative
que l’on condamne, et précisément parce qu’elle
serait devenue comme les autres: une multinationale aux profits
phénoménaux coupable d’esclavagisme moderne dans les pays
en développement.
À entendre les détracteurs, le cas est
sans appel, et va dans le sens de l’opinion courante, laquelle imagine
des enfants forcés à un travail harassant dans des conditions
déplorables, et cela pour un salaire de misère:
-
Bien que des sous-traitants soient en cause, la firme américaine ferme
les yeux sur l’emploi de gamins aussi jeunes que 12 ans.
-
Une journée « normale » dans l’usine
chinoise de Shenzhen où sont assemblés l’essentiel des iPhones et des iPads de la
planète se monte à 8 heures, mais peut atteindre le double en
période de
lancement de nouveaux produits.
- Les salaires
sont si faibles (250$ en moyenne) que le travail se fait entièrement
à la main, aucune forme de mécanisation n’étant
rentable. Un travail si manuel et répétitif se traduit à
la longue, par des handicaps fonctionnels pour certains ouvriers.
-
Ceux-ci vivent sur place, dans de petits dortoirs où s’entassent
des lits superposés, jusqu’à quinze dans à peine
plus de 100m2.
- Au total, les
conditions sont telles que l’usine en question a connu une vague de
suicides, en 2010, laquelle l’a poussé à augmenter les
salaires et améliorer marginalement le sort de ses employés
Ces faits sont aussi attristants
qu’indéniables. Ils n’en constituent pas moins un
tableau partiel, et finalement
trompeur, de la réalité. Prenons l’élément
le plus dramatique. Il peut paraître dur d’en parler en ces
termes, mais, statistiquement, les étudiants occidentaux connaissent
des taux de suicide plus élevés que les travailleurs asiatiques
non-qualifiés. Dans le cas de l’usine de Shenzhen, il est
d’ailleurs attesté que l’horrible série a
été, au moins en partie, une conséquence du fait que les
propriétaires avaient commencé par dédommager
financièrement les familles des victimes, créant ainsi, sans le
vouloir, une macabre incitation.
Cela doit éclairer sur un point. Au fond, les
critiques des multinationales « exploitant » les
travailleurs des pays à bas salaires leur reprochent de ne pas
partager des idéaux simplement humains : des emplois et de bons
salaires pour tous; des conditions agréables et des
bénéfices sociaux... Mais, défendre les pratiques de
telles entreprises ne revient pas du tout à nier que les situations
décrites soient déplorables, non plus qu’à refuser
de telles valeurs. Critiquer les critiques de l’ « esclavagisme
moderne » consiste uniquement à rappeler les rêveurs
à la réalité. Oui, la misère est encore telle
dans certaines campagnes chinoises que des ouvriers sont prêts à
sacrifier leur vie pour assurer un rien de confort et d’espoir aux
leurs.
Face aux bons sentiments, le regard doit toujours
être objectif et logique--au risque d’être taxé de
froideur. Objectivement, 5% des ouvriers des sous-traitants d’Apple
n’ont pas l’âge légal requis. On peut juger que cela
n’est pas normal, mais cela n’est pas non plus la norme:
c’est un fait auquel on peut attacher une grande valeur symbolique ou émotionnelle,
mais qui n’en est pas moins de l’ordre d’une erreur
statistique. Logiquement, la réflexion ne peut jamais se contenter
d’un fait: elle doit toujours en mettre plusieurs en relations pour
juger. Dans le cas précédent, il faut par exemple ajouter
qu’Apple n’a qu’un contrôle indirect (qu’elle
exerce effectivement par des audits réguliers,) sur l’emploi
d’enfants par ses sous-traitants de pays émergents dont les
pratiques ne sont pas celles des pays développés.
De même, on s’imagine des petits
arrachés à leur école ou à leurs jeux pour
travailler de force sur des chaînes d’assemblage. Mais
c’est là méconnaître la réalité:
l’alternative, bien souvent, n’est pas l’amusement et
l’éducation, mais un travail plus pénible et moins
rémunérateur dans des campagnes reculées.
D’une manière plus générale,
il faut bien se poser la question suivante : le travail étant si peu
supportable, les conditions si drastiques, et la paie si maigre, pourquoi
diable tant de chinois, d’indonésiens, etc., choisissent-ils ces
emplois ? La mention d’un “choix” paraît souvent
choquante: quel choix, dira-t-on, comme le ferait Marx. Il faut bien vivre,
et ces ouvriers n’ont que leurs mains, et peu d’autres
opportunités, si ce n’est une vie de misère plus
complète encore! Précisément, oui. Ce qui
démontre que les multinationales tant décriées font en
fait le sale boulot de sortir effectivement des masses entières de la
pauvreté, peu à peu, et dans la difficulté. C’est
qu’on ne développe pas un pays à coups de beaux discours,
de campagnes bien-pensantes, ou de diktats illusoirement généreux,
mais en offrant des débouchés au peu de productivité qui
s’y trouve pour l’instant en leur permettant de tirer profit
d’une ressource dont ils abondent, et qui constitue leur avantage
comparatif dans le commerce international : des centaines de millions de gens
prêts à beaucoup pour très peu.
Les critiques de l’esclavagisme moderne ignorent
simplement la réalité de la misère du monde, et des
moyens de la surmonter. Ainsi, il est vrai que ceux qui assemblent ces
gadgets si onéreux dont nous raffolons gagnent à peine le
salaire minimum. Mais, dans les pays en question, moins de la moitié
de la population jouit encore d’un tel revenu, étant
donné l’importance des productions domestiques (agriculture
vivrière) et informelles.
C’est là d’ailleurs l’une des
raisons pour lesquelles il est si
difficile d’y augmenter les salaires: parce que le travail non
qualifié est un marché parfaitement concurrentiel dans lequel
la moindre hausse est compensée, ou bien par le déversement de
nouvelles masses issues des campagnes ou des bidonvilles, ou bien par la
concurrence de pays voisins.
Pour donner un exemple chiffré, l’usine
d’assemblage de Shenzhen emploie près de 450 000 personnes,
auxquelles elle verse un salaire de 250$ par mois, équivalant à
5 fois le revenu d’un ouvrier agricole de rizière... Cela permet
seul d’expliquer que des travailleurs aussi peu payés
épargnent dans l’ensemble jusqu’aux trois-quarts de leur
salaire, qu’ils rapportent périodiquement dans leurs
régions natales, qu’ils rejoignent pour les grandes fêtes,
et dont ils reviennent quasiment tous - preuve qu’un si pauvre destin
reste bien leur meilleur choix. De
fait, aussi dur cela soit-il, les sous-traitants des grandes marques
occidentales sont encore les personnes offrant le meilleur emploi au monde
aux populations les plus en besoin. Elles sont mêmes les seules.
Il en va de même de la description
« à la Zola » des immenses dortoirs où
ces ouvriers anonymes s’entasseraient entre deux roulements, tels des
condamnés aux travaux forcés. De tels logements ne sont
évidemment pas obligatoires. S’ils sont
généralement choisis, c’est parce que, aussi peu
confortables soient-ils, ils restent indéfiniment
préférables, et meilleur marché, que les
misérables alternatives disponibles dans des villes aussi vite
poussées, ainsi qu’aux cabanons aux sols en terre, sans eau ni
électricité, dans lesquels nombre de ces ouvriers ont grandi.
Au début des années 1980, Shenzhen
était un simple village où survivaient à peine quelques
familles. C’est aujourd’hui une ville de plus d’une dizaine
de millions d’âmes. Une croissance si rapide ne peut se faire
sans accrocs, non plus que sans douleur. Mais elle est nécessaire, ou
du moins indéniablement bénéfique.
Non seulement dans le court terme, parce qu’elle
élève des masses de la misère à la
pauvreté, puis à un rien de confort, mais aussi parce
qu’elle lance une dynamique de prospérité. Nike
commença à faire fabriquer ses chaussures au Japon au milieu
des années 60. À l’époque, le salaire de ses
ouvriers y était de 4$ par jour - comparable à ce qu’il
est aujourd’hui dans l’Asie du Sud-Est. Le moins que l’on
puisse dire est que cette initiative, parmi d’autres, a servi le pays.
Comme elles ont servi Taïwan ou la Corée du Sud, et
aujourd’hui la Chine, l’Indonésie, la Thaïlande, ou
encore le Vietnam.
Il faut être sourd à la misère du
monde pour ignorer que d’innombrables personnes, non seulement en Asie,
mais encore plus en Afrique, seraient trop heureuses d’êtres
enfin exploitées par de substantiels investissements directs étrangers.
Une double illustration de cette
prospérité naissante s’observe d’ailleurs à
Shenzhen. D’une part, les usines d’assemblage y ont ouvert des
commerces où leurs ouvriers peuvent acquérir, à prix
réduits, certains des produits qu’ils confectionnent. Mieux
encore, des politiques de franchises existent maintenant, qui permettent aux
ouvriers les plus prometteurs de se lancer ailleurs dans le pays en profitant
d’un petit apport initial.
Certainement, ces avancées sont lentes et mesurées.
Mais c’est ainsi que s’opèrent les progrès
réels.
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