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Quand est-il approprié de se faire plaisir et d'être
heureux? Cette question peut paraître étrange. Tout le temps!,
voudrait-on répondre. Mais la réalité nous force
à faire des choix. On ne peut pas tout avoir tout le temps, les
ressources sont limitées, et ce qu'on consomme maintenant n'est plus
disponible pour une consommation ultérieure. C'est pourquoi il faut
planifier notre consommation, nos actions et notre vie de façon
à étaler les gratifications dans le temps et s'assurer que
notre bonheur présent ne compromet pas notre bonheur
futur.
Comme le dit la Bolduc
dans sa chanson du temps des Fêtes, « C'est l'bon temps d'en
profiter, ça arrive rien qu'une fois par année! » Sauf
que si on n'a pas épargné un peu en vue de ce bon temps
spécial qui coûte parfois un peu cher, on ne peut tout
simplement pas se le permettre; ou bien on se le paie à crédit,
mais on compromet ainsi le bon temps un peu plus ordinaire qu'on aurait pu se
payer dans l'année qui suit.
La science économique n'est pas qu'une question de gros sous, de
statistiques sur l'emploi et les investissements, et de débat sur les
mérites d'un nouveau système fiscal ou d'un accord commercial.
C'est, fondamentalement, une explication des moyens et des processus qui nous
permettent de combler le plus efficacement possible nos besoins et nos désirs
dans le temps. On peut alors se poser la question: quel système
économique nous permet de maximiser le plus notre bonheur, maintenant
et plus tard?
Capitalisme sauvage vs
interventionnisme
Les socialistes et
interventionnistes de toutes tendances prétendent que le capitalisme
est un système néfaste et « sauvage » parce qu'il
met exclusivement l'accent sur le profit à court terme et non sur le
développement humain à long terme. On entend régulièrement
cette critique de la part des illettrés économiques, par
exemple chaque fois qu'une usine ferme ou licencie des employés. Les
actionnaires ou propriétaires de compagnie seraient, selon ce point de
vue, obsédés par le gain rapide, se soucieraient peu des
conséquences à plus long terme de leurs décisions non seulement
sur leurs employés, mais aussi sur l'économie locale,
l'environnement, la culture nationale, le « tissu social », ou quelqu'autre abstraction collective.
Cette critique n'a de
sens que si l'on conçoit l'économie comme un système stable
et en équilibre où les choses ne changent pas ou peu, alors
qu'il s'agit au contraire d'un processus en constante évolution
où les gestionnaires, entrepreneurs, consommateurs, travailleurs et
investisseurs sont toujours à la recherche de nouvelles façons
de faire des gains, gains qui se transformeront éventuellement en
gratifications personnelles. Il n'y a rien de sauvage dans cette recherche.
Un client qui décide d'acheter une boîte de petits pois en
spécial plutôt que la marque régulière dans un supermarché
fait, conceptuellement, la même chose qu'un pdg
qui décide de fermer une usine chroniquement déficitaire: il
maximise l'utilisation de ses ressources.
Parce qu'il y a constamment de nouvelles méthodes de
gestion qui sont découvertes, de nouvelles technologies qui sont
appliquées, de nouveaux produits qui sont offerts, et de nouvelles
demandes qui émanent des consommateurs, les entreprises doivent
s'adapter. S'il n'y avait jamais de mises à pied et de fermetures, les
ressources économiques (capital, main-d'oeuvre,
etc.) resteraient pour toujours coincées dans les vieux processus et
ne seraient jamais dégagées pour servir aux activités
nouvelles et répondre aux nouveaux besoins. La révolution
industrielle ne serait jamais survenue et 90% de la population seraient
encore dans les champs à cultiver à la pioche. On aurait
empêché l'apparition des tracteurs et des engrais, parce que
cela aurait tué des emplois agricoles.
En
dénonçant et en voulant empêcher le processus naturel de
destruction et de renouvellement de l'économie, les interventionnistes
– qui se prétendent pourtant « progressistes »
– s'accrochent à une perspective essentiellement
réactionnaire et ne se préoccupent en réalité que
du court terme: ils prennent position en faveur de la stabilité pour
des travailleurs menacés au moment présent, et cela aux
dépens d'un développement économique futur pour
l'ensemble de la population. Pour eux, le bon temps d'en profiter, c'est
toujours maintenant.
L'obsession du court terme
S'il y a justement une
attitude qui caractérise l'étatisme et les idéologies
interventionnistes, c'est bien celle de l'obsession du court terme, du «
ici et maintenant ». Il suffit de voir ce que les
interventionnistes au pouvoir depuis l'après-guerre ont accompli comme
gestion publique. Pour la première fois seulement cette année
depuis presque deux générations, les gouvernements du
Québec, du Canada et des États-Unis ne feront pas de déficit
budgétaire. Même en comptant sur une croissance exponentielle
des dépenses publiques, ils ont donc été incapables,
pendant plus de trente ans, de ne pas dépenser plus d'argent qu'il
n'en avaient, et d'endetter les générations futures.
Aujourd'hui, alors qu'on est à peine sorti du trou, le débat
fait déjà rage sur la façon de dépenser les
surplus.
Dans une perspective
interventionniste, il y a en effet toujours de bonnes raisons de
dépenser. La situation de la société n'étant
jamais conforme à la vision utopique socialiste, on trouve donc
quantité de problèmes pressants sur lesquels il faudrait se
pencher. La moitié des bulletins de nouvelles, chaque jour, est
consacrée aux appels de groupes de pression qui veulent attirer
l'attention sur une situation quelconque qualifiée de catastrophique
ou d'« inacceptable dans une société avancée
», et pour laquelle les gouvernements doivent absolument et de
toute urgence dégager des fonds. La semaine dernière,
c'était 14 milliards $ pour éliminer la pauvreté chez
les enfants; la semaine d'avant c'était quelques centaines de millions
pour les femmes battues ou les hôpitaux déficitaires; un jour ce
sont les « mal logés » qui veulent des
appartements subventionnés ou les étudiants qui demandent plus
de bourse; l'autre ce sont les compagnies pharmaceutiques qui souhaitent des
investissements publics massifs dans la recherche et le développement
ou des employés d'une compagnie aérienne qui exigent qu'on
protège leurs emplois de la compétition.
Lorsque tout
dépend de l'État, que l'État intervient partout et que
tout projet doit obtenir son approbation et son implication
financière, il n'y a pas d'autres moyens de fonctionner: il faut
réclamer son « dû », tout de suite,
sinon d'autres se l'approprieront tôt ou tard. On ne peut se permettre
d'attendre ni se fier à la gestion rationnelle des politiciens.
Ceux-ci ont un intérêt politique à avoir l'air de faire
quelque chose pour régler des problèmes et on peut être
certain qu'ils vont utiliser cet argent d'une façon qui leur apportera
le maximum de retombées électorales. Dans ce contexte, il
devient presque impossible de planifier rationnellement pour
l'avenir.
Si j'ai
2000 $ en poche, je peux décider seul de le dépenser
sur-le-champ sur une frivolité à la suite d'un coup de
tête ou de le consacrer à un bien ménager qui me sera
utile très longtemps, de l'épargner et de l'investir, de
m'acheter des assurances pour faire face à des imprévus dans
l'avenir, de m'en servir pour m'éduquer ou me soigner, ou de faire un
voyage au soleil qui sera très plaisant et reposant mais ne
m'apportera rien à plus long terme. Bref, j'ai le contrôle sur
la façon dont je souhaite planifier mon propre bonheur, selon que je
valorise l'obtention de certaines gratifications tout de suite ou que je suis
prêt à attendre pour peut-être en avoir plus ou d'autres
plus tard. Si je suis responsable de la plupart des aspects de ma vie, je
prends moi-même la décision d'allouer cet argent de la
façon qui me convient le mieux.
Si au contraire
l'État me prend la moitié de ce 2000 $ et décide
à ma place d'une partie importante de ce que seront mes conditions de
vie (santé, éducation, régime de pension, logement,
chômage, etc.), je perds ma capacité de planifier à long
terme. Ma perspective change et je me rends compte que mon
intérêt est plutôt de faire pression sur le gouvernement
pour m'assurer qu'il consacrera ses ressources (dont le 1000 $ que j'ai
été obligé de lui céder) là où
j'aurais voulu le faire moi-même. Mais l'État ne peut, par
définition, coordonner son action globale pour qu'elle soit conforme
à la volonté de millions d'individus et sera surtout
réceptif aux demandes des groupes organisés qui semblent
représenter une partie importante de la population. Dans les faits, ce
sont les groupes de pression qui crient le plus fort, qui créent les
pseudo-drames les plus médiatisés, qui font appel aux
émotions de la façon la plus démagogique, ceux qui
réussiront à avoir du temps d'antenne au téléjournal,
qui auront le plus de chance de mettre la main sur les ressources
collectives.
La façon la
plus efficace de maximiser son bonheur à long terme n'est plus, dans
ce contexte, d'épargner et de prendre les bonnes décisions
personnelles pour le court et le long terme, mais de s'organiser pour siphonner
le plus possible le trésor public et obtenir la protection
nécessaire contre les changements économiques qui nous sont
défavorables.
Un bonheur dépendant
Qui est en fin de
compte responsable de notre bonheur dans une société collectivisée
et où l'État intervient partout? L'État
évidemment. L'État décide par exemple si nous aurons des
soins de santé appropriés ou si notre qualité de vie
sera bousillée pendant des mois alors qu'on attend des traitements
importants. On ne peut pas décider de consacrer une partie de nos
épargnes à améliorer notre sort, ni de s'acheter des
assurances pour obtenir de meilleurs soins dans l'avenir
(c'est-à-dire, sacrifier des plaisirs qu'on aurait pu se payer maintenant
avec cet argent pour se garantir une moindre souffrance en cas de maladie
plus tard).
Pourquoi faire plus
d'effort maintenant pour épargner si l'État nous garantit une
pension? Pourquoi éviter de se construire une maison sur des berges
inondables si l'État nous dédommagera de toute façon en
cas de sinistre? Pourquoi faire attention à ne pas tomber enceinte
à 15 ans d'un voyou romantique si on sera de toute façon
récompensée par un gros chèque d'assistance sociale et
des tas de services publics gratuits aux filles mères monoparentales?
L'interventionnisme
incite tout le monde à éviter de se préoccuper du long
terme, parce qu'on s'attend à ce que l'État prenne soin de nous
et qu'on perd tout contrôle sur ce qui se passera dans le futur de
toute façon. Les gouvernements interventionnistes sont en effet
constamment en train de tenir des commissions royales d'enquête, des
états généraux et des sommets sectoriels pour
entreprendre des réformes grandioses qui bouleverseront tout.
La logique d'un État
de droit est que les règles de la vie en société sont
connues et ont une certaine permanence, nous permettant ainsi de planifier
nos actions et de nous adapter à une économie toujours
changeante à l'intérieur d'un cadre légal relativement
stable. Mais aujourd'hui, plus rien n'est permanent. Les interventionnistes
refusent d'accepter que l'économie est toujours en mouvement, mais ils
offrent comme solution de constamment bouleverser les lois et
réglementations pour répondre à des crises ponctuelles,
ce qui rend la situation encore plus étourdissante pour les individus.
On peut s'adapter à une économie changeante lorsqu'il y a
toujours de nouvelles opportunités qui s'offrent à nous,
lorsque la flexibilité est source de richesse, lorsqu'on laisse
fonctionner les mécanismes d'adaptation inhérents à
l'économie de marché. Mais on ne peut planifier son avenir
lorsqu'il est impossible de savoir si les programmes et lois actuels seront
encore en vigueur dans 10 ans, si nos plans ne seront pas complètement
chambardés par quelque bouleversement administratif ou nouvelle mode
bureaucratique.
Consumérisme
effréné vs vertus bourgeoises
Le consumérisme
effréné, que nos utopistes de gauche dénoncent comme
l'une des tares de la civilisation capitaliste, ne serait-il pas plutôt
une conséquence directe de la corruption morale entretenue par
l'interventionnisme? Consommer toujours plus est certainement une bonne chose
d'un point de vue capitaliste et libertarien, dans
la mesure où il ne s'agit pas d'un comportement imprudent à
long terme encouragé par des signaux économiques
faussés. Nos grands-parents, qui devaient trimer dur pour assurer leur
sécurité et celle de leurs enfants, étaient prudents et
connaissaient l'importance de l'épargne. Mais aujourd'hui,
l'épargne est à un niveau historiquement bas en Amérique
du Nord et l'endettement personnel est devenu un fléau. Acheter
à crédit est devenu un mode de vie, les casinos
étatisés font des affaires d'or, des tas de gens semblent
obsédés par l'idée de faire une piastre vite. We want it
all and we want it now.
La culture de la
dépendance s'accompagne d'une culture du plaisir rapide, facile et
immédiat. L'assistance sociale (un système à corrompre
moralement les individus dont on célèbre incidemment les trente
ans ces jours-ci au Québec) en est l'illustration parfaite. Plus on
est dépendant de l'État et de ses institutions, et moins on a
intérêt à planifier sa vie; moins on planifie sa vie,
plus on risque de sombrer dans la dépendance et d'être pris dans
les filets de l'État.
La mentalité
bourgeoise traditionnelle, tant dénigrée par nos intellos
bien-pensants depuis des décennies, était pourtant l'exact
contraire de cela. Elle s'appuyait sur des vertus qui sont
considérées comme dépassées aujourd'hui: la
prudence, la responsabilité individuelle, la prévoyance, le
contrôle de ses émotions et de ses désirs, le goût
de l'épargne, le respect de la propriété et l'amour de
la liberté. Les bourgeois (les véritables bourgeois, ceux qui
ont accumulé le capital qui a fait les économies riches
d'Europe et d'Amérique jusqu'au milieu du 20e siècle, pas
n'importe qui aujourd'hui qui a une petite fortune à la banque) sont
caricaturés comme étant des individualistes
invétérés, conservateurs, trop rangés,
prétentieux, incapables de s'amuser et de profiter de la vie, toujours
préoccupés de faire du profit et de cacher leur magot sous les
matelas. Mais c'est le désir de garder un contrôle sur sa vie,
de planifier ses plaisirs immédiats et futurs, sa
sécurité à long terme, bref, son bonheur, qu'on
ridiculise ainsi. Les bourgeois savaient que le bon temps d'en profiter ne
pouvait constamment être tout de suite, que c'est l'épargne et
l'accumulation du capital qui permettent d'assurer l'avenir et d'augmenter la
prospérité à plus long terme.
Les États
interventionnistes ont bousillé cette perspective et ce mode de vie,
en les rendant pratiquement impossibles. Nous produisons toujours plus de
richesse, mais l'État en gaspille la majeure partie. Notre niveau de
vie n'a pas augmenté depuis dix ans à cause du fardeau fiscal
toujours plus lourd, et notre contrôle sur nos vies s'amenuise toujours
plus à mesure que l'État augmente le sien. Si nous ne révolutionnons
pas notre façon de nous gouverner, le bon temps d'en profiter ne sera
plus ni demain, ni aujourd'hui. Les étatistes et interventionnistes
partisans de la jouissance collective immédiate sont en train de
détruire notre capacité à planifier notre bonheur,
à court comme à long terme. C'est une révolution
bourgeoise qu'il nous faut.
Martin Masse
Le Quebecois
Libre
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