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Les philosophes, sociologues et économistes du XVIIIe siècle
et du début du XIXe siècle ont formulé un programme politique
qui, en politique sociale, servit de guide, tout d'abord pour l'Angleterre
et les États-Unis, ensuite pour le continent européen, et
finalement aussi pour toutes les autres régions habitées du
globe. On ne réussit cependant nulle part à l'appliquer dans
sa totalité. Même en Angleterre, qu'on a dépeint comme
la patrie du libéralisme et comme le modèle du pays
libéral, les partisans des politiques libérales n'ont jamais
réussi à faire entendre toutes leurs revendications. Dans le
reste du monde, seules certaines parties de ce programme furent
adoptées, tandis que d'autres, tout aussi importantes, furent soit
rejetées dès le départ, soit écartées
après peu de temps. Ce n'est qu'en forçant le trait que l'on
peut dire que le monde a traversé une époque libérale.
On n'a jamais permis au libéralisme de se concrétiser
pleinement.
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Néanmoins,
aussi brève et limitée que fut la suprématie des
idées libérales, elle fut suffisante pour changer la face du
monde. Il se produisit un formidable développement économique.
La libération des forces productives de l'homme multiplia les moyens
de subsistance. À la veille de la [Première] Guerre mondiale
(qui fut elle-même la conséquence d'une longue et âpre
bataille contre l'esprit libéral et qui inaugura une ère
d'attaques encore plus virulentes dirigées contre les principes
libéraux), le monde était bien plus peuplé qu'il ne
l'avait jamais été, et chaque habitant pouvait vivre bien mieux
qu'il n'avait jamais été possible au cours des siècles
précédents. La prospérité que le
libéralisme avait créée avait considérablement
réduit la mortalité enfantine, qui constituait le lamentable
fléau des périodes précédentes, et avait
allongé l'espérance de vie moyenne, grâce à
l'amélioration des conditions de vie.
Cette prospérité
ne concernait pas seulement une classe particulière d'individus
privilégiés. À la veille de la [Première] Guerre
mondiale, l'ouvrier des nations industrialisées d'Europe, des
États-Unis et des colonies anglaises vivait mieux et avec plus
d'élégance que le noble d'un passé encore proche. Il
pouvait non seulement manger et boire comme il le voulait, mais il pouvait
aussi donner une meilleure éducation à ses enfants et prendre
part, s'il le désirait, à la vie intellectuelle et culturelle
de son pays. De plus, s'il possédait assez de talent et
d'énergie, il pouvait sans difficulté monter dans
l'échelle sociale. C'est précisément dans les pays qui
appliquèrent le plus loin le programme libéral que le sommet de
la pyramide sociale était composé en majorité non pas
d'hommes qui avaient bénéficié, depuis le jour de leur
naissance, d'une position privilégiée en vertu de la richesse
ou de la position sociale élevée de leurs parents, mais
d'individus qui, dans des conditions défavorables et initialement dans
la gêne, avaient gravi les échelons par leurs propres forces.
Les barrières qui séparaient autrefois les seigneurs et les
serfs avaient été supprimées. Il n'y avait
désormais plus que des citoyens bénéficiant de droits
égaux. Personne n'était handicapé ou persécuté
en raison de sa nationalité, de ses opinions ou de sa foi. Les
persécutions politiques et religieuses avaient cessé et les
guerres internationales commençaient à être moins
fréquentes. Les optimistes saluaient déjà l'aube d'une
ère de paix éternelle.
Mais les
événements n'ont pas tourné de la sorte. Au XIXe
siècle, surgirent de forts et violents adversaires du
libéralisme, qui réussirent à éliminer une grande
partie des conquêtes libérales. Le monde d'aujourd'hui ne veut
plus entendre parler du libéralisme. En dehors de l'Angleterre, le
terme « libéralisme » est franchement proscrit.
En Angleterre, il demeure encore certainement des
« libéraux », mais la plupart ne le sont que de
nom. En réalité, il s'agit plutôt de socialistes
modérés. De nos jours, le pouvoir politique est partout dans
les mains des partis antilibéraux. Le programme de
l'antilibéralisme a engendré les forces qui conduisirent
à la Grande Guerre mondiale et qui, en raison des quotas à
l'exportation et à l'importation, des tarifs douaniers, des
barrières aux migrations et d'autres mesures similaires,
menèrent les nations du monde à une situation d'isolement
mutuel. Il a conduit au sein de chaque nation à des expériences
socialistes dont les résultats furent une réduction de la productivité
du travail et une augmentation concomitante de la pauvreté et de la
misère. Quiconque ne ferme pas délibérément les
yeux sur les faits, doit reconnaître partout les signes d'une
catastrophe prochaine en ce qui concerne l'économie mondiale. L'antilibéralisme
se dirige vers un effondrement général de la civilisation.
Si l'on veut savoir ce
qu'est le libéralisme et quel est son but, on ne peut pas simplement
se tourner vers l'histoire pour trouver l'information en se demandant ce que
les politiciens libéraux ont défendu et ce qu'ils ont accompli.
Car le libéralisme n'a jamais réussi nulle part à mener
à bien son programme comme il le voulait.
Les programmes et les
actions des partis qui se proclament aujourd'hui libéraux ne peuvent
pas non plus nous éclairer sur la nature du véritable
libéralisme. Nous avons déjà signalé que,
même en Angleterre, ce qui est appelé libéralisme de nos
jours est bien plus proche du socialisme et du torysme que du vieux programme
des libre-échangistes. S'il se trouve des libéraux qui
considèrent comme compatible avec leur libéralisme le fait de
souscrire à la nationalisation des chemins de fer, des mines et
d'autres entreprises, et même de soutenir les tarifs protectionnistes,
on peut facilement voir qu'il ne reste actuellement plus du
libéralisme que le nom.
De nos jours, il n'est
plus suffisant non plus d'étudier les écrits des grands
fondateurs pour se former une idée du libéralisme. Le
libéralisme n'est pas une doctrine complète ou un dogme
figé. Au contraire: il est l'application des enseignements de la
science à la vie sociale des hommes. Et tout comme l'économie,
la sociologie et la philosophie ne sont pas restées immobiles depuis
l'époque de David Hume, d'Adam Smith, de David Ricardo, de Jeremy
Bentham et de Guillaume de Humboldt, de même la doctrine du
libéralisme est différente aujourd'hui de ce qu'elle
était de leur temps, même si ses principes fondamentaux n'ont
pas bougé. Depuis plusieurs années, personne n'a entrepris de
donner une présentation concise de la signification essentielle de
cette doctrine. Ceci peut servir de justification à notre
présent essai, qui cherche précisément à offrir
un tel travail.
Le libéralisme est une doctrine entièrement consacrée au
comportement des hommes dans ce monde. En dernière analyse, il n'a
rien d'autre en vue que le progrès de leur bien-être
extérieur et matériel: il ne se préoccupe pas
directement de leurs besoins intérieurs, spirituels et
métaphysiques. Il ne promet pas aux hommes le bonheur et la
satisfaction intérieure, mais uniquement de répondre de la
manière la plus efficace possible à tous les désirs
pouvant être satisfaits par les choses concrètes du monde
extérieur.
On a souvent reproché
au libéralisme cette approche purement externe et matérialiste,
tournée vers ce qui est terrestre et éphémère. La
vie de l'homme, dit-on, ne consiste pas uniquement à boire et à
manger. Il existe des besoins plus élevés et plus importants
que la nourriture et la boisson, que le logement et les vêtements.
Même les plus grandes richesses de la terre ne peuvent pas apporter le
bonheur à l'homme: elles laissent vides et insatisfaits son être
intime, son âme. La plus grande erreur du libéralisme serait de
ne rien avoir à offrir aux aspirations les plus profondes et les plus
nobles de l'homme.
Les critiques qui
parlent de cette façon ne font que montrer qu'ils ont une conception
très imparfaite et matérialiste de ces besoins plus
élevés et plus nobles. La politique sociale, avec les moyens
qui sont à sa disposition, peut rendre les hommes riches ou pauvres,
mais elle ne réussira jamais à les rendre heureux ni à
répondre à leurs aspirations les plus profondes. Aucun
expédient extérieur n'y peut rien. Tout ce qu'une politique
sociale peut faire, c'est d'éliminer les causes externes de la
souffrance et de la douleur: elle peut favoriser un système permettant
de nourrir l'affamé, d'habiller l'homme nu, de loger les sans-abri. Le
bonheur et la satisfaction intérieure ne dépendent pas de la
nourriture, des vêtements et du logement mais, avant tout, de ce qu'un
homme aime au fond de lui. Ce n'est pas par mépris pour les biens
spirituels que le libéralisme ne s'occupe que du bien-être
matériel de l'homme, mais en raison de la conviction que ce qui est le
plus élevé et le plus profond en l'homme ne peut pas être
atteint par une décision extérieure, quelle qu'elle soit. Le
libéralisme ne cherche à produire que le bien-être
matériel parce qu'il sait que les richesses spirituelles
intérieures ne peuvent pas parvenir à l'homme de
l'extérieur, qu'elles ne peuvent venir que de son propre coeur. Il ne
cherche pas à créer autre chose que les conditions
extérieures nécessaires au développement de la vie
intérieure. Et il ne peut y avoir aucun doute que l'individu
relativement prospère du XXe siècle peut plus facilement
satisfaire ses besoins spirituels que, par exemple, l'individu du Xe
siècle, qui devait sans cesse se soucier d'économiser juste
assez pour survivre, ou de lutter contre les dangers dont ses ennemis le
menaçaient.
Certes, à ceux
qui, comme les adeptes de nombreuses sectes asiatiques ou chrétiennes
du Moyen-Âge, acceptent la doctrine d'un ascétisme total et qui
considèrent la pauvreté et l'absence de désir des
oiseaux de la forêt et des poissons des mers comme l'idéal de la
vie humaine, à ceux-là nous ne pouvons rien répondre
quand ils reprochent au libéralisme son attitude matérialiste.
Nous ne pouvons que leur demander de nous laisser tranquilles, de même
que nous les laissons aller au ciel à leur façon. Laissons-les
en paix s'enfermer dans leurs cellules, à l'écart des hommes et
du monde.
L'écrasante
majorité de nos contemporains ne peut pas comprendre cet idéal
ascétique. Mais dès que l'on rejette le principe du mode de vie
de l'ascète, on ne peut pas reprocher au libéralisme de
rechercher le bien-être extérieur.
On reproche par ailleurs habituellement au libéralisme d'être
rationaliste. Il chercherait à tout régler d'après la
raison et ne réussirait donc pas à reconnaître que les
affaires humaines laissent, et en fait doivent laisser, une grande latitude
aux sentiments et à l'irrationnel en général –
c'est-à-dire à ce qui ne relève pas de la raison.
Cependant, le
libéralisme est parfaitement conscient du fait que les hommes agissent
de manière déraisonnable. Si les hommes agissaient toujours de
manière raisonnable, il serait superflu de les exhorter à se
laisser guider par la raison. Le libéralisme ne dit pas que les hommes
agissent toujours intelligemment, mais plutôt qu'ils devraient, dans
leur propre intérêt bien compris, toujours agir intelligemment.
Et l'essence du libéralisme est précisément qu'il souhaite
que, dans le domaine de la politique sociale, on accorde à la raison
le même rôle que celui qu'on lui accorde sans discussion dans les
autres sphères de l'action humaine.
Si, son médecin
lui ayant recommandé un certain mode de vie raisonnable – i.e.
hygiénique –, quelqu'un répondait: « Je sais
bien que vos conseils sont raisonnables, mais mes sentiments
m'empêchent de les suivre. Jeveux faire ce qui nuit
à ma santé même si cela est
déraisonnable », quasiment personne ne considèrerait
son comportement comme recommandable. Quoi que nous choisissions de faire
dans la vie, quand il s'agit d'atteindre le but que nous nous sommes
nous-mêmes fixé, nous nous efforçons de le faire
raisonnablement. La personne qui souhaite traverser une ligne de chemin de
fer ne choisira pas le moment précis où un train est en train
de passer. Celui qui veut coudre un bouton évitera de piquer son doigt
avec l'aiguille. Pour toute activité pratique, l'homme a
développé une technique lui indiquant comment procéder
si l'on souhaite éviter de se comporter de manière
déraisonnable. On accepte généralement le fait qu'il est
souhaitable d'acquérir les techniques dont on peut se servir dans la
vie, et on traite d'incompétent celui qui met son nez dans un domaine
dont il ne maîtrise pas les techniques.
Ce n'est que dans le
domaine de la politique sociale qu'il devrait en être autrement,
pense-t-on. Ici, ce ne serait pas la raison mais les sentiments et les
pulsions qui décideraient. La question: Comment arranger les choses
afin de fournir un bon éclairage pendant les heures
d'obscurité? n'est généralement discutée qu'avec
des arguments logiques. Mais dès que la discussion en vient à
savoir s'il convient de faire gérer l'industrie d'éclairage par
des personnes privées ou par la municipalité, la raison n'est
plus considérée comme pertinente. Dans ce cas, les sentiments,
la vision du monde – bref, la déraison – devraient
être les facteurs déterminants. Nous demandons en vain:
Pourquoi?
L'organisation de la
société humaine d'après le modèle le plus favorable
à la réalisation des fins envisagées est une question
concrète assez prosaïque, qui n'est pas différente, par
exemple, de la construction d'une ligne de chemin de fer ou de la production
de vêtements ou de meubles. Les affaires nationales ou gouvernementales
sont, il est vrai, plus importantes que toutes les autres questions pratiques
du comportement humain, car l'ordre social constitue les fondations de tout
le reste, et qu'il n'est possible à chacun de réussir dans la
poursuite de ses fins personnelles qu'au sein d'une société
propice à leur réalisation. Mais aussi élevée que
puisse être la sphère où se situent les questions
politiques et sociales, celles-ci se réfèrent à des
sujets qui sont soumis au contrôle humain et doivent donc être
jugés selon les critères de la raison humaine. Dans de tels
domaines, comme dans toutes les autres affaires de ce monde, le mysticisme
n'est qu'un mal. Nos pouvoirs de compréhension sont très
limités. Nous ne pouvons pas espérer découvrir un jour
les secrets ultimes et les plus profonds de l'univers. Mais le fait que nous
ne pourrons jamais saisir le sens et le but de notre existence ne nous
empêche pas de prendre des précautions afin d'éviter les
maladies contagieuses, ni d'utiliser les moyens adéquats pour nous
nourrir et nous vêtir. Il ne devrait pas non plus nous empêcher
d'organiser la société de façon à pouvoir
atteindre de la manière la plus efficace possible les buts terrestres
que nous poursuivons. L'État et le système légal, le
gouvernement et son administration ne sont pas des domaines trop
élevés, trop bons ou trop vastes, pour ne pas faire l'objet de
délibérations rationnelles. Les problèmes de politique
sociale sont des problèmes de technique sociale, et leur solution doit
être cherchée de la même façon et avec les
mêmes moyens que nous utilisons pour résoudre les autres
problèmes techniques: par le raisonnement rationnel et par l'examen
des conditions données. Tout ce qui constitue la nature de l'homme et
l'élève au-dessus des animaux, il le doit à sa raison.
Pourquoi devrait-il renoncer à l'usage de la raison dans le seul
domaine de la politique sociale, et ce pour faire confiance à des
sentiments ou des pulsions vagues et obscurs?
4.
L'objectif du libéralisme
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Il existe une opinion répandue selon laquelle le libéralisme se
distingue des autres mouvements politiques en ce qu'il placerait les
intérêts d'une partie de la société – les
classes possédantes, les capitalistes, les entrepreneurs –
au-dessus des intérêts des autres classes. Cette affirmation est
totalement fausse. Le libéralisme a toujours eu en vue le bien de
tous, et non celui d'un groupe particulier. C'est cela que les utilitaristes
anglais ont voulu dire avec leur célèbre – mais pas
très appropriée, il faut bien l'avouer – formule: « le
plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Historiquement, le
libéralisme fut le premier mouvement politique qui ait cherché
à promouvoir le bien-être de tous, et pas seulement celui de
groupes spécifiques. Le libéralisme se distingue du socialisme,
qui professe lui aussi la recherche du bien de tous, non par le but qu'il
poursuit mais par les moyens qu'il choisit pour atteindre ce but.
Si l'on prétend
que la conséquence de la politique libérale est, ou doit
être, de favoriser les intérêts particuliers de certaines
couches de la société, c'est une question qui mérite
d'être discutée. L'une des tâches du présent essai
est de montrer qu'un tel reproche n'est en aucun cas justifié. Mais on
ne peut pas, a priori, soupçonner de
malhonnêteté la personne qui soulève cette question; il
se peut qu'elle soutienne cette affirmation – selon nous erronée
– avec la meilleure bonne foi du monde. En tout cas, ceux qui attaquent
le libéralisme de cette façon concèdent que ses
intentions sont pures et qu'il ne veut rien d'autre que ce qu'il dit vouloir.
Il en va assez
différemment des critiques qui reprochent au libéralisme de
chercher à favoriser non pas le bien-être général
mais les intérêts particuliers de certaines classes. De tels
critiques sont à la fois malhonnêtes et ignorantes. En
choisissant ce type d'attaque, ils montrent qu'ils sont au fond d'eux bien
conscients de la faiblesse de leur propre cause. Ils utilisent des armes
empoisonnées parce qu'ils ne peuvent sinon espérer l'emporter.
Si un médecin
montre la perversité de son désir à un patient qui a un
besoin maladif d'une certaine nourriture préjudiciable à sa
santé, personne ne sera assez fou pour dire: « Ce
médecin ne se soucie pas du bien de son patient; celui qui veut le
bien de ce patient ne doit pas lui refuser le plaisir de savourer des plats
si délicieux ». Tout le monde comprendra que le docteur ne
conseille au patient de renoncer au plaisir que lui procure la nourriture
nocive qu'afin de lui éviter de détruire sa santé. Mais
dès qu'il s'agit de politique sociale, il faudrait considérer
les choses autrement. Lorsque le libéral déconseille certaines
mesures populaires parce qu'il en attend des conséquences
néfastes, il est dénoncé comme ennemi du peuple, et l'on
applaudit les démagogues qui, sans égard pour les maux qui s'en
suivront, recommandent ce qui semble être indiqué à
l'heure actuelle.
L'action raisonnable
se distingue de l'action déraisonnable en ce qu'elle implique des
sacrifices provisoires. Ceux-ci ne sont des sacrifices qu'en apparence, car
ils sont plus que compensés par les conséquences favorables qui
en découleront. Celui qui renonce à un mets savoureux mais
malsain fait simplement un sacrifice provisoire, un prétendu
sacrifice. Le résultat – l'absence de tort causé à
sa santé – montre qu'il n'y a rien perdu, mais qu'il y a
gagné. Agir de cette façon réclame toutefois de
prévoir les conséquences de son action. Le démagogue tire
avantage de ce fait. Il s'oppose au libéral, qui demande des sacrifices
provisoires et qui n'en sont qu'en apparence, et le présente comme un
ennemi sans-coeur du peuple, tout en se présentant lui comme un ami du
genre humain. En soutenant les mesures qu'il défend, il sait bien
comment toucher les coeurs de son auditoire et comment leur faire monter les
larmes aux yeux par des allusions à la pauvreté et à la
misère.
Une politique
antilibérale est une politique de consommation du capital. Elle
recommande de créer davantage de biens actuels au détriment des
biens futurs. C'est exactement comme dans le cas du patient dont nous avons
parlé. Dans les deux cas, un inconvénient assez grave s'oppose
à une satisfaction momentanée relativement importante. Parler
comme si le problème se résumait à une opposition entre
l'insensibilité et la philanthropie est franchement malhonnête
et mensonger. Ce ne sont pas seulement les habituels politiciens et la presse
des partis antilibéraux à qui l'on peut adresser un tel
reproche. Presque tous les auteurs de l'école de la Sozialpolitik ont
utilisé cette méthode sournoise de combat.
Qu'il y ait de la
pauvreté et de la misère dans le monde n'est pas un argument
contre le libéralisme, comme le lecteur moyen des journaux n'est que
trop enclin à le croire, par paresse d'esprit. C'est
précisément la pauvreté et la misère que le
libéralisme cherche à éliminer, et il considère
que les moyens qu'il propose sont les seuls adaptés pour atteindre cet
objectif. Que ceux qui pensent connaître un meilleur moyen, ou
même un moyen différent, en apportent la preuve. L'affirmation
selon laquelle les libéraux ne se battent pas pour le bien de tous les
membres de la société, mais uniquement pour celui de certains
groupes particuliers, ne constitue nullement une telle preuve.
Même si
le monde menait aujourd'hui une politique libérale, le fait qu'il
existe pauvreté et misère ne constituerait pas un argument
contre le libéralisme. On pourrait toujours se demander s'il n'y
aurait pas plus de pauvreté et plus de misère en poursuivant
d'autres politiques. Étant donné toutes les méthodes
mises en oeuvre par les politiques antilibérales pour restreindre et
empêcher le fonctionnement de l'institution de la
propriété privée, et ceci dans tous les domaines, il est
manifestement assez absurde de chercher à déduire quoi que ce
soit contre les principes libéraux du fait que les conditions
économiques ne sont pas de nos jours celles que l'on pourrait
espérer. Afin d'apprécier ce que le libéralisme et le
capitalisme ont accompli, il faudrait comparer les conditions actuelles avec
celles du Moyen-Âge ou des premiers siècles de l'ère
moderne. Ce que le libéralisme et le capitalisme auraient pu accomplir
si on ne les avait pas entravés, seule une analyse théorique
permet de le déduire.
5.
Libéralisme et capitalisme
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On appelle habituellement société capitaliste une
société où les principes libéraux sont
appliqués, et capitalisme la situation correspondant à cette
société. Comme la politique économique libérale
n'a partout été que plus ou moins fidèlement mise en
pratique, la situation du monde d'aujourd'hui ne nous donne qu'une
idée imparfaite de ce que signifie et de ce que peut accomplir un
capitalisme totalement épanoui. Néanmoins, on a parfaitement
raison d'appeler notre époque l'âge du capitalisme, parce qu'on
peut faire remonter toute la richesse de notre temps aux institutions
capitalistes. C'est grâce aux idées libérales qui restent
encore vivantes dans notre société, à ce qui persiste encore
du système capitaliste, que la grande masse de nos contemporains peut
connaître un niveau de vie bien plus élevé que celui qui,
il n'y a encore que quelques générations, n'était
accessible qu'aux riches et aux privilégiés.
Certes, dans la
rhétorique usuelle des démagogues, ces faits sont
présentés assez différemment. À les entendre, on
pourrait penser que tous les progrès des techniques de production ne
se font qu'au bénéfice exclusif de quelques
privilégiés, alors que les masses s'enfonceraient de plus en
plus dans la misère. Il ne suffit pourtant que d'un instant de
réflexion pour comprendre que les fruits des innovations techniques et
industrielles permettent de mieux satisfaire les besoins des grandes masses.
Toutes les grandes industries produisant des biens de consommation travaillent
directement pour le bénéfice du consommateur; toutes les
industries qui produisent des machines et des produits semi-finis y
travaillent indirectement. Les grands développements industriels des
dernières décennies – comme ceux du XVIIIe siècle
et que l'on désigne de façon peu heureuse par l'expression de
« Révolution industrielle » – ont conduit
avant tout à une meilleure satisfaction des besoins des masses. Le
développement de l'industrie d'habillement, la mécanisation de
la production des chaussures et les améliorations dans la fabrication
et la distribution des biens d'alimentation ont, par leur nature même,
bénéficié au public le plus large. C'est grâce
à ces industries que les masses actuelles sont mieux vêtues et
mieux nourries qu'auparavant. Cependant, la production de masse ne fournit
pas seulement la nourriture, des abris et des vêtements, mais
répond aussi à de nombreuses autres demandes d'une multitude de
personnes. La presse est au service des masses presque autant que l'industrie
cinématographique, et même le théâtre ou d'autres
places fortes similaires des arts font chaque jour davantage partie des
loisirs de masse.
Néanmoins, en
raison de la propagande zélée des partis antilibéraux,
qui inversent les faits, les peuples en sont venus de nos jours à
associer les idées du libéralisme et du capitalisme à
l'image d'un monde plongé dans une pauvreté et une
misère croissantes. Certes, même la plus forte dose de
propagande et de reproches ne pourra jamais réussir, comme
l'espèrent les démagogues, à donner aux mots
« libéral » et
« libéralisme » une connotation totalement
péjorative. En dernière analyse, il n'est pas possible de
mettre de côté le fait que, en dépit de toute la
propagande antilibérale, il existe quelque chose dans ces termes qui
suggère ce que tout un chacun ressent quand il entend le mot
« liberté ». La propagande antilibérale
évite par conséquent d'utiliser trop souvent le mot
« libéralisme » et préfère
associer au terme « capitalisme » les infamies qu'il
attribue au système libéral. Ce mot évoque un
capitaliste au coeur de pierre, qui ne pense à rien d'autre
qu'à son enrichissement, même si cela doit passer par
l'exploitation de ses semblables.
Il ne vient presque
à l'idée de personne, quand il s'agit de se faire une
idée du capitaliste, qu'un ordre social organisé selon
d'authentiques principes libéraux ne laisse aux entrepreneurs et aux
capitalistes qu'une façon de devenir riches: en offrant dans de
meilleures conditions à leurs semblables ce que ces derniers estiment
eux-mêmes nécessaire. Au lieu de parler du capitalisme en le
rattachant aux formidables améliorations du niveau de vie des masses,
la propagande antilibérale n'en parle qu'en se référant
à des phénomènes dont l'émergence ne fut possible
qu'en raison des restrictions imposées au libéralisme. Il n'est
nulle part fait référence au fait que le capitalisme a mis
à la disposition des grandes masses le sucre, à la fois aliment
et luxe délicieux. Quand on parle du capitalisme en liaison avec le
sucre, c'est uniquement lorsqu'un cartel fait monter dans un pays le prix du
sucre au-dessus du cours mondial. Comme si une telle chose était
même concevable dans un ordre social appliquant les principes
libéraux. Dans un pays connaissant un régime libéral,
dans lequel il n'y aurait pas de tarifs douaniers, des cartels capables de
faire monter le prix d'un bien au-dessus du cours mondial seraient presque
impensables.
Les étapes du
raisonnement par lequel la démagogie antilibérale
réussit à faire porter sur le libéralisme et le
capitalisme la responsabilité de tous les excès et de toutes
les conséquences funestes des politiques antilibérales, sont
les suivantes: On part de l'hypothèse selon laquelle les principes libéraux
viseraient à promouvoir les intérêts des capitalistes et
des entrepreneurs aux dépens des intérêts du reste de la
population et selon laquelle le libéralisme serait une politique
favorisant le riche au détriment du pauvre. Puis on constate que de
nombreux entrepreneurs et de nombreux capitalistes, dans certaines
conditions, défendent les tarifs protecteurs, tandis que d'autres
– les fabricants d'armes – soutiennent une politique de
« préparation nationale »; et on saute alors
sommairement à la conclusion qu'il doit s'agir de politiques
« capitalistes ». En réalité, il en va
tout autrement. Le libéralisme n'est pas une politique menée
dans l'intérêt d'un groupe particulier quelconque, mais une
politique menée dans l'intérêt de toute
l'humanité. Il est par conséquent erroné d'affirmer que
les entrepreneurs et les capitalistes ont un intérêt particulier à
soutenir le libéralisme. Il peut y avoir des cas individuels où
certains entrepreneurs ou certains capitalistes cachent leurs
intérêts personnels derrière le programme libéral;
mais ces intérêts s'opposeront toujours aux
intérêts particuliers d'autres entrepreneurs ou d'autres
capitalistes. Le problème n'est pas aussi simple que l'imaginent ceux
qui voient partout des « intérêts » et des
« parties intéressées ». Qu'une nation
impose des tarifs sur le fer, par exemple, ne peut pas être
expliqué « simplement » par le fait que cela
favorise les magnats du fer. Il se trouve dans le pays d'autres personnes,
avec des intérêts opposés, et ceci même au sein des
entrepreneurs; et, en tout cas, les bénéficiaires des droits de
douane sur le fer ne représentent qu'une minorité en diminution
constante. La corruption ne peut pas non plus constituer une explication, car
les personnes corrompues ne sont également qu'une minorité; de
plus, pourquoi seul un groupe, les protectionnistes, se livre-t-il à
la corruption et pas leurs adversaires, les libre-échangistes?
En
réalité, l'idéologie qui rend possible l'existence de
tarifs protecteurs n'a été créée ni par les
« parties intéressées » ni par ceux
qu'elles auraient achetés, mais par les idéologues qui ont mis
au monde les idées qui gouvernent toutes les affaires humaines.
À notre époque, où prévalent les idées
antilibérales, presque tout le monde pense en conséquence, tout
comme il y a cent ans la plupart des gens pensaient en fonction de
l'idéologie libérale alors dominante. Si beaucoup
d'entrepreneurs défendent aujourd'hui les tarifs protectionnistes, ce
n'est rien d'autre que la forme que prend l'antilibéralisme dans leur
cas. Cela n'a rien à voir avec le libéralisme.
6. Les
racines psychologiques de l'antilibéralisme
|
L'objet de cet ouvrage ne peut pas être de traiter du problème
de la coopération sociale autrement que par des arguments rationnels.
Mais les racines de l'opposition au libéralisme ne peuvent pas
être comprises en ayant recours à la raison et à ses
méthodes. Cette opposition ne vient pas de la raison, mais d'une
attitude mentale pathologique – d'un ressentiment et d'un état
neurasthénique qu'on pourrait appeler le complexe de Fourier,
d'après le nom de ce socialiste français.
Il y a peu à
dire au sujet du ressentiment et la malveillance envieuse. Le ressentiment
est à l'oeuvre quand on déteste tellement quelqu'un pour les
circonstances favorables dans lesquelles il se trouve, que l'on est
prêt à supporter de grandes pertes uniquement pour que
l'être haï souffre lui aussi. Parmi ceux qui attaquent le
capitalisme, plusieurs savent très bien que leur situation serait
moins favorable dans un autre système économique. Néanmoins,
en pleine connaissance de cause, ils défendent l'idée d'une
réforme, par exemple l'instauration du socialisme, parce qu'ils
espèrent que les riches, dont ils sont jaloux, souffriront
également dans ce cas. On entend toujours et encore des socialistes qui
expliquent que même la pénurie matérielle serait plus
facile à supporter dans une société socialiste parce que
les gens verront que personne n'occupe une meilleure situation que son
voisin.
En tout état de
cause, on peut s'opposer au ressentiment par des arguments rationnels. Il
n'est après tout pas très difficile de montrer à
quelqu'un qui est plein de ressentiment, que la chose importante pour lui est
d'améliorer sa propre situation, pas de détériorer celle
de ses semblables qui occupent une meilleure position.
Le complexe de Fourier
est bien plus difficile à combattre. Dans ce cas, nous avons à
faire face à une maladie grave du système nerveux, une
névrose, qui est plus du ressort du psychologue que du
législateur. On ne peut pourtant pas la négliger quand il
s'agit d'étudier les problèmes de la société
moderne. Malheureusement, les médecins se sont jusqu'ici peu
préoccupés des problèmes que constitue le complexe de Fourier.
En fait, ces problèmes ont à peine été
notés, même par Freud, le grand maître de la psychologie,
ou par ses successeurs dans leur théorie de la névrose, bien
que nous soyons redevables à la psychanalyse de nous avoir ouvert la
voie de la compréhension cohérente et systématique des
désordres mentaux de ce type.
À peine une
personne sur un million réussit à réaliser l'ambition de
sa vie. Les résultats de notre travail, même si l'on est
favorisé par la chance, restent bien en deçà de ce que
les rêveries de la jeunesse nous laissaient espérer. Nos plans et
nos désirs sont ruinés par un millier d'obstacles et notre
pouvoir est bien trop faible pour réaliser les objectifs que nous
portions dans notre coeur. L'envol de ses espoirs, la frustration de ses
plans, sa propre insuffisance face aux buts qu'il s'était fixé
lui-même – tout ceci constitue l'expérience la plus
pénible de tout homme. Et c'est, en fait, le lot commun de l'homme.
Il y a pour un homme
deux façons de réagir à cette expérience. On
trouve l'une dans la sagesse pratique de Goethe:
Voulez-vous dire que
je devrais haïr la vie
Et fuir vers le
désert
Parce que tous mes
rêves bourgeonnants n'ont pas fleuri?
crie son
Prométhée. Et Faust reconnaît au « moment le
plus important » que « le dernier mot de la
sagesse » est:
Personne ne
mérite la liberté ou la vie
S'il ne les conquiert
chaque jour à nouveau.
Une telle
volonté et un tel esprit ne peuvent pas être vaincus par la
malchance terrestre. Celui qui accepte la vie pour ce qu'elle est et ne se
laisse pas submerger par elle, n'a pas besoin de chercher refuge dans la
consolation d'un « mensonge salvateur » pour compenser
une perte de confiance en soi. Si la réussite espérée n'est
pas au rendez-vous, si les vicissitudes du destin démolissent en un
clin d'oeil ce qui avait été péniblement construit au
cours d'années de dur labeur, alors il multiplie simplement ses
efforts. Il peut regarder le désastre en face sans désespérer.
Le
névrosé ne peut pas supporter la vie réelle. Elle est
trop grossière pour lui, trop ordinaire, trop commune. Pour la rendre
supportable, il n'a pas, contrairement à l'homme sain, le coeur de
« continuer en dépit de tout ». Ce ne serait pas
conforme à sa faiblesse. À la place, il se réfugie dans
un fantasme, une illusion. Un fantasme est, d'après Freud,
« quelque chose de désiré en soi, une sorte de
consolation »; il se caractérise par sa
« résistance face à la logique et à la
réalité ». Il ne suffit pas du tout, dès
lors, de chercher à éloigner le patient de son fantasme par des
démonstrations convaincantes de son absurdité. Afin de
guérir, le malade doit surmonter lui-même son mal. Il doit
apprendre à comprendre pourquoi il ne veut pas faire face à la
vérité et pourquoi il cherche refuge dans ses illusions.
Seule la
théorie de la névrose peut expliquer le succès du
Fouriérisme, produit fou d'un cerveau sérieusement
dérangé. Ce n'est pas ici l'endroit pour démontrer la
preuve de la psychose de Fourier en citant des passages de ses écrits.
De telles descriptions ne présentent d'intérêt que pour
le psychiatre, ou pour ceux qui tirent un certain plaisir à la lecture
des produits d'une imagination lubrique. Mais c'est un fait que le marxisme,
quand il est obligé de quitter le domaine de la pompeuse
rhétorique dialectique, de la dérision et de la diffamation de
ses adversaires, et qu'il doit faire quelques maigres remarques pertinentes
sur le sujet, n'a jamais pu avancer autre chose que ce que Fourier,
« l'utopiste », avait à offrir. Le marxisme est
de même également incapable de construire une image de la
société socialiste sans faire deux hypothèses
déjà faites par Fourier, hypothèses qui contredisent
toute expérience et toute raison. D'un côté, on suppose
que le « substrat matériel » de la production,
qui est « déjà présent dans la nature sans
effort productif de la part de l'homme », est à notre
disposition dans une abondance telle qu'il n'est pas nécessaire de
l'économiser. D'où la foi du marxisme dans une
« augmentation pratiquement sans limite de la
production ». D'un autre côté, on suppose que dans
une communauté socialiste le travail se transformera « d'un
fardeau en un plaisir » – et qu'en réalité, il
deviendra « la première nécessité de la
vie ». Là où les biens abondent et le travail est un
plaisir, il est sans aucun doute très facile d'établir un pays
de Cocagne.
Le marxisme croit que
du haut de son « socialisme scientifique », il est en
droit de regarder avec mépris le romantisme et les romantiques. Mais
sa propre procédure n'est en réalité pas
différente des leurs. Au lieu d'enlever les obstacles qui se dressent
sur la route de ses désirs, il préfère les laisser
simplement disparaître dans les nuages de ses rêves.
Dans la vie d'un
névrosé, le « mensonge salvateur »
possède une double fonction. Il ne le console pas seulement des
échecs passés, mais lui offre aussi la perspective de
succès futurs. En cas d'échec social, le seul qui nous concerne
ici, la consolation consiste à croire que l'incapacité d'atteindre
les buts élevés auxquels on aspirait n'est pas due à sa
propre médiocrité mais aux défauts de l'ordre social. Le
mécontent attend du renversement de cet ordre la réussite que
le système en vigueur lui interdit. Par conséquent, il est
inutile d'essayer de lui faire comprendre que l'utopie dont il rêve
n'est pas possible et que le seul fondement possible d'une
société organisée selon le principe de la division du
travail réside dans la propriété privée des
moyens de production. Le névrosé s'accroche à son
« mensonge salvateur » et quand il doit choisir entre
renoncer à ce mensonge et renoncer à la logique, il
préfère sacrifier cette dernière. Car la vie serait
insupportable à ses yeux sans la consolation qu'il trouve dans
l'idée du socialisme. Elle lui dit que ce n'est pas lui, mais le
monde, qui est responsable de son échec: cette conviction
accroît sa faible confiance en lui et le libère d'un
pénible sentiment d'infériorité.
Tout comme le
dévot chrétien peut plus facilement supporter le malheur qui
lui tombe dessus sur terre parce qu'il espère poursuivre une existence
personnelle dans un autre monde, meilleur, où les premiers seront les
derniers et vice versa, de même le socialisme est devenu pour l'homme
moderne un élixir contre l'adversité terrestre. Mais alors que
la croyance dans l'immortalité, en tant que récompense dans
l'au-delà, et dans la résurrection constituait une incitation
à se conduire de manière vertueuse dans la vie terrestre,
l'effet de la promesse socialiste est assez différent. Cette promesse
n'impose aucun autre devoir que d'apporter son soutien politique au parti du
socialisme, tout en augmentant en même temps les attentes et les
revendications.
Ceci étant la
nature du rêve socialiste, il est compréhensible que chaque
adepte du socialisme en attend précisément ce qui lui a
été jusque-là refusé. Les auteurs socialistes ne
promettent pas seulement la richesse pour tous, mais aussi l'amour pour tous,
le développement physique et spirituel de chacun,
l'épanouissement de grands talents artistiques et scientifiques chez
tous les hommes, etc. Récemment, Trotski a affirmé dans un de
ses écrits que dans la société socialiste
« l'homme moyen se hissera au niveau d'un Aristote, d'un Goethe ou
d'un Marx. Et de nouvelles cimes s'élèveront à partir de
ses sommets »(1). Le paradis socialiste sera le royaume de la
perfection, peuplé par des surhommes totalement heureux. Toute la
littérature socialiste est remplie de telles absurdités. Mais
ce sont ces absurdités qui leur apportent la majorité de leurs
partisans.
On ne peut pas envoyer
tous ceux qui souffrent du complexe de Fourier aller voir un médecin
pour un traitement psychanalytique, le nombre des malades étant bien
trop grand. Il n'y a pas d'autre remède possible dans ce cas que le
traitement de la maladie par le patient lui-même. Par la connaissance
de soi, il doit apprendre à supporter son sort dans la vie, sans
chercher de bouc émissaire sur lequel il puisse rejeter toute la
responsabilité, et il doit s'efforcer de saisir les lois fondamentales
de la coopération sociale.
1.
Léon Trotski, Literature and Revolution,
traduit par R. Strunsky (Londres, 1925), p. 256.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre ici
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