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Dans une lettre du 26 juillet 1784 à son ami et conseiller
Benjamin Vaughn, membre du parlement d'Angleterre), Benjamin Franklin se demande si la société a besoin
« d'un remède au luxe ». Dans cette lettre, Franklin
argumente méthodiquement contre la nécessité d’un
tel remède.
Le riche injecte un capital et un investissement, crée des
emplois et contribue de façon positive à l'économie et
à la société. Pour Franklin, la modération est
bénéfique, mais seulement comme une vertu individuelle et non
une vertu imposée par la force de l'État. Le riche peut
être imprudent (mal avisé, téméraire), mais cela
ne signifie pas que sa richesse doit être contrôlée.
Le gouvernement devrait-il alors intervenir pour contrecarrer le luxe
et les dépenses inutiles ? Franklin répond à cela
qu'il y a peu d'inquiétude à avoir parce que « dans
l’ensemble, parmi les hommes, il y a beaucoup plus de travail et de
prudence que de paresse et de folie. » En outre, si un homme
dépense sottement sa fortune, il provoquera sa propre ruine. La loi
n'a pas besoin d'enseigner cette leçon.
En outre, si un homme dépense sottement sa fortune, il
provoquera sa propre ruine. La loi n'a pas besoin d'enseigner cette
leçon. Enfin, l'homme de luxe peut être destructeur pour
lui-même, mais en procédant ainsi il construit les vies
d’autres personnes qui sont employées dans l'entreprise de
création de ces choses « inutiles ».
Franklin nous rappelle donc que la richesse et même le luxe,
sont bons et que la réglementation est dangereuse car l'intervention
légale contre l'accumulation de richesses, affirme-t-il,
détruirait la motivation.
Introduction par
Damien Theillier
Lettre à Benjamin Vaughn, de France, 1784.
On ne peut
s’empêcher d’être étonné, quand on voit
combien les affaires de ce monde sont conduites à contre-sens. Il est
naturel d’imaginer que l’intérêt d’un petit
nombre d’individus devrait céder à
l’intérêt général. Mais les individus
mettent à leurs affaires beaucoup plus d’application,
d’activité et d’adresse que le public n’en met aux
siennes ; de sorte que l’intérêt général est
très souvent sacrifié à l’intérêt
particulier.
Nous
assemblons des parlements et des conseils, pour profiter de leur sagesse
collective : mais en même temps, nous avons nécessairement
l’inconvénient de leurs passions réunies, de leurs
préjugés et de leurs intérêts personnels. Par ce
moyen, des hommes artificieux triomphent de la sagesse, et trompent
même ceux qui la possèdent ; et si nous en jugeons par les
actes, les arrêts, les édits, qui règlent la
destinée du monde et les rapports du commerce, une assemblée
d’hommes importants, est le corps le plus fou qui existe sur la terre.
Certes, je
n’ai encore rien trouvé pour remédier au luxe. Je ne suis
même pas sûr qu’on puisse y réussir dans un grand
état, ni que ce soit toujours un mal aussi dangereux qu’on le
croit.
Supposons
qu’on comprenne, dans la définition du luxe, toutes les
dépenses inutiles. Examinons ensuite s’il est possible
d’exécuter, dans un pays étendu, les lois qui
s’opposent à ces dépenses ; et si, en les
exécutant, les habitants de ce pays doivent être plus
heureux, ou même plus riches.
L’espoir
de devenir un jour en état de se procurer les jouissances du luxe,
n’est-il pas un puissant aiguillon pour le travail et pour
l’industrie ? Le luxe ne peut-il pas, par conséquent, produire
plus qu’il ne consomme, puisqu’il est vrai que, sans un motif
extraordinaire, les hommes seraient naturellement portés à
vivre dans l’indolence et dans la paresse ?
Cela me
rappelle un trait que je vais vous citer.
Le patron
d’une chaloupe, qui naviguait entre le cap May et Philadelphie,
m’avait rendu quelque petit service, pour lequel il refusa toute
espèce de paiement. Ma femme apprenant que cet homme avait une fille,
lui envoya en présent, un bonnet à la mode. Trois ans
après, le patron se trouvant chez moi avec un vieux fermier des
environs du cap May, qui avait passé dans sa chaloupe, parla du bonnet
envoyé par ma femme, et raconta combien sa fille en avait
été flattée. —« Mais, ajouta-t-il, ce bonnet
a coûté bien cher à notre canton». —« Comment
cela, lui dis-je ». —« Oh ! me répondit-il, quand ma
fille parut dans l’assemblée, le bonnet fut tellement
admiré, que toutes les jeunes personnes voulurent en faire venir de
pareils de Philadelphie ; et nous calculâmes, ma femme et moi, que le
tout n’a pas coûté moins de cent livres sterling ».
—« Cela est vrai, dit le fermier. Mais vous ne racontez pas toute
l’histoire. Je pense que le bonnet vous a été de quelqu’avantage ; parce que c’est la
première chose qui a donné à nos filles
l’idée de tricoter des gants d’estame pour vendre à
Philadelphie, et se procurer, par ce moyen, des bonnets et des rubans ; et
vous savez que cette branche d’industrie s’accroît tous les
jours et doit avoir encore de meilleurs effets ».
Je fus assez
content de cet exemple de luxe, parce que non seulement les filles du cap May
devenaient plus heureuses en achetant de jolis bonnets, mais parce que cela
procurait aussi aux Philadelphiennes, une provision de gants chauds.
Dans nos
villes commerçantes, situées le long de la mer, les habitants
s’enrichissent de temps en temps. Quelques-uns de ceux qui
acquièrent du bien, sont prudents, vivent avec économie, et
conservent ce qu’ils ont gagné pour le laisser à leurs
enfants. Mais d’autres, flattés de faire parade de leur
richesse, font des extravagances et se ruinent. Les lois ne peuvent
l’empêcher ; peut-être même n’est-ce pas un mal
pour le public. Un schilling prodigué par un fou, est ramassé
par un sage, qui sait mieux comment il faut en faire usage ; et
conséquemment, il n’est point perdu.
Un homme vain
et fastueux bâtit une belle maison, la meuble avec
élégance, y vit d’une manière splendide, et se
ruine en peu d’années ; mais les maçons, les
charpentiers, les serruriers et d’autres ouvriers honnêtes
qu’il a fait travailler, ont pu, par ce moyen, entretenir et
élever leur famille. Le fermier a été récompensé
des soins qu’il a pris, et le bien a passé en de meilleures
mains.
Il est,
à la vérité, des cas, où quelques modes
inventées par le luxe peuvent devenir un mal public, comme il est
lui-même un mal particulier. Par exemple, si un pays exporte son
bœuf et sa toile pour payer l’importation du vin de Bordeaux et du
porter, tandis qu’une partie de ses habitants ne vivent que de pommes
de terre et n’ont point de chemises, cela ne ressemble-t-il pas
à ce que fait un fou qui laisse sa famille souffrir la faim et vend
ses vêtements pour acheter de quoi s’enivrer ? Notre commerce
américain est, je l’avoue, un peu comme cela. Nous donnons aux
Antilles de la farine et de la viande, pour nous procurer du rhum et du sucre
; c’est-à-dire, les choses les plus nécessaires à
la vie pour des superfluités.
Malgré
cela, nous vivons bien, et nous sommes même
dans l’abondance ; mais si nous étions plus sobres, nous
pourrions être plus riches.
L’immense
quantité de terres couvertes de bois, que nous avons encore à
préparer pour la culture, rendra longtemps notre nation laborieuse et
frugale. Si l’on juge du caractère et des mœurs des
Américains, par ce qu’on voit le long des côtes, on se
trompe beaucoup. Les habitants des villes commerçantes peuvent
être riches et adonnés au luxe, tandis que ceux des campagnes
possèdent toutes les vertus qui contribuent au bonheur et à la
prospérité publique. Ces villes commerçantes ne sont pas
très considérées par les campagnards. Ils les regardent
à peine comme une partie essentielle de l’état ; et
l’expérience de la dernière guerre a prouvé, que
quand elles étaient au pouvoir de l’ennemi, elles
n’entraînaient pas la sujétion du reste du pays, qui
continuait vaillamment à défendre sa liberté et son
indépendance.
Quelques
calculateurs politiques ont compté que si tous les individus des deux
sexes, voulaient travailler pendant quatre heures par jour à quelque
chose d’utile, ce travail leur suffirait pour se procurer les choses
les plus nécessaires et les agréments de la vie ; le besoin et
la misère seraient bannis du monde, et le reste des vingt-quatre
heures pourrait être consacré au repos et aux plaisirs.
Qu’est-ce
qui occasionne donc tant de besoin et de
misère ? C’est que beaucoup d’hommes et de femmes
travaillent à des choses qui ne sont ni utiles, ni agréables,
et consomment avec ceux qui ne font rien, les objets de première
nécessité, recueillis par les gens utilement laborieux. Je vais
expliquer ceci.
Le travail
arrache du sein de la terre et des eaux les premiers éléments
des richesses.
J’ai de
la terre, et je recueille du blé. Si, avec cela, je nourris une
famille, qui ne fasse rien, mon blé sera consommé, et à
la fin de l’année, je ne serai pas plus riche que je ne
l’étais au commencement. Mais, si en nourrissant ma famille,
j’en occupe une partie à filer, l’autre à faire des
briques et d’autres matériaux pour bâtir, le prix de mon
blé me restera, et au bout de l’an, nous serons tous mieux
vêtus et mieux logés. Mais si au lieu d’employer un homme
à faire des briques, je le fais jouer du violon pour m’amuser,
le blé qu’il consomme s’en va, et aucune partie de son
travail ne reste dans ma famille pour augmenter nos richesses et les choses
qui nous sont agréables. Je serai, conséquemment, rendu plus
pauvre par mon joueur de violon, à moins que le reste de ma famille
n’ait travaillé davantage ou mangé moins, pour remplacer
le déficit qu’il aura occasionné.
Considérez
le monde, et voyez des millions de gens occupés à ne rien
faire, ou du moins, à faire des choses qui ne produisent rien, tandis
qu’on est embarrassé pour se procurer les commodités de
la vie, et même le nécessaire. Qu’est-ce, en
général, que le commerce pour lequel nous combattons et nous
nous égorgeons les uns les autres ? N’est-ce pas la cause des
fatigues de plusieurs millions d’hommes, qui courent après des
superfluités, et perdent souvent la vie, en s’exposant aux
dangers de la mer ? Combien de travail ne perd-on pas, en construisant et
équipant de grands vaisseaux, pour aller chercher en Chine du
thé, en Arabie du café, aux Antilles du sucre, et dans
l’Amérique septentrionale, du tabac. On ne peut pas dire que ces
choses sont nécessaires à la vie ; car nos ancêtres
vivaient fort bien sans les connaître.
On peut poser
une question.
Tous ceux qui
sont maintenant employés à recueillir, à faire ou
à charrier des superfluités, pourraient-ils subsister en
cultivant des denrées d’une nécessité
première ?—Je crois que oui. La terre est très vaste, et
une grande partie de sa surface est encore sans culture. Il y a en Asie, en
Afrique, en Amérique, des forêts, qui ont plusieurs centaines de
millions d’acres ; il y en a même beaucoup en Europe. Un homme
deviendrait un fermier d’importance, en défrichant cent acres de
ces forêts ; et cent mille hommes à défricher chacun cent
acres, ne feraient pas une lacune assez grande pour être visible de la
lune, à moins qu’on n’y eût le télescope
d’Herschel ; tant sont vastes les pays que les bois couvrent encore !
C’est,
cependant, une sorte de consolation, que de songer que parmi les hommes, il y
a encore plus d’activité et de prudence que de paresse et de
folie. De là provient cette augmentation de beaux édifices, de
fermes bien cultivées, de villes riches et populeuses, qui se trouvent
dans toute l’Europe, et qu’on n’y voyait autrefois que sur
les côtes de la Méditerranée. Cette
prospérité est même d’autant plus remarquable, que
des guerres insensées exercent continuellement leurs ravages, et
détruisent souvent en une seule année les travaux de plusieurs
années de paix. Nous pouvons donc espérer, que le luxe de
quelques marchands des côtes des États-Unis de l’Amérique
ne causera pas la ruine de leur pays.
Encore une
réflexion, et je termine cette vague et longue lettre. Presque toutes
les parties de notre corps nous obligent à quelque dépense. Nos
pieds ont besoin de souliers, nos jambes de bas, le reste du corps exige des
habillements, et notre estomac une bonne quantité de nourriture.
Quoiqu’excessivement
utiles, nos yeux, quand nous sommes raisonnables, demandent
l’assistance peu coûteuse de lunettes, qui ne peuvent pas
beaucoup déranger nos finances. Mais les yeux des autres sont les yeux
qui nous ruinent. Si tout le monde était aveugle, excepté moi,
je n’aurais besoin ni de magnifiques habits, ni de belles maisons, ni
de meubles élégants.
Adieu, mon
cher ami. Bien à toi,
Benjamin Franklin
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