Pas
toujours facile de succéder à Paul, surtout un vendredi,
lorsqu’il évoque pour faire rêver rien de moins
qu’un monde sans argent et où la disparition ne serait pas une
fatalité !
Surtout
pour atterrir ensuite, quoique virtuellement, à Berlin et non pas au
Caire, à Aden et à Sanaa, à Manama ou à Tunis et
à Benghazi (en attendant d’autres pistes
d’aéroports). En se rappelant, et j’en oublie,
d’anciennes libérations vécues sur place et dans la
fièvre, à Saigon (Hô Chi Minh ville), Santiago, Amman et
Beyrouth, à Barcelone, Athènes ou Lisbonne et Lourenço
Marques (Maputo), puis à Berlin (mais dans un autre contexte). En
scrutant les nouvelles de Tripoli, où la famille régnante a la
folie de proclamer vouloir mourir dans sa ville en la mettant à feu et
à sang.
Comme
on dit, cela remet les choses en perspective, et la litanie médiocre
dont nous rendons compte devient moins insupportable, puisque dans certaines
circonstances – généralement, elles sont imprévues
– des bouchons qui semblaient à jamais scellés sautent !
Champagne !
Sans
attendre le dessert, ils s’y sont mis à 189 pour mettre les
pieds dans le plat ! C’est le nombre d’économistes
allemands signataires d’un court
manifeste publié par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le
quotidien étendard des conservateurs allemands, qui balaye d’un
revers tous les bricolages de stabilisation financière actuels,
à propos desquels les discussions n’en finissent pas ;
rendant de plus en plus incertain un accord européen d’ici au
sommet européen de la fin mars.
L’idée
centrale défendue est de favoriser à toute autre solution une
restructuration de la dette souveraine des Etats en difficulté et de
confier au FMI la responsabilité d’en décider.
C’est seulement dans ce contexte que des crédits pourraient
être consentis, et pas avant. Les signataires préconisent en
conséquence la mise au point d’un mécanisme de mise en
faillite des Etats surendettés. Corrélativement, la BCE ne
devrait pas selon eux continuer à effectuer sans limite des achats
obligataires sur le marché secondaire.
Cette
prise de position intervient dans un climat politique complexe, marqué
dernièrement par l’annonce d’un projet des groupes
parlementaires de la coalition gouvernementale, qui vise à restreindre
par un vote du Bundestag les marges de manœuvres d’Angela Merkel,
une véritable fronde à l’égard du flou de sa
politique, après les coups de semonce de la Bundesbank. Sont en
particulier visés toute décision de sa part permettant au fonds
de stabilité européen d’acheter des obligations
souveraines ou de financer le rachat des leurs par des Etats émetteurs.
« La responsabilité des uns envers les autres ne doit pas
être élargie », dit le projet, on ne peut plus
clairement.
Les
189 économistes considèrent dans leur texte commun que la
garantie permanente de pouvoir disposer de crédits serait une
« incitation massive » a répéter les
erreurs du passé, c’est à dire à ne pas respecter
les critères de dette et déficit public de la zone euro. Ils
estiment également que les mesures envisagées pour le pacte
de compétitivité qui devrait accompagner les mesures de stabilisation
financière en cours d’élaboration seraient trop faibles
pour s’y opposer.
Il
y a plusieurs manières d’analyser ce qui semble
préfigurer un tournant européen, s’il se
révélait impossible de passer outre un blocage allemand en
bonne et due forme, qui sonnerait le glas de toute tentative de
rapiécer un projet initial de sortie de crise
déjà sérieusement mité.
La
plus immédiate est d’enregistrer un repli des Allemands sur ce
qu’ils considèrent être la meilleure défense de
leurs intérêts, tournant résolument le dos à toute
expression d’une solidarité européenne. Prenant le risque
renforcé d’un éclatement de la zone euro, aux
conséquences moins prévisibles qu’il n’y paraît.
Fort
de ses résultats économiques, l’Allemagne peut être
tentée de croire qu’elle s’en sortira mieux toute seule.
Alors qu’une contestation sociale importante monte, les travailleurs
allemands réclamant leur part de cette nouvelle
prospérité, mettant en avant la fragilité et le
renforcement de la nature précaire de l’emploi que dissimule sa
remontée.
Berthold
Huber, président du syndicat de l’industrie IG Metall a
déclaré hier « Nous voulons envoyer un signal aux
employeurs et responsables politiques : il faut arrêter cette course au
dumping au détriment de l’humain ». Il a ainsi donné
le sens de la journée d’action, hier jeudi, où plus de
200.000 travailleurs ont manifesté : « En cette
période de croissance, nous nous élevons contre la
dégradation des conditions de travail en raison du recours massif au
travail intérimaire et aux emplois précaires ».
L’année
2011 va encore être marquée par six élections
régionales successives, après que le CDS a enregistré
une vertigineuse défaite à Hambourg, un ancien fief de longue
date social-démocrate. La coalition toute entière semble
tentée de poursuivre sur la voie engagée par le FDP – les
libéraux anciennement pro-européens – qui consiste
à faire du refus de toute implication allemande dans la stabilisation
financière européenne un levier électoral.
Des
campagnes incessantes menées par la presse à sensation, comme
Bild, relayent auprès de l’opinion publique allemande la sourde
opposition à celle-ci que les milieux conservateurs entretiennent et
développent.
Une
autre analyse, complémentaire, peut être proposée.
N’est-il pas déjà acquis que les bricolages
européens en cours – ainsi que ceux qui sont laborieusement
discutés – ne sont pas à la hauteur des problèmes
qu’ils prétendent régler ? Que la dette publique,
énormément gonflée par la crise financière et le
sauvetage des banques comme viennent de le montrer les derniers chiffres
allemands, est devenue trop importante pour pouvoir être digérée
par une politique d’austérité budgétaire
renforcée accompagnée de soutiens financiers européens
chers monnayés ?
Destatis,
l’office fédéral allemand des statistiques, vient de
rendre public le chiffre de la dette allemande (Etat fédéral,
Länder et communes), qui a atteint 1.999 milliards d’euros, soit
une augmentation de 18%, ou 300 milliards d’euros en un an. C’est
la création de bad banks qui est pour l’essentiel
à l’origine de celle-ci, notamment pour Hypo Real Estate (HRE)
et la banque régionale publique WestLB. Qu’en sera-t-il demain
de la dette, lorsqu’il ne pourra plus être évité de
poursuivre les restructurations des banques régionales allemandes, dont
celle de WestLB n’était que la première
étape ?
Les
189 économistes allemands, quelles que soient leurs motivations, ne
font que sanctionner cette évidence. Ils en viennent à une
conclusion qui a été soigneusement rejetée
jusqu’à maintenant : il faut restructurer, c’est
à dire négocier le montant et le calendrier de remboursement de
la dette souveraine des pays qui ne peuvent faire face à son
remboursement.
Cela
revient à ouvrir une boîte de Pandore et à projeter sur
le devant de la scène ce qui était relégué dans
les coulisses : l’état du système bancaire
européen. Ainsi qu’à reconnaître la
véritable dimension de la crise européenne actuelle, ce que les
économistes allemands se gardent de faire, ne voulant implicitement
s’en tenir qu’aux différences de compétitivité
entre pays.
La
consanguinité d’une situation où l’on a vu les
banques européennes financer une dette européenne dont
l’accroissement brutal résultait de la crise financière
elle-même est une donnée essentielle. Tant qu’elle ne sera
pas prise en compte, la crise proprement européenne perdurera.
En
attendant, la BCE qui souhaitait se désengager de ses mesures non
conventionnelles se retrouve bloquée, ce qui n’est pas un
moindre paradoxe de la position allemande, qui a toujours fait de
l’orthodoxie de la politique de celle-ci la pierre cardinale de sa
vision européenne. Le marché joue quant à lui la
hausse prochaine de son taux, destinée à faire face à la
menace d’une remontée de l’inflation en Allemagne, mais
qui va accroître les difficultés des pays de la zone des
tempêtes. Toute la limite des politiques monétaristes
trouve ainsi son illustration la plus exemplaire.
La
prise de position des 189 économistes allemands est ambivalente.
Politiquement, elle va conforter le mouvement de repli des Allemands et
rendre encore plus aléatoires, si ce n’est impossible, les
tentatives de montage d’un filet de sécurité financier
européen. Economiquement, elle met le doigt là où cela
fait mal et renforce les divisions déjà enregistrées en
Allemagne entre les milieux financiers et industriels. Ces derniers toujours
déterminés à ce que les banques prennent leurs
responsabilités, qu’elles ont largement éludées.
C’est
ce qui permet de comprendre les mesures déjà prises par le
gouvernement allemand en matière de taxation des banques, ainsi que
son soutien maintenu à un projet de taxation des transactions
financières, qui ne se résument pas comme en France à de
simples opérations politiques de relations publiques sans lendemain.
Totalement pris de cours par les opérations hasardeuses et
catastrophiques de son système bancaire, le gouvernement allemand a
ainsi manifesté, avec calcul mais non sans quelque
naïveté, son refus d’être surpris une seconde fois.
Le
fait qu’aucune piste ne soit suggérée en terme de
mécanisme de mise en faillite par les économistes
pétitionnaires et en particulier que ne soit même pas
évoquées les conséquences qui en résulteraient
pour le système bancaire, montre toutefois qu’il y a encore du
chemin à faire !
En
reconstruisant un mur destiné à ne plus les diviser, mais
à les isoler au prétexte de les protéger, les Allemands
sont en train d’ajouter une lourde pierre à un édifice
européen qui déjà chancelait sous le poids de ses
propres contradictions.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*)
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reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste
presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs
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