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Depuis
des semaines et des semaines, les rebondissements européens mobilisent
toutes les attentions, faisant de la zone euro l’épicentre
d’une crise abusivement réduite à celle de la dette
publique. Plus fortes que jamais, les incertitudes qui y sont liées
vont devoir également intégrer celles que suscitent la dette
américaine, qui revient dans l’actualité et dont les
implications sont d’une toute autre dimension.
Un
couperet va tomber dans deux jours, le 23 novembre prochain. A cette date, la
commission composée à parts égales de membres
démocrates et républicains du Congrès va devoir rendre
sa copie, dont le sujet imposé est de réduire une dette
s’approchant des 15.000 milliards de dollars. Elle a pour mission de
fournir un plan d’économies budgétaires de 1.200
milliards de dollars sur dix ans, reposant sur un savant compromis, toujours
introuvable à ce jour, fait de coupes dans le budget et d’accroissement
des recettes. Si elle n’y parvient pas, les coupes seront automatiques,
taillant à la fois dans les programmes sociaux et les dépenses
militaires, en vertu des décisions déjà prises par le
Congrès. Mais rien ne sera pour autant réglé.
A
ce montant de 15.000 milliards de dollars, il faut en réalité
ajouter les engagements pris au titre de Fannie Mae et Freddie Mac, de
Medicare, Medicaid et de la Social Security, ainsi que la dette des Etats
fédéraux et des municipalités. Pourtant, les Américains
ne rencontrent pas encore de difficultés à financer leur dette
fédérale, ses taux d’intérêts restent
à un niveau très bas, même après la baisse de leur
notation. A cet égard, le parallèle s’impose avec le
Japon, dont la note est AA-, la dette proche des 200% de son PIB, mais qui
continue de la financer au taux de 1%.
Mais
combien de temps cet état de grâce peut-il durer
côté américain ? Le statut du dollar n’est certes
pas étranger à la bonne santé de la dette, mais il ne la
prémunit pas éternellement d’un accroissement de son
taux, qui ferait augmenter de manière insupportable son coût
dans le budget fédéral.
Sans
attendre cette échéance, les Etats-Unis doivent faire face
à l’explosion de leur dette. Elle a augmenté d’un
tiers en l’espace de quelques années, faisant
considérablement croître les besoins de son financement. Les
facteurs de cette augmentation brutale sont connus. Par ordre
décroissant d’importance : la baisse des recettes des taxes et
impôts (en raison de la dégradation de la situation économique),
la multiplication des exemptions au fil des années, l’importance
des crédits militaire, les intérêts de la dette et, in
fine, les mesures de relance économique… Les deux premiers
facteurs ont à eux seuls dernièrement contribué à
la moitié de la croissance de la dette, les dépenses militaires
d’environ 15%, les intérêts de la dette 11% et les mesures
de relance 6% seulement ! Voilà qui donne une idée des marges
de manoeuvre disponibles du côté de la
réduction des dépenses.
Quels
sont par ailleurs les acheteurs de la dette et leurs poids respectifs ? Les
fonds souverains et banques centrales étrangères ont
actuellement absorbé environ un tiers de celle-ci, Chine et Japon en
tête, suivis par les pays producteurs de pétrole. La Fed et les Trusts
funds (dont la Social Security) en sont
détenteurs d’environ 40%, et les fonds de pension et de gestion,
banques et assurances d’environ 25%.
Après
avoir augmenté jusqu’au début de la crise – elle
était alors de 50% – la part les investisseurs étrangers
est en régression, depuis tombée à 30%. Celle de la Fed
est au contraire en pleine progression ; à la faveur de ses
opérations de création monétaire, qui ont financé
70% de l’accroissement de la dette. La mutation est donc importante,
soulevant la question de savoir par qui la dette va-t-elle continuer à
être financée.
Les
perspectives peu optimistes de croissance économique concourent
à son augmentation, diminuant encore les recettes d’impôts
et de taxes dans le budget fédéral. D’autant que, servant
en priorité à financer la machine militaire, la consommation
des ménages et à consolider le marché immobilier,
l’endettement américain n’est pas utilisé au profit
d’investissements productifs avec pour objectif la relance
économique, laissant peu de chances à l’inversion de
cette tendance.
D’autres
considérations doivent entrer en ligne de compte dans l’analyse.
Si la dette a toujours bénéficié du statut du dollar,
cette situation privilégiée n’est pas destinée
à durer. La disproportion entre le rôle du dollar et le poids
économique des Etats-Unis est telle aujourd’hui, comparée
aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, que la reconsidération
de ce statut privilégié n’est qu’une question de
temps.
La
dépréciation du dollar est désormais continue, effet
voulu d’une politique qui vise à relancer les exportations
américaines et à faire baisser le taux de la dette US pour en
diminuer le coût. C’est désormais une tendance profonde,
qui accélère le désengagement progressif des
investisseurs étrangers de la dette, car ils ont tout à y
perdre. Mais ils sont pris au piège, condamnés à en
assurer au moins le roulement pour ne pas constater leurs pertes.
Il
n’y a pas d’autre issue que de réduire la dette, mais
comment cela se présente-t-il ? Mal, et pas uniquement en raison du
blocage des républicains qui ne veulent pas entendre parler
d’augmentation des impôts et taxes. Si l’on y regarde de
plus près, il est en effet dans la logique de la fiscalité
américaine de favoriser l’endettement. Au fil des mandats,
quelle que soit la couleur politique des présidents, les exemptions de
tous ordres ont prévalu, diminuant les ressources de l’Etat.
Aujourd’hui, faute de remettre en cause la distribution
inégalitaire de la richesse, il est illusoire de prétendre
rétablir la situation seulement en accroissant la pression fiscale sur
les plus riches.
Une
augmentation de la très faible TVA, dont il est question, aurait comme
conséquence inévitable de pénaliser la consommation,
déjà en berne, alors qu’elle contribue à hauteur
de 70% à la croissance économique, la pénalisant
davantage et accroissant par ricochet la dette publique…
L’équation n’étant pas proche d’être
résolue, la solution de plus grande pente, celle de la
facilité, va être suivie à nouveau.
Elle
repose sur des expédients qui ne sont pas durables, la Fed ne pouvant
pas ad vitam aeternam financer la dette en multipliant des programmes
de création monétaire, vu la taille déjà
colossale atteinte par son bilan et les dégâts que créent
ces émissions massives de liquidités. Tirer de telles traites
sur l’avenir dans le contexte du basculement économique
planétaire en cours a des limites déjà
dépassées.
La
proposition de créer de la dette perpétuelle – qui
périodiquement resurgit dans des cercles restreints – est par
ailleurs difficilement concevable. Destinée à ne pas être
remboursée, seuls ses intérêts seraient versés,
mais elle pourrait être négociée sur le marché
secondaire en cas de besoin. Cela reviendrait à consolider la
dette, à la restructurer dans la pratique, et cela
représenterait une nouvelle formule de la fuite en avant actuelle.
Dans
l’immédiat, les opérations de carry trade déstabilisatrices de
l’économie des pays émergents se poursuivent.
Elles s’appuient sur le différentiel des taux
d’intérêt entre les Etats-Unis et les pays émergents,
qui pratiquent des taux d’intérêts plus
élevés. Cela crée un cercle vicieux, car ces derniers
augmentant leur taux d’intérêt pour se protéger de
l’inflation que les afflux de dollars créent, ce qui les attire
encore plus. Des barrières à la circulation des capitaux sont
dressées, circonvenant à la libre circulation des flux
financiers et grippant à la marge le fonctionnement du système
monétaire international.
La
dépréciation du dollar a aussi pour conséquence
indirecte la hausse des matières premières, car leur commerce
est généralement libellé dans cette monnaie. Le
remède employé par les Américains pour tenter de
temporiser la crise de leur dette a plus que jamais des effets nocifs et
destinés à perdurer.
Plus
souterraine, une autre conséquence risque à terme de se
produire. On constate déjà en Europe que l’accroissement
du risque lié aux obligations souveraines atteint
l’équilibre du système financier européen (et
pourrait atteindre, via les CDS qu’elles ont émis, les banques
américaines). Si le risque lié à la dette
américaine devait à son tour augmenter, cette
déstabilisation prendrait une toute autre ampleur. La
solvabilité des banques et du système financier international
en serait profondément affectée, les obligations américaines
étant très utilisées comme collatéral dans le cadre
des transactions financières, ou pour construire des produits
financiers structurés.
Le
pouvoir destructif de la crise de la dette américaine est sans commune
mesure avec celui de la dette européenne.
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