Monsieur Alan Greenspan, qui
dirigea la Federal Reserve, la banque centrale
américaine pendant près de vingt ans, a commis hier un article
dans le Financial Times intitulé : « Dodd-Frank fails to meet test of our
times », la loi Dodd-Frank-n’est
pas à la hauteur des exigences de notre temps.
La loi Dodd-Frank,
c’est ce fatras de 243 règlements, couvrant plusieurs milliers
de pages, qui passe pour une réforme de la finance américaine,
et cela va de soi qu’elle n’est pas à la hauteur puisque
ce qu’il aurait fallu, à savoir quelques grands principes comme
l’interdiction des paris sur les fluctuations de prix, ne remplirait
que cinq pages, grand maximum. Mais si je dis que M. Greenspan a
« commis » un texte à ce sujet, c’est que
ce qu’il reproche à la loi Dodd-Frank,
ce sont précisément les quelques très rares
mérites que présente ce fatras.
Quelques exemples, et
l’on s’épouvante déjà que le premier type
d’argument soit invoqué par la personne qui fit la pluie et le
beau temps dans la finance mondiale de 1987 à 2006 : « Si
l’on interdit l’activité financière X aux
États-Unis, les gens qui la pratiquent, iront la pratiquer
ailleurs ». Soumettons cet argument à un petit exercice de
traduction en français puisque son ridicule a cessé de faire
rire les politiques et qu’ils se sont mis depuis un peu plus de trente
ans à le prendre très au sérieux.
Mettons-nous tous ensemble,
nous, représentants du peuple, et votons une loi qui interdit des
pratiques dangereuses, ou comme l’on dit aujourd’hui :
« qui introduisent du risque systémique »,
autrement dit, qui aggravent la probabilité que le système
économique tout entier ne s’écroule. Mais voilà
que M. Greenspan passe par là et dit : « Attention, il
y avait là de l’argent à gagner, et vous voudriez que ce
soient d’autres que nous qui le gagnent ? », et tous de
s’écrier alors : « Ah, zut ! Vu sous cet
angle-là, ce n’est peut-être pas une bonne
idée ! »
Aristote avait
déjà fait remarquer que la fièvre de l’or est une
maladie professionnelle des marchands – excusable chez eux,
précisait-il – mais contre laquelle les gens ordinaires
devraient être vaccinés. Cela n’empêche pas le
principe de marchand de soupe irresponsable de M. Greenspan d’avoir
acquis aujourd’hui un statut d’évidence – à
Bruxelles aussi bien qu’à Washington.
Autre faiblesse de la loi Dodd-Frank selon M. Greenspan : le fait
d’avoir voulu responsabiliser les agences de notation a eu des
conséquences négatives imprévues. Vous vous souvenez
sans doute qu’autrefois les notateurs se contentaient
d’émettre des « opinions » du type
« AAA », c’est-à-dire « risque
de non-remboursement quasi nul », alors que la nouvelle loi
exige d’eux qu’ils s’engagent un peu plus : que quand
ils attribuent une note de risque de crédit, ils le
« croient vraiment ». Las ! s’écrie
M. Greenspan, regardez à quelles conséquences fâcheuses
cela conduit :
« Peu de temps
après le vote de la loi (Dodd-Frank), en
juillet 2010, Ford Motor Credit
(le bras financier du constructeur automobile) s’attela à
l’émission d’un titre (Asset-backed security) d’un montant supposé
d’un milliard de dollars. Il fallait à ce produit une notation
de crédit, que Ford ne parvint pas à obtenir. La loi stipulait
entre autres que les notateurs seront responsables devant la loi de leurs
opinions évaluant un risque. Pour permettre l’émission de
cette Asset-backed security, la Securities and Exchange
Commission (le régulateur des marchés financiers
américains) a dû suspendre de facto la nécessité
d’une notation de crédit ».
Résumons, Ford Motor Credit rassemble une
collection de prêts automobiles pour un montant d’un milliard de
dollars en véhicules. Les notateurs, qui engagent désormais
leur responsabilité, refusent de noter le titre – ce qui ne peut
vouloir dire qu’une seule chose : que c’est une camelote
absolue. À la suite de quoi la SEC déclare
qu’après tout, une notation n’est pas vraiment
nécessaire, et le titre est néanmoins émis.
Qu’est-ce que cela
signifie ? Cela veut dire que comme la loi Dodd-Frank
a retiré l’irresponsabilité coupable aux agences de
notation, le régulateur des marchés financiers a embrayé
et a pris l’irresponsabilité coupable à son propre
compte, en disant : « Après tout, cette notation de
risque de crédit n’a pas tellement d’importance :
appliquons quand même le tampon ! ».
Mais ce laxisme
imbécile est-il attribuable à la nouvelle loi, comme le
prétend Greenspan ? Autrement dit, qu’est-ce qui a dû
se passer pour que la SEC cautionne la merde produite – selon
l’opinion implicite des agences de notation – par Ford Motor Credit ? Je ne suis
pas dans le secret des dieux mais il n’est pas très difficile de
l’imaginer : le chantage à l’emploi par la
société Ford.
Le chantage à
l’emploi, c’est quand on essaie d’éveiller
l’esprit « marchand de soupe » chez les
employés, quand on cherche à provoquer la fièvre de
l’or chez eux. « On ne va quand même pas laisser
fermer l’usine d’obus à uranium appauvri, dit-on. Si on le
faisait, ce seraient les autres qui les fabriqueraient à notre
place ! ». On aura reconnu une variété de la
règle sacro-sainte prônée par M. Greenspan.
Pendant près de vingt
ans, à la tête de la Fed, M. Greenspan a été la
personne la plus influente de la finance mondiale. Il l’a
réglée ou – le plus souvent – s’est abstenu
de la réguler, il nous le dit maintenant, en fonction du principe du
marchand de soupe : « On ne va quand même pas laisser
d’autres faire de l’argent que nous pourrions faire nous-même ! » – et ceci,
quelle que soit la nocivité de l’activité en question,
quelle que soit la quantité de « risque
systémique » que l’on injecte dans
l’économie en l’autorisant.
J’ai mentionné il
y a quelques jours la
lettre réclamant l’interdiction des paris sur les fluctuations
de prix adressée conjointement par un grand nombre
d’organisations à la Commodity Futures Trading
Commission (CFTC), le régulateur américain des
marchés à terme de matières premières, et
j’ai attiré l’attention sur la présence massive
d’ordres religieux parmi les signataires de la lettre. C’est que
les marchands reviennent envahir le temple aussitôt qu’on a le
dos tourné : ils encombrent désormais les couloirs
à New York, Chicago, Londres et Bruxelles. Moïse en a
pété les plombs, Aristote a crié casse-cou,
Jésus-Christ, l’agneau de Dieu, s’est transformé en
casseur. Comme on l’a vu, les Sœurs
de la Présentation et de la Très Sainte Vierge Marie
prennent le relais et montent au créneau. Il ne faudrait pas
qu’elles s’y retrouvent toutes seules.
Paul Jorion
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