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Cours Or & Argent

Le principe du « Marchand de Soupe »

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Publié le 31 mars 2011
1168 mots - Temps de lecture : 2 - 4 minutes
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Rubrique : Editoriaux

 

 

 

 

Monsieur Alan Greenspan, qui dirigea la Federal Reserve, la banque centrale américaine pendant près de vingt ans, a commis hier un article dans le Financial Times intitulé : « Dodd-Frank fails to meet test of our times », la loi Dodd-Frank-n’est pas à la hauteur des exigences de notre temps.

La loi Dodd-Frank, c’est ce fatras de 243 règlements, couvrant plusieurs milliers de pages, qui passe pour une réforme de la finance américaine, et cela va de soi qu’elle n’est pas à la hauteur puisque ce qu’il aurait fallu, à savoir quelques grands principes comme l’interdiction des paris sur les fluctuations de prix, ne remplirait que cinq pages, grand maximum. Mais si je dis que M. Greenspan a « commis » un texte à ce sujet, c’est que ce qu’il reproche à la loi Dodd-Frank, ce sont précisément les quelques très rares mérites que présente ce fatras.

Quelques exemples, et l’on s’épouvante déjà que le premier type d’argument soit invoqué par la personne qui fit la pluie et le beau temps dans la finance mondiale de 1987 à 2006 : « Si l’on interdit l’activité financière X aux États-Unis, les gens qui la pratiquent, iront la pratiquer ailleurs ». Soumettons cet argument à un petit exercice de traduction en français puisque son ridicule a cessé de faire rire les politiques et qu’ils se sont mis depuis un peu plus de trente ans à le prendre très au sérieux.

Mettons-nous tous ensemble, nous, représentants du peuple, et votons une loi qui interdit des pratiques dangereuses, ou comme l’on dit aujourd’hui : « qui introduisent du risque systémique », autrement dit, qui aggravent la probabilité que le système économique tout entier ne s’écroule. Mais voilà que M. Greenspan passe par là et dit : « Attention, il y avait là de l’argent à gagner, et vous voudriez que ce soient d’autres que nous qui le gagnent ? », et tous de s’écrier alors : « Ah, zut ! Vu sous cet angle-là, ce n’est peut-être pas une bonne idée ! »

Aristote avait déjà fait remarquer que la fièvre de l’or est une maladie professionnelle des marchands – excusable chez eux, précisait-il – mais contre laquelle les gens ordinaires devraient être vaccinés. Cela n’empêche pas le principe de marchand de soupe irresponsable de M. Greenspan d’avoir acquis aujourd’hui un statut d’évidence – à Bruxelles aussi bien qu’à Washington.

Autre faiblesse de la loi Dodd-Frank selon M. Greenspan : le fait d’avoir voulu responsabiliser les agences de notation a eu des conséquences négatives imprévues. Vous vous souvenez sans doute qu’autrefois les notateurs se contentaient d’émettre des « opinions » du type « AAA », c’est-à-dire « risque de non-remboursement quasi nul », alors que la nouvelle loi exige d’eux qu’ils s’engagent un peu plus : que quand ils attribuent une note de risque de crédit, ils le « croient vraiment ». Las ! s’écrie M. Greenspan, regardez à quelles conséquences fâcheuses cela conduit :

« Peu de temps après le vote de la loi (Dodd-Frank), en juillet 2010, Ford Motor Credit (le bras financier du constructeur automobile) s’attela à l’émission d’un titre (Asset-backed security) d’un montant supposé d’un milliard de dollars. Il fallait à ce produit une notation de crédit, que Ford ne parvint pas à obtenir. La loi stipulait entre autres que les notateurs seront responsables devant la loi de leurs opinions évaluant un risque. Pour permettre l’émission de cette Asset-backed security, la Securities and Exchange Commission (le régulateur des marchés financiers américains) a dû suspendre de facto la nécessité d’une notation de crédit ».

Résumons, Ford Motor Credit rassemble une collection de prêts automobiles pour un montant d’un milliard de dollars en véhicules. Les notateurs, qui engagent désormais leur responsabilité, refusent de noter le titre – ce qui ne peut vouloir dire qu’une seule chose : que c’est une camelote absolue. À la suite de quoi la SEC déclare qu’après tout, une notation n’est pas vraiment nécessaire, et le titre est néanmoins émis.

Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que comme la loi Dodd-Frank a retiré l’irresponsabilité coupable aux agences de notation, le régulateur des marchés financiers a embrayé et a pris l’irresponsabilité coupable à son propre compte, en disant : « Après tout, cette notation de risque de crédit n’a pas tellement d’importance : appliquons quand même le tampon ! ».

Mais ce laxisme imbécile est-il attribuable à la nouvelle loi, comme le prétend Greenspan ? Autrement dit, qu’est-ce qui a dû se passer pour que la SEC cautionne la merde produite – selon l’opinion implicite des agences de notation – par Ford Motor Credit ? Je ne suis pas dans le secret des dieux mais il n’est pas très difficile de l’imaginer : le chantage à l’emploi par la société Ford.

Le chantage à l’emploi, c’est quand on essaie d’éveiller l’esprit « marchand de soupe » chez les employés, quand on cherche à provoquer la fièvre de l’or chez eux. « On ne va quand même pas laisser fermer l’usine d’obus à uranium appauvri, dit-on. Si on le faisait, ce seraient les autres qui les fabriqueraient à notre place ! ». On aura reconnu une variété de la règle sacro-sainte prônée par M. Greenspan.

Pendant près de vingt ans, à la tête de la Fed, M. Greenspan a été la personne la plus influente de la finance mondiale. Il l’a réglée ou – le plus souvent – s’est abstenu de la réguler, il nous le dit maintenant, en fonction du principe du marchand de soupe : « On ne va quand même pas laisser d’autres faire de l’argent que nous pourrions faire nous-même ! » – et ceci, quelle que soit la nocivité de l’activité en question, quelle que soit la quantité de « risque systémique » que l’on injecte dans l’économie en l’autorisant.

J’ai mentionné il y a quelques jours la lettre réclamant l’interdiction des paris sur les fluctuations de prix adressée conjointement par un grand nombre d’organisations à la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), le régulateur américain des marchés à terme de matières premières, et j’ai attiré l’attention sur la présence massive d’ordres religieux parmi les signataires de la lettre. C’est que les marchands reviennent envahir le temple aussitôt qu’on a le dos tourné : ils encombrent désormais les couloirs à New York, Chicago, Londres et Bruxelles. Moïse en a pété les plombs, Aristote a crié casse-cou, Jésus-Christ, l’agneau de Dieu, s’est transformé en casseur. Comme on l’a vu, les Sœurs de la Présentation et de la Très Sainte Vierge Marie prennent le relais et montent au créneau. Il ne faudrait pas qu’elles s’y retrouvent toutes seules.



 

Paul Jorion

  

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.   

 

 

 

 

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Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).
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