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1. L'État et
l'Économie
Le socialisme est le passage des moyens de production de la propriété privée
à la propriété de la société organisée, de l'État(1). L'État socialiste est propriétaire
de tous les moyens de production matériels et partant, le dirigeant de la
production générale. On oublie trop souvent qu'il n'est pas nécessaire que le
passage de la propriété mise sous la puissance de l'État et à sa disposition
s'accomplisse selon les formes établies par le droit pour les transmissions
de propriété à une époque historique qui repose sur la propriété privée des
moyens de production; il importe encore moins qu'on use pour cette opération
du vocabulaire traditionnel du droit privé. La propriété est la possibilité
de disposer d'un bien. Si cette possibilité est comme détachée de son nom
traditionnel, si elle est affectée à une institution juridique portant un nom
nouveau, tout cela est pour l'essentiel sans importance. Il ne faut pas s'en
tenir au mot, mais au fait lui-même. L'évolution vers le socialisme ne s'est
point accomplie par un transfert purement formel à l'État. La restriction des
droits du propriétaire est aussi un moyen de socialisation. La faculté de
disposer de son bien lui est retirée bribe par bribe. Si l'État s'assure une
influence toujours plus importante sur l'objet et les méthodes de la
production, s'il exige une part toujours plus grande du bénéfice de la
production, la part du propriétaire est restreinte de jour en jour;
finalement il ne lui reste plus que le mot vide de propriété, la propriété
même étant entièrement passée aux mains de l'État.
On méconnaît ordinairement la différence fondamentale qu'il y a entre l'idée
libérale et l'idée anarchiste. L'anarchisme rejette toute organisation de
contrainte sociale, il rejette la contrainte en tant que moyen de technique
sociale. Il veut vraiment supprimer l'État et l'ordre juridique, parce qu'il
est d'avis que la société pourrait s'en passer sans dommage. De l'anarchie,
il ne redoute pas le désordre, car il croit que les hommes, même sans
contrainte, s'uniraient pour une action sociale commune, en tenant compte de
toutes les exigences de la vie en société. En soi, l'anarchisme n'est ni
libéral ni socialiste; il se meut sur un autre plan. Celui qui tient l'idée
essentielle de l'anarchisme pour une erreur, considère comme une utopie la
possibilité que jamais les hommes puissent s'unir pour une action commune et
paisible sans la contrainte d'un ordre juridique et de ses obligations;
celui-là, qu'il soit socialiste ou libéral, repoussera les idées anarchistes.
Toutes les théories libérales ou socialistes, qui ne font pas fi de
l'enchaînement logique des idées ont édifié leur système en écartant
consciemment, énergiquement, l'anarchisme. Le contenu et l'ampleur de l'ordre
juridique diffèrent dans le libéralisme et dans le socialisme, mais tous deux
en reconnaissent la nécessité. Si le libéralisme restreint le domaine de
l'activité de l'État, il ne songe pas à contester la nécessité d'un ordre
juridique. Il n'est pas anti-étatiste, il ne considère pas l'État comme un
mal même nécessaire. Sa position vis-à-vis du problème de l'État ne lui est
pas dictée par son antipathie contre la « personne » de l'État,
mais par sa position en ce qui touche le problème de la propriété. Voulant la
propriété privée des moyens de production, il doit logiquement repousser tout
ce qui s'y oppose. À son tour le socialisme, se détournant par principe de
l'anarchisme, cherche à élargir le domaine régi par l'organisation de
contrainte de l'État. Son but le plus marqué n'est-il pas de mettre fin à
« l'anarchie de la production »? Le socialisme ne supprime pas
l'ordre juridique de l'État et sa contrainte; il l'étend au contraire sur un
domaine que le libéralisme veut laisser libre de toute contrainte de l'État.
Les écrivains
socialistes, en particulier ceux qui recommandent le socialisme pour des
raisons morales, aiment assez représenter le socialisme comme étant la forme
de société qui recherche le bien et le mieux-être général, tandis que le
libéralisme n'a en vue que les intérêts d'une classe particulière. On ne peut
juger de la valeur ou de la non-valeur d'une forme de société organisée,
avant de s'être fait une image nette de ses résultats. Or ce n'est que grâce
à des enquêtes minutieuses qu'on pourra vraiment dresser le bilan des
réalisations libérales ou socialistes. La prétention du socialisme d'être le seul
à vouloir le mieux peut être de prime abord rejetée, comme erronée. Car
si le libéralisme combat pour la propriété privée des moyens de production,
ce n'est point par égard pour les intérêts particuliers des propriétaires, mais
parce qu'il attend d'une constitution économique reposant sur la propriété
privée des ressources plus abondantes et meilleures pour tous. Dans
l'organisation économique libérale, la production est plus abondante que dans
l'organisation socialiste. Au surplus, ce ne sont pas seulement les
possédants qui en profitent et la lutte contre les idées fallacieuses du
socialisme n'est pas une défense des intérêts particuliers des riches. Avec
le socialisme, l'homme le plus pauvre serait lésé. Qu'on pense ce qu'on veut
de cette prétention du libéralisme; en tout cas il n'est pas permis de
l'accuser d'être une politique ne visant que les intérêts particuliers d'une
classe retreinte. Socialisme et libéralisme ne se distinguent point par le
but qu'ils poursuivent, mais par les moyens qu'ils emploient pour y
atteindre.
2. Les droits fondamentaux dans la théorie socialiste
Le libéralisme avait résumé son programme en un certain nombre de points
qu'il recommandait comme revendications du droit naturel. Ce sont là les
droits de l'homme et du citoyen, objet des luttes pour la libération des
esprits, au XVIIIe et au XIXe siècles. Ils sont
inscrits en lettres d'or dans les lois constitutionnelles qui ont vu le jour
sous la poussée révolutionnaires de cette époque. Était-ce là leur place?
Question à laquelle même des partisans du libéralisme pourraient répondre
négativement. Car leur forme et leur texte en font moins des paragraphes du
droit, propres à entrer dans une loi d'application pratique, qu'un programme
politique pour la législation et l'administration publique. En tout cas, une
chose est claire: il ne suffit pas de leur réserver un accueil solennel dans
les lois fondamentales de l'État et dans les chartes constitutionnelles. Il
faut que leur esprit pénètre tout l'État. Cela n'a pas servi à grand-chose au
citoyen autrichien que la loi organique de l'État lui reconnût le droit
« dans la limite des lois, d'exprimer librement sa pensée par la parole,
l'écrit, le livre ou l'image classique ». Ces limites des lois n'en entravèrent
pas moins la libre expression de la pensée, comme si la loi organique n'avait
jamais été promulguée. L'Angleterre ignore le droit de libre expression de la
pensée, et pourtant dans ce pays la parole et la presse sont vraiment libres,
parce que l'esprit de liberté anime toute la législation anglaise.
Sur le modèle de ces droits politiques fondamentaux, quelques écrivains
antilibéraux ont essayé d'établir des droits économiques fondamentaux. Ils
poursuivent un double but. D'une part, ils veulent montrer l'insuffisance
d'un ordre social qui ne garantit même pas ces droits naturels de l'homme.
D'autre part, ils veulent y trouver matière à quelques formules voyantes, qui
seront utiles à la propagande de leurs idées. En général, ces écrivains ne
pensaient pas qu'il suffirait de fixer par une loi ces droits fondamentaux
pour bâtir un ordre social conforme à leur idéal. La plupart des auteurs, du
moins les plus anciens, savaient bien que le but de leurs aspirations ne
serait atteint qu'en passant par la socialisation des moyens de production. Les
droits économiques fondamentaux devaient seulement servir à montrer les
exigences auxquelles devait répondre un ordre social. Ils étaient plus une
critique qu'un programme. Si nous les considérons de ce point de vue, ils
nous ouvriront des aperçus sur la tâche que le socialisme doit accomplir
suivant la pensée de ses chefs.
Avec Anton Menger, on
a pris l'habitude d'admettre trois droits économiques fondamentaux: le droit
au produit intégral du travail, le droit à l'existence et le droit au travail(2).
Toute production
demande une action concertée des facteurs de production matériels et
personnels; elle est une combinaison dirigée du sol, du capital et du
travail. Dans quelle mesure les forces des chacun de ces facteurs ont-elles contribué au succès de la production? C'est ce
qu'il est difficile de découvrir. Quelle part de la valeur du produit doit-on
attribuer à chacun des facteurs? C'est une question à laquelle l'homme qui
dirige une exploitation répond tous les jours, à toute heure. L'explication
scientifique n'en a été donnée que dans ces derniers temps, d'une manière
provisoirement suffisante, en attendant une solution définitive. Des prix
étant établis par le marché pour tous les facteurs de production, à chacun
est attribuée l'importance qui lui revient pour sa collaboration au résultat
de la production. Chaque facteur de production reçoit dans le prix le produit
de sa collaboration. Avec son salaire, l'ouvrier reçoit le produit intégral
de son travail. Ainsi, à la lumière de la doctrine subjective des valeurs la
revendication socialiste d'un droit au produit intégral du travail apparaît
comme un non-sens, ce qu'elle n'est pas. C'est seulement les mots dans
lesquels elle s'enveloppe qui sont incompréhensibles pour notre pensée
scientifique moderne; ils témoignent d'une conception qui voit seulement dans
le travail la source de la valeur d'un produit. Celui qui, pour la théorie
des valeurs, adopte ce point de vue, doit forcément considérer la
revendication pour l'abolition de la propriété privée des moyens de
production comme revendication connexe à celle du produit intégral du travail
pour l'ouvrier. En premier lieu, c'est une revendication négative: exclusion
de tout revenu, qui ne provient pas du travail. Mais dès qu'on commence à
vouloir construire un système tenant exactement compte de ce principe, on
voit surgir des difficultés insurmontables. Car l'enchaînement d'idées qui a
amené à poser le droit au produit intégral du travail a pour base des
théories insoutenables sur la formation des valeurs. C'est là-dessus que tous
ces systèmes ont échoué. Finalement, leurs auteurs ont dû reconnaître qu'ils
ne veulent rien d'autre que la suppression du revenu des individus qui ne
provient pas du travail et qu'une fois encore ce résultat ne pouvait être
obtenu que par la socialisation des moyens de production. Du droit au produit
intégral du travail qui avait occupé les esprits pendant des années, il ne
resta plus qu'un mot, que le mot frappant, excellent pour la propagande:
suppression du revenu non mérité par le travail.
Le droit à l'existence
peut être conçu de plusieurs manières. Si par là on entend pour un
sans-travail pauvre, qui n'a aucun parent pour l'aider à subsister, le droit
à des moyens d'existence tout juste indispensables, il s'agit alors d'une
organisation très simple réalisée en fait depuis des siècles, dans la plupart
des communes. Sans doute cette organisation est souvent loin d'être parfaite,
et du fait peut-être qu'elle est issue des oeuvres
de charité religieuse et de l'assistance publique, elle n'a pas non plus en
général le caractère d'un droit public subjectif. Toutefois, ce n'est pas
ainsi que les socialistes entendent le droit à l'existence. Ils le
déterminent comme suit: « Tout membre de la société a droit aux choses
et aux services nécessaires à la conservation de son existence, étant donné
qu'ils doivent lui être assurés dans la mesure des disponibilités présentes,
et avant qu'il soit pourvu aux besoins moins urgents des autres membres de la
société. »(3) Étant donné l'imprécision du
concept: conservation de l'existence et l'impossibilité de reconnaître et de
comparer grâce à un critère certain, le degré d'urgence dans les besoins des
différents hommes, le droit à l'existence aboutit à revendiquer une
répartition aussi égale que possible des biens de consommation. Cette
revendication est exprimée plus nettement encore dans une autre formule
concernant le droit à l'existence: personne ne doit manquer du nécessaire
tant que d'autres vivent dans le superflu. Il est bien évident que cette
revendication ne peut, du côté négatif, être satisfaite que si tous les
moyens de production sont socialisés et si le rendement de la production est
réparti par l'État. Que, du point de vue positif, l'on puisse tenir compte de
cette revendication, c'est une autre question qui a peu préoccupé,
semble-t-il, les champions du droit à l'existence. Le point de vue qui les a
guidés est que la nature elle-même assure à l'homme des ressources
suffisantes et que, si une grande partie de l'humanité est insuffisamment
pourvue, la faute en est à l'absurdité des institutions sociales. Si l'on
arrivait à enlever aux riches ce qu'ils consomment au-delà du
« nécessaire », tous alors pourraient vivre convenablement. Après
que Malthus(4), dans ses lois touchant à la
population, eut fait la critique de ces illusions, les socialistes se sont
vus dans la nécessité de leur donner une autre forme. On accorde qu'avec la
production non socialisé, il n'est pas produit assez pour que tous soient
pourvus largement. Mais le socialisme accroîtra si merveilleusement la
productivité du travail, qu'il sera possible de créer pour une masse d'hommes
innombrable un véritable paradis. Même Marx(5), toujours si prudent, pense que la
société socialiste sera en mesure de faire une répartition correspondant
exactement aux besoins de chaque individu.
Une chose est bien
certaine, la reconnaissance du droit à l'existence, tel que l'entendent les théoriciens
du socialisme, ne saurait avoir lieu sans la socialisation des moyens de
production. Anton Menger a, il est vrai, admis comme possible la coexistence
de l'ordre fondé sur le droit privé qui subsisterait à côté du droit à
l'existence. Les droits qu'ont tous les citoyens d'exiger que soient
satisfaits tous les besoins indispensables à leur existence seraient
considérés comme des hypothèques grevant le revenu national, hypothèques qui
doivent être purgées avant que ne soit accordé à certaines personnes
privilégiées un revenu non issu du travail. Menger doit du reste reconnaître
lui aussi qu'une réalisation intégrale du droit à l'existence prendrait une
part si importante du revenu non issu du travail, dépouillerait à tel point
la propriété privée de sa valeur économique, que cette propriété privée
finirait bientôt par se transformer en propriété collective(6). Si Menger n'avait pas oublié que le
droit à l'existence pourrait difficilement être appliqué autrement que comme
droit à une répartition égale des biens de consommation, il n'aurait pu
maintenir sa position conciliatrice vis-à-vis de la propriété privée des
moyens de production.
Le droit au travail
est en relation étroite avec le droit à l'existence(7). La pensée sur laquelle il est fondé
n'est pas tant d'abord celle d'un droit au travail que celle du devoir qu'on
a de travailler. Les lois, qui reconnaissent à celui qui est incapable de
travailler une sorte de droit à être pourvu des choses nécessaires, excluent
de cette faveur celui qui est capable de travailler. On ne lui accorde que le
droit d'obtenir du travail. Les écrivains socialistes, et à leur suite les
anciens politiciens socialistes, se font de ce droit une autre idée. Ils le
transforment – d'une manière plus ou moins précise – en un droit à un travail
qui répond, aux préférences et aux capacités de l'ouvrier et qui lui procure
un salaire suffisant à ses besoins d'existence. Dans ce droit au travail, au
sens ainsi étendu, l'on trouve la même idée qui a donné naissance au droit à
l'existence: dans l'État naturel, qui exista avant l'ordre social et en
dehors de l'ordre social reposant sur la propriété privée, dans l'État
naturel qui pourrait être rétabli dès qu'une constitution socialiste aurait
aboli l'ancien ordre social, chacun aurait la faculté de se procurer un très
suffisant revenu. La société bourgeoise est coupable d'avoir fait disparaître
cet État si satisfaisant, aussi doit-elle
dédommager par un équivalent ceux qui ont perdu à cette disparition et cet
équivalent, c'est précisément le droit au travail. Comme on le voit, toujours
la même idée fixe d'une nature pourvoyant suffisamment à l'entretien de
l'homme en dehors de toute société fondée au cours de l'histoire. Cependant,
la nature ne connaît ni n'accorde aucun droit, elle ne fournit que chichement
les moyens de subsistance pour des besoins s'accroissant de jour en jour à
l'infini et c'est précisément pour cela que l'homme a été forcé d'organiser
une économie sociale. C'est seulement de cette économie que naît la
coopération de tous les membres de la société, parce qu'ils ont reconnu
qu'elles accroissent la productivité et améliorait les conditions
d'existence. Les déductions des champions du droit au travail et du droit à
l'existence, partent de l'idée suivante, empruntée aux théories les plus
naïves du droit naturel: à l'origine, dans la libre nature, l'individu était
heureux; la société étant cause que sa situation a empiré,
a dû pour se faire tolérer lui reconnaître un certain nombre de droits.
Dans l'équilibre de
l'économie nationale, il n'y a pas de forces de travail inoccupées. Le
chômage est la suite d'une transformation économique. Dans un système
économique que n'entravent pas les empiètements de l'administration ou des
syndicats, le chômage n'est qu'un phénomène passager, que les changements
dans l'échelle des salaires tendent à faire disparaître. Par des moyens
appropriés (par exemple, en développant les offices de placement) et avec un
marché du travail entièrement libre, c'est-à-dire: libre circulation des
personnes, suppression de toutes les contraintes apportées au libre choix
d'une profession et au changement de profession, par tous ces moyens issus du
mécanisme même de l'économie, l'on arriverait à réduire à tel point les cas
isolés de chômage, qu'il cesserait d'être un mal vraiment sérieux(8). Cependant le désir de reconnaître à
chaque citoyen un droit à travailler dans sa profession pour un salaire qui
ne soit pas inférieur à celui d'autres travaux qui sont davantage demandés,
est une absurdité. L'économie d'un pays ne peut se passer d'un moyen qui
force à changer de profession. Sous cette forme, le droit au travail est
irréalisable et non pas seulement dans un ordre social reposant sur la
propriété privée des moyens de production. L'État socialiste non plus ne
pourrait reconnaître au travailleur le droit d'exercer son activité juste
dans sa profession habituelle. Il lui faudrait la faculté d'employer les
travailleurs là où l'on en a précisément besoin.
3. Collectivisme et Socialisme
L'antinomie
du réalisme et du nominalisme qui depuis Platon et Aristote n'a cessé de
pénétrer l'histoire de la pensée humaine, se manifeste aussi dans la
philosophie sociale(9). Par la position qu'ils occupent
vis-à-vis du problème des groupements sociaux, le collectivisme et
l'individualisme se séparent comme le font l'universalisme et le nominalisme
par leur position en face des concepts d'espèces. Dans la philosophie, cette
antinomie, par sa position vis-à-vis de l'idée de Dieu, revêt une
signification qui dépasse de beaucoup la recherche scientifique. Dans la
science sociale, cette antinomie revêt la plus haute importance politique.
Les puissances qui existent et veulent continuer à exister puisent dans le
système idéologique du collectivisme les armes qui leur serviront à défendre
leurs droits. Mais ici aussi le nominalisme est une force qui n'est jamais en
repos et qui veut toujours marcher de l'avant. De même que dans la
philosophie il dissout les vieux concepts de la spéculation métaphysique, il
met aussi en pièces la métaphysique du collectivisme sociologique.
L'abus pour des fins
politiques d'une antinomie qui à l'origine n'a qu'une valeur théorique de
recherche de la connaissance apparaît nettement sous cette forme de finalité
qu'elle revêt, sans qu'on pût s'y attendre, dans l'éthique et la politique.
Ici le problème est posé autrement que dans la philosophie pure. Le but
est-il l'individu, ou la collectivité, voilà la question(10). C'est ainsi qu'on présuppose une
antinomie entre les buts des individus, et ceux des groupements collectifs.
La dispute sur le réalisme ou le nominalisme des concepts devient une dispute
sur la préséance des buts. Par là une difficulté nouvelle surgit pour le
collectivisme. Comme il y a différents groupements sociaux (dont les buts
semblent se contrarier comme ceux des individus et des collectivités), il
faut vider la querelle de leurs intérêts divergents. Sans doute le
collectivisme pratique s'en soucie peu. Il a conscience d'être l'apologiste
des forces maîtresses et en tant que science policière il ne demande qu'à
servir à la protection de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, tout comme
la police politique.
L'opposition entre
l'individualisme et le collectivisme a été surmonté par la philosophie
sociale individualiste du siècle des lumières. On la dénomme individualiste
parce que sa première tâche fut de frayer la voie à la future philosophie
sociale en faisant disparaître les concepts du collectivisme alors en
vigueur. Mais à la place des idoles du collectivisme renversées, elle n'a pas
le moins du monde instauré le culte de l'individu. En prenant pour point de
départ de la pensée sociologique la doctrine de l'harmonie des intérêts, elle
fonde la science sociale moderne et montre l'inexistence de cette fameuse
opposition des buts, objet du litige. Car la société n'est possible que si
l'individu trouve en elle un renforcement de son propre moi et de sa propre
volonté.
Le collectivisme
d'aujourd'hui ne puise pas sa force dans un besoin
interne de la pensée scientifique moderne, mais bien dans la volonté
politique d'une époque favorable au mysticisme et au romantisme. Les
mouvements intellectuels sont la révolte de la pensée contre l'inertie, de
l'élite contre la masse, révolte de ceux qui sont forts, parce que leur
esprit est fort, contre ceux qui ne sentent que dans la masse et dans la
horde et ne comptent que parce qu'ils sont nombreux. Le collectivisme est le
contraire de tout cela; il est l'arme de ceux qui veulent tuer l'esprit et la
pensée. Il enfante la « nouvelle idole », « le plus glacé des
monstres glacés », l'État(11). En faisant de cet être mystérieux
un dieu qu'une imagination déréglée pare de toutes les qualités et purifie de
toutes les scories(12), un dieu auquel on se déclare prêt
à tout sacrifier, le collectivisme entend rompre tous les liens qui relient
la pensée sociologique à la pensée scientifique. Cela est surtout évident
chez ces penseurs qui cherchaient, avec la critique la plus âpre, à libérer
la pensée scientifique de toute promiscuité avec les éléments téléologiques.
Ce qui ne les empêchait pas, pour la recherche de la connaissance dans le
domaine social, de s'attarder aux idées traditionnelles, aux modes de pensée
de la téléologie et même, en voulant justifier cette manière de procéder, de
barrer la route où la sociologie aurait pu de haute lutte conquérir cette
liberté de pensée que les sciences naturelles venaient d'atteindre pour
elles-mêmes. Dans sa théorie de la connaissance de la nature, Kant n'admet
l'existence d'aucun Dieu, d'aucun dirigeant de la nature, cependant il
regarde l'histoire « comme l'exécution d'un plan caché de la nature pour
réaliser une constitution d'état intérieurement parfaite (et pour ce but
extérieurement aussi), seule forme dans laquelle il sera possible de
développer toutes les aptitudes de l'humanité »(13).
Chez Kant, l'on peut
se rendre compte nettement que le collectivisme moderne n'a plus rien à voir
avec le vieux réalisme de l'entendement. Bien plus, issu de besoins
politiques et non philosophiques, le collectivisme occupe en dehors de la
science une position particulière que des attaques de critique scientifique
ne sauraient ébranler. Dans la seconde partie de ses « Idées pour une
philosophie de l'histoire de l'humanité », Herder avait attaqué avec
violence la philosophie critique de Kant qui, entachée d'averroïsme, lui
semblait une personnification, une hypostasie du général. Si quelqu'un,
disait Herder, voulait prouver que ce n'est pas l'individu humain, mais la
race, qui est le sujet de l'éducation et de la culture, il exprimerait
quelque chose d'inintelligible « attendu que race et espèce ne sont que
des idées générales, qui n'ont d'existence qu'en tant qu'existant dans des
êtres individuels ». Quand bien même on accorderait à cette idée
générale toutes les perfections de l'humanité, de la culture, et de la plus
haute liberté d'esprit, « on aurait autant contribué à la véritable
histoire de notre espèce, que si je parlais de l'animalité, de la pierreté, de la métallité en
général et parais ces abstractions des attributs du reste contradictoires que
l'on trouve chez quelques individus pris à part. »(14)
Dans sa réponse à
Herder, Kant fait le départ entre le collectivisme politico-éthique et le
réalisme philosophique de l'entendement. « Celui qui dirait: aucun
cheval n'a de cornes, mais l'espèce chevaline est tout de même cornue, ne
ferait que dire une stupidité. Car "espèce" ne signifie rien de
plus que la caractéristique par où concordent tous les individus d'une
espèce. Mais si l'espèce humaine n'est autre chose, selon le sens habituel,
que l'ensemble d'une série de procréations s'étendant à l'infini (dans
l'indéterminé); si l'on admet que cette série se rapproche incessamment de la
ligne de sa destinée, il n'y aura aucune contradiction à dire que dans toutes
ses parties l'espèce humaine est asymptotique par rapport à cette ligne de
destinée, et que pourtant dans l'ensemble elle se rencontre avec elle, en
d'autres termes, qu'aucun des membres issus des procréations de l'espèce
humaine, mais seulement l'espèce humaine dans son ensemble n'atteint
complètement la ligne de sa destinée. Le mathématicien peut là-dessus donner
des explications. Le philosophe dirait: La destinée de l'espèce humaine dans
son ensemble est un progrès continu et l'achèvement vers la perfection de
cette destinée n'est sans doute qu'une idée, mais une idée très utile pour le
but vers lequel, conformément aux intentions de la providence, doivent se
porter nos aspirations. »(15)
Le caractère finaliste
du collectivisme est ici nettement reconnu, et ainsi se creuse entre lui et
la recherche désintéressée de la connaissance un fossé qui ne saurait être
comblé. La connaissance des intentions secrètes de la nature dépasse le
domaine de l'expérience, et nous ne trouvons dans notre pensée aucun élément
qui nous permette de rien conclure touchant l'existence et les modes de ces
intentions secrètes. Le comportement des individus et des groupes sociaux que
nous pouvons observer ne nous permet aucune hypothèse à ce sujet. Entre
l'expérience et des hypothèses que nous devrions ou voudrions adopter, il est
impossible d'établir une liaison logique. Aucune hypothèse ici ne saurait
combler une lacune béante. On nous dit de croire – parce que cela ne peut
être prouvé – que le monde fait, sans qu'il le veuille, ce que veut la nature
qui sait mieux que nous ce qui est utile à l'espèce, et non à l'individu(16). Ce n'est point
là le procédé habituellement en honneur dans la science.
C'est que le
collectivisme n'est point issu d'une nécessité scientifique, mais uniquement
des besoins politiques. Aussi ne se contente-t-il pas comme le réalisme
idéologique d'attester l'existence réelle des groupements sociaux et de les
désigner comme étant des organismes et des êtres vivants, il les idéalise et
les promeut au rang des dieux dans le ciel. Gierke
déclare en toute tranquillité que l'on doit rester fermement attaché à
« l'idée de l'unité réelle de la communauté » parce que seule elle
permet d'exiger de l'individu qu'il mette toutes ses forces et sa vie au
service de la nation et de l'État(17). Lessing avait déjà dit que le
collectivisme n'était que « le déguisement de la tyrannie »(18).
S'il y avait cette
opposition, comme la doctrine collectiviste le prétend, entre les intérêts
généraux de la collectivité et les intérêts particuliers des individus, toute
collaboration sociale des hommes serait impossible. L'état naturel des
relations entre les hommes serait la guerre de tous contre tous. Il ne
saurait y avoir de paix ni d'entente mutuelle, seulement des trêves
momentanées, dues à l'épuisement d'une des troupes adverses et ne durant pas plus longtemps que lui. L'individu serait, en
puissance tout au moins, toujours en rébellion contre la communauté et contre
tous, comme il est en lutte constante avec les bêtes sauvages et les
bacilles. Aussi la conception collectiviste de l'histoire, qui est
complètement asociale, ne peut-elle se représenter la formation des groupes sociaux
que comme le résultat dû à l'initiative d'un modeleur du monde dans le genre
du démiurge platonicien. Ses instruments sont dans l'histoire les héros, qui
amènent les hommes récalcitrants là où il entend les mener. La volonté de
l'individu ainsi est brisée. L'individu qui voudrait vivre pour lui seul est
contraint par les lieutenants de Dieu sur terre à obéir à la loi morale, qui
dans l'intérêt et pour le développement futur de la communauté exige de lui
le sacrifice de son bien-être.
La science sociale,
elle, commence d'abord par surmonter ce dualisme. Elle montre qu'à
l'intérieur de la société, les intérêts des individus se concilient, elle ne
voit aucune opposition entre le tout et l'individu, elle peut comprendre
l'existence de la société sans avoir recours aux dieux et aux héros. On peut
se passer du démiurge coinçant l'individu, à son corps défendant dans la
collectivité, quand on a reconnu que la liaison sociale apporte à l'individu
plus qu'elle ne lui prend. L'évolution vers des formes plus resserrées du
lien social devient intelligible, même sans l'hypothèse d'un « plan
secret de la nature », lorsque l'on a compris que chaque pas sur cette
voie est utile dès maintenant à celui qui s'avance et non pas seulement à ses
descendants éloignés.
Le collectivisme
n'avait rien à opposer à la nouvelle théorie sociale. S'il lui fait toujours
le reproche de méconnaître l'importance des collectivités, et surtout de
l'État et de la nation, le collectivisme prouve simplement qu'il n'a rien remarqué
de la transformation qui sous l'influence de la sociologie libérale a changé
la face des problèmes. Le collectivisme n'est plus arrivé à édifier un
système cohérent de la vie sociale. Tout ce qu'il a trouvé à dire, en mettant
les choses au mieux, c'est quelques aphorismes spirituels, et rien de plus.
Il s'est révélé absolument stérile; dans la sociologie générale aussi bien
que dans l'économie nationale, il n'a rien à son actif. Ce n'est point un
hasard si l'esprit allemand, longtemps dominé par les théories sociales de la
philosophie classique de Kant à Hegel, n'a pendant longtemps rien produit de
remarquable dans l'économie politique, et si ceux qui ont rompu avec ces
errements, d'abord Thünen et Gossen, puis les Autrichiens Carl Menger,
Böhm-Bawerk et Wieser n'avaient subi absolument aucune influence de la
philosophie étatique collectiviste.
Pour développer et
édifier sa doctrine, le collectivisme rencontre de grandes difficultés. Rien
ne le montre mieux que la manière dont il traite le problème de la volonté
sociale. Ce n'est pas en parlant à chaque instant de volonté de l'État,
volonté du peuple, convictions du peuple, qu'on a résolu le problème. La
question de savoir comment se forme la volonté collective des groupements
sociaux reste entière. Cette volonté collective non seulement diffère de
celle des individus mais lui est, sur des points importants, absolument
opposée, donc elle ne peut être considérée comme une somme ou une résultante
des volontés particulières. Chaque collectiviste selon ses opinions
politiques, religieuses ou nationales, admet une source différente d'où émane
la volonté collective. Au fond, il importe peu qu'on pense, à ce propos, aux
forces surnaturelles d'un roi ou d'un prêtre, ou qu'on considère une caste,
ou un peuple tout entier comme « lu ». Frédéric-Guillaume IV et
Guillaume II étaient persuadés que Dieu les avait revêtus d'une autorité
particulière; cette croyance était certainement pour eux l'aiguillon qui les
poussait à mettre en jeu toutes leurs forces, toute leur conscience. Beaucoup
de leurs contemporains pensaient comme eux et étaient prêts à servir jusqu'à
la dernière goutte de leur sang le roi que Dieu leur avait donné. La science
cependant n'est pas en état de prouver la vérité d'une telle croyance, pas
plus que la vérité d'une doctrine religieuse. C'est que collectivisme n'est
pas une science, mais une politique. Ce qu'il enseigne, ce sont des jugements
de valeur.
En général, le
collectivisme est pour la socialisation des moyens de production, parce que
cette idée se rapproche davantage de sa conception du monde. Mais il y a
aussi des collectivistes partisans de la propriété privée des moyens de
production, parce qu'elle leur semble assurer au mieux le bien-être de la
communauté sociale, telle qu'ils se la représentent(19). D'un autre côté, on peut très
bien, en dehors de toute influence des idées collectivistes, être d'avis que
la propriété privée des moyens de production est moins apte à remplir les
buts de l'humanité, que la propriété collective.
1. L'expression
« communiste » ne signifie rien de plus que « socialisme ». Si dans la
dernière génération ces mots ont plusieurs fois échangé leur signification, cela
tenait aux questions de techniques qui séparaient socialistes et communistes.
Les uns et les autres poursuivent la socialisation des moyens de production.
2. Cf. Anton Menger, Das Recht auf den vollen Arbeitsertrag in geschichtlicher Darstellung,
4e éd., Stuttgart et Berlin, 1910, p. 6.
3. Cf. Anton Menger, ibid.,
p. 9.
4.
Cf. Malthus, An Essay on the
Principle of Population, 5e éd., Londres, 1887, t. III, pp.
154.
5. Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Parteiprogramm
von Gotha, édit. Kreibich,
Reichenberg, 1920, p. 17.
6. Cf. Anton Menger, ibid., p. 10.
7. Cf. Menger, ibid., pp. 110... Cf.
Singer-Sieghart, Das Recht auf Arbeit
in geschichtlicher Darstellung,
Iéna, 1895, pp. 1. Cf. Mutasoff, Zur Geschichte des Rechts auf Arbeit mit besonderer Rücksicht auf Charles Fourier, Berne, 1897, pp. 4.
8. Cf. mes ouvrages: Kritik des Interventionismus (Trad. fr.:
Critique
de l'interventionnisme), Iéna, 1929, pp. 12. Die Ursachen der
Weltschaftskrise (Trad. fr.:
Les Raisons de la
crise économique – une contribution), Tubingue,
1931, pp. 15.
9. Cf. Prisbam, Die Entstehung
der individualistischen Sozialphilosophie,
Leipzig, 1912, pp. 3.
10. C'est ainsi que Dietzel formule l'antinomie du
principe individuel et du principe social dans l'article: « Individualismus »
du Handwörterbuch der Staatswissenschaften,
3e éd., t. V, p. 590. De même Spengler, Preussentum und Sozialismus, Munich, 1920, p. 14.
11. Cf. Nietzsche, Ainsi parlait
Zarathoustra, oeuvres, éd. Krönersche Klassikerausgabe, t.
VI, p. 69.
12. « L'État étant conçu comme un être idéal, on le pare de toutes les
qualités que l'on rêve et on le dépouille de toutes les faiblesses que l'on
hait. » (P. Leroy-Beaulieu, L'État
moderne et ses fonctions, 3e éd., Paris, 1900, p. 11). Cf. aussi Bamberger, Deutschland und der Sozialismus,
Leipzig, 1878, pp. 86.
13. Cf. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (Sämtliche Werke, Inselausgabe, t. I,
Leipzig, 1912, p. 235).
14.
Cf. Herder, Ideen zu einer Philosophie der
Geschichte der Menschheit (Sämtl. Werke, her. v. Suphan, t. XIII, Berlin, 1887, pp. 345).
15. Cf. Kant, Rezension
zum II. Teil von Herders, Ideen zur Philosophie... OEuvres
t. Ier, p. 267. Cf. Cassirer, Freiheit und
Form, Berlin, 1916, pp. 504.
16. Cf. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in
weltbürgerlicher Absicht,
p. 228.
17. Cf. Gierke, Das Wesen der menschlischen
Verbände, Leipzig, 1902, p. 34.
18. Dans Ernst
und falk, Gespräche für Freimaurer. Werke, Stuttgart, 1873, t. V, p. 80.
19. Cf. Huth, Soziale und individualistische
Auffassung im XVIII. Jahrhundert, vornemlich bei Adam Smith und Adam Ferguson, Leipzig, 1907,
p. 6.
Ludwig von Mises
Chapitre
second de la première partie du livre Le Socialisme
- Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th.
Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938).
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