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Nous
en avons terminé avec la vitre brisée. Raisonnement
erroné de type élémentaire. N'importe qui, pourrait-on
penser, serait capable de l'éviter après quelques instants de
réflexion. Il n'en est rien : sous mille déguisements, le faux
raisonnement de la vitre brisée est le plus persistant de tous dans
l'histoire des idées économiques. Il est plus vivace maintenant
qu'il ne l'a jamais été dans le passé. Il est
solennellement refait chaque jour par les grands capitaines d'industrie, par
les gens des Chambres de Commerce, par les leaders des syndicats, par les
journalistes aussi bien dans l'éditorial de leurs journaux que dans leurs
articles de fond, par les reporters de radio, par les statisticiens les plus
experts, usant des techniques les plus qualifiées, par les professeurs
d'économie politique, enfin, de nos meilleures universités.
Dans leurs domaines variés, tous s'étendent à l'envie
sur les avantages de la destruction.
Certains
esprits trouveraient indigne d'eux de soutenir que de menus actes de
destruction sont sources de profit ; mais ils vont presque jusqu'à
voir d'inépuisables profits dans les actes de destruction. Ils vont
jusqu'à nous démontrer qu'une économie de guerre est
bien plus florissante qu'une économie de paix. Ils dénombrent
les miracles de la production qu'on ne peut accomplir qu'en période de
guerre. Ils entrevoient même un monde d'après-guerre qui sera
rendu prospère grâce à l'énorme demande qui s'est
accumulée ou qui se trouve différée.
En
Europe, ils font avec complaisance le compte des villes entières qui
ont été complètement rasées et qu'il faudra
« reconstruire ». En Amérique, ils décomptent les
maisons qui n'ont pas pu être bâties pendant la guerre, les bas
nylon qui n'ont pas pu être tissés, les autos et les pneus
usagés, les radios et les glacières fatiguées. Ils
alignent ainsi d'impressionnantes additions.
Ne
retrouvons-nous pas ici notre vieille amie, l'idée fausse de la vitre
brisée, vêtue de neuf, méconnaissable tant elle a grossi.
Cette fois elle est étayée sur tout un ensemble de sophismes
similaires. Elle fait une grave confusion entre le besoin et la demande. Plus
la guerre détruit, plus elle appauvrit, et plus grandit le besoin
d'après-guerre. Cela ne fait aucun doute. Mais le besoin n'est pas la
demande. La demande économique réelle ne se fonde pas seulement
sur le besoin, mais sur le pouvoir d'achat correspondant. Les besoins de la Chine
actuelle sont incomparablement plus grands que ceux de l'Amérique.
Mais son pouvoir d'achat, et par conséquent, le mouvement de «
nouvelles affaires » qu'elle peut provoquer, sont incomparablement plus
petits.
Et
si nous dépassons cet aspect superficiel des choses, nous avons chance
de rencontrer une autre idée fausse, et les «
vitre-briséistes » généralement la saisissent au
vol et s'en emparent derechef. Ils ne pensent au « pouvoir d'achat
» que sous forme de monnaie. Or la monnaie peut s'effondrer à
toute allure par le moyen de la presse à billets. Et, de ce fait,
tandis que j'écris ces lignes, l'impression des billets est
l'industrie la plus prospère du monde — à supposer que le
produit se mesure en terme de monnaie. Mais plus on fabrique de monnaie de
cette manière, plus décroît la valeur donnée
à l'unité de monnaie. Cette valeur décroissante peut
être vérifiée par la hausse des prix de toutes
marchandises. Mais comme la plupart des gens ont l'habitude bien enracinée
d'évaluer leur richesse et leur revenu sous forme de monnaie, ils se
considèrent plus riches si la somme globale de leur avoir monte, bien
que, en terme de marchandises, ils possèdent moins et
achèteront moins. La plupart des « bons » résultats
économiques que l'on attribue à la guerre sont en
réalité dus à l'inflation née de l'état de
guerre. On aurait pu aussi bien les obtenir par une inflation du temps de
paix. Nous reviendrons plus loin sur cette illusion monétaire.
Toutefois,
il y a une part de vérité dans le sophisme de la demande, tout
comme il y en avait une dans celui de la vitre brisée. Il est bien
vrai que la vitre brisée donnait du travail au vitrier et que les
destructions dues à la guerre donneront du travail aux fabricants de
certains produits, que la destruction des maisons et des villes créera
du travail pour les industries du bâtiment et de la construction. De
même l'impossibilité de fabriquer des autos, des postes de radio
et des glacières pendant la guerre aura créé une demande
accumulée dans l'après-guerre pour ces produits particuliers.
Pour le gros de la foule, cela aurait l'air d'être un accroissement de
la demande, comme cela pourra l'être en termes de dollars d'un
pouvoir d'achat diminué. Mais ce qui se passe en
réalité, c'est un déplacement de la demande vers ces
produits particuliers au détriment d'autres produits. Les peuples
d'Europe vont bâtir plus de maisons qu'ailleurs parce qu'ils ne peuvent
pas faire autrement. Mais tandis qu'ils auront à bâtir ces
maisons, les forces qu'ils consacreront à cette tâche et
l'énergie productrice ainsi dépensée leur manqueront
pour fabriquer d'autres objets. L'argent ainsi employé diminuera
d'autant leur pouvoir d'achat pour se procurer autre chose. Partout où
le travail s'accroît dans une direction (sauf dans la mesure où
la nécessité et l'urgence viennent stimuler des énergies
productrices) il se réduit corrélativement dans une autre.
En
un mot, la guerre modifiera la direction de l'effort humain
d'après-guerre, elle apportera des changements dans le choix des
produits industriels, elle transformera la structure de l'industrie et cet
état de fait nouveau entraînera, avec le temps, certaines
conséquences notables. Quand les besoins accumulés de maisons
et d'autres biens durables se seront apaisés, il se produira une distribution
de la demande vers de nouvelles directions. Alors ces industries,
momentanément favorisées, connaîtront ensuite une
éclipse relative, et d'autres se développeront à leur
tour afin de satisfaire ces besoins nouveaux.
[Depuis
la fin de la deuxième guerre mondiale en Europe, il y a eu une «
croissance économique » rapide et même spectaculaire,
à la fois dans les pays qui furent ravagés par la guerre et
dans ceux qui ne le furent pas. Certains pays où eurent lieu les plus
grandes destructions, comme l’Allemagne, ont connu une croissance plus
rapide que d’autres, comme la France, où il y eut bien moins de
destructions. Ce fut pour partie parce que l’Allemagne de l'Ouest
suivit des politiques économiques plus saines. Ce fut également
pour partie parce que le besoin urgent de revenir à des conditions de
vie et de logement normales stimula les efforts. Mais cela ne veut pas dire
que la destruction de la propriété est un avantage pour la
personne qui a subi cette destruction. Personne ne brûle sa maison
suivant la théorie que le besoin de la reconstruire stimulerait son
énergie.
Après
une guerre, il se produit habituellement pendant un certain temps une
stimulation des énergies. Au début du célèbre
troisième chapitre de son Histoire de l’Angleterre,
Macaulay soulignait que :
Aucune
infortune ordinaire, aucune erreur de gouvernement ordinaire, ne pourront
rendre une nation misérable dans le même rapport que le
progrès constant de la connaissance physique et l’effort
constant de chaque homme pour s’améliorer rendent une nation
prospère. On a souvent constaté que les nombreuses
dépenses, la lourde taxation, les restrictions commerciales absurdes,
les tribunaux corrompus, les guerres désastreuses, les
séditions, les persécutions, les conflagrations et les inondations
n’ont pas été capables de détruire le capital
aussi vite que les efforts des citoyens privés n’ont pu le
créer.
Aucun
homme ne voudrait voir sa propriété détruite, que ce
soit en temps de paix ou en temps de guerre. Ce qui est nuisible ou
désastreux pour un individu doit également être nuisible
ou désastreux pour cet ensemble d’individus qu’est la
nation.
La
plupart des sophismes les plus fréquents que l’on trouve dans
les raisonnements économiques proviennent de la propension,
particulièrement marquée de nos jours, à penser à
une abstraction — la collectivité, la « nation »
— et à oublier ou à ignorer les individus qui la
constituent et qui lui donnent un sens. Personne ne pourrait penser que les
destructions dues à la guerre seraient un avantage économique
si l’on pensait d’abord à tous ceux dont la
propriété a été détruite.(Édition
de 1979, traduit par Hervé de Quengo)]
Il
importe enfin de se rappeler que la demande d'après-guerre sera
seulement d'un type différent de celle d'avant-guerre. Elle ne sera
pas simplement détournée d'un article vers un autre. Dans la
plupart des pays et dans l'ensemble de l'économie, elle se
contractera.
Cela
est inévitable si nous considérons que la demande et l'offre
sont en vérité comme les deux faces d'une même
pièce de monnaie. Elles sont un même phénomène
considéré sous deux aspects différents. L'offre
crée la demande parce que, en réalité, elle est la
demande, et l'offre de la chose que l'on crée est ce que l'on peut
offrir en échange des choses que l'on désire. En ce sens,
l'offre que les fermiers font de leur blé constitue leur demande
d'autos ou d'autres biens dont ils ont besoin. L'offre d'autos constitue la
demande que les constructeurs d'autos font de blé ou d'autres biens. A
notre époque moderne, tous ces faits sont inhérents à la
division du travail et à l'économie d'échange.
Ce
fait fondamental, il est vrai, est rendu obscur à la plupart des gens
(comme aussi à certains économistes pourtant
réputés très brillants) à cause des complications
qu'apportent les salaires et la forme indirecte de payement sous laquelle
presque tous les échanges se font aujourd'hui, à savoir la
monnaie.
John
Stuart Mill, et certains économistes classiques avec lui, sans
attacher toujours assez d'importance aux multiples conséquences
qu'entraîne l'emploi de la monnaie, ne manquèrent pourtant pas
de voir les réalités profondes cachées sous les
apparences monétaires.
Dans
la mesure où ils en étaient conscients, ils étaient en
avance sur beaucoup de leurs critiques actuels que la monnaie induit en
erreur plus qu'elle ne les instruit. L'inflation en soi, c'est la simple
émission de signes monétaires nouveaux, avec les
conséquences qui en découlent : hausse des salaires et
accroissement des prix, peut très bien avoir l'air de
créer une demande supplémentaire. Mais si on raisonne en termes
de production et d'échange des biens réels, il n'en est rien.
Et cependant le fait que la demande décroît en période
d'après-guerre peut très bien être caché à
bien des gens par l'illusion que leur apporte la hausse nominale de leur
salaire, bien que celle-ci soit plus que balancée par la hausse des
prix.
La
demande d'après-guerre dans la plupart des pays, je le
répète, se contracte en valeur absolue par rapport à la
demande d'avant-guerre, tout simplement parce qu'après la guerre
l'offre aura décru. Cette vérité devrait être
suffisamment prouvée par l'exemple de l'Allemagne et du Japon,
où des dizaines de grandes villes ont été rasées.
Elle devient d'ailleurs évidente quand on la pousse à
l'extrême. Si par exemple l'Angleterre, de par sa participation
à la guerre, au lieu d'avoir subi des dommages relatifs, avait eu
toutes ses villes et toutes ses usines démolies et presque toutes ses
ressources en capital et en marchandises détruites de telle
façon que ses habitants en eussent été réduits au
niveau économique de la Chine, peu d'entre eux parleraient aujourd'hui
des bienfaits d'une demande accumulée grâce à la guerre.
Il leur paraîtrait au contraire évident que le pouvoir d'achat
s'est trouvé anéanti dans la mesure même où l'a
été le pouvoir de produire. Une inflation monétaire
grandissante qui augmente les prix de 1 000 % peut bien faire paraître
les chiffres monétaires du revenu national plus élevés
qu'avant la guerre. Mais ceux qui s'y laisseraient tromper, se croyant pour
cela plus riches qu'avant-guerre, s'avèreraient inaccessibles aux
arguments rationnels. Pourtant le raisonnement que nous faisons garde la
même valeur, qu'il s'agisse de dommages de guerre partiels ou de
destruction totale.
[On
dit parfois que les Allemands ou les Japonais ont après la guerre eu
un avantage sur les Américains parce que leurs vieilles usines, ayant
été complètement détruites par les bombes durant
la guerre, ont pu être remplacées par les usines et les
équipements les plus modernes. Ils ont ainsi pu produire plus
efficacement et à des coûts plus bas que les Américains
avec leurs usines et équipements plus anciens et à
moitié obsolètes. Mais s’il s’agissait vraiment
d’un avantage net évident, les Américains pourraient
facilement l’éliminer en détruisant immédiatement
leurs vieilles usines et en jetant leurs vieux équipements. En fait,
tous les industriels de tous les pays pourraient bazarder leurs usines et
équipements anciens chaque année pour construire de nouvelles
usines et installer de nouveaux équipements.
La
vérité est simple : il existe un taux de remplacement optimal,
une durée meilleure que les autres pour le remplacement. Il serait
avantageux pour l’industriel que son usine et ses équipements
soient détruits par des bombes uniquement si le temps était
venu, au bout duquel son usine et ses équipements avaient
déjà atteint une valeur nulle ou négative, en raison de
la détérioration et de l’obsolescence, et que les bombes
tombent juste au moment où il aurait dû de toute façon
appeler une équipe de démolissuers ou commander de nouveaux
équipements.
Il
est vrai que la dépréciation et l’obsolescence
préalables, si elles ne sont pas prises en compte de manière
adéquate dans ses livres de comptabilité, peuvent rendre la
destruction de sa propriété moins désastreuse, en fin de
compte, qu’il ne semble. Il est également vrai que la
présence de nouvelles usines et de nouveaux équipements
accélère l’obsolescence des vieilles usines et des
anciens équipements. Si les propriétaires de ces vieilles
usines et de ces anciens équipements essaient de les utiliser plus
longtemps que la durée qui leur permet de maximiser leur profit, alors
les industriels dont les usines et équipements ont été
détruits (si l’on suppose qu’ils aient eu à la fois
la volonté et le capital pour les remplacer avec de nouvelles usines
et de nouveaux équipements) tireront un avantage comparatif ou, pour
parler plus précisément, réduiront leur perte
comparative.
En
résumé, nous en arrivons à la conclusion qu’il
n’est jamais avantageux pour quelqu’un de voir ses usines
détruites par des obus ou des bombes, à moins que ces usines
n’aient déjà perdu leur valeur ou aient atteint une
valeur négative à cause de la dépréciation et de
l’obsolescence.
En
outre, dans toute cette discussion, nous avons écarté un point
central. Usines et équipements ne peuvent pas être
remplacés par un individu (ou un gouvernement socialiste) s’il
n’a pas acquis et ne peut pas acquérir l’épargne,
l’accumulation de capital, permettant le remplacement. Or la guerre
détruit le capital accumulé. (Édition de 1979,
traduit par Hervé de Quengo)]
Il
est vrai que certains facteurs peuvent corriger les effets de cette loi
générale. Les découvertes technologiques ainsi que les
progrès variés réalisés pendant la guerre par
exemple, peuvent permettre d'augmenter la production nationale ou
individuelle en tel ou tel secteur économique. La destruction
causée par les hostilités pourra déplacer la demande
d'après-guerre d'une direction dans une autre. Certains peuvent aussi
continuer à se laisser duper indéfiniment quant à
l'état économique réel de leurs affaires, en voyant les
salaires et les prix monter par suite de l'excès de papier-monnaie. Il
n'en reste pas moins que c'est une idée absolument fausse que de
s'obstiner à penser qu'une demande de remplacement des biens, que la
guerre a détruits ou qu'elle a empêché de produire, peut
devenir la source d'une prospérité véritable.
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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