Les
droits de l’homme sont-ils le fondement de la protection des
libertés ou les menacent-ils ? Une telle question peut paraître
surprenante. Comment les droits de l’homme pourraient-il constituer une
menace ? Ne trouve-t-on pas au contraire, dès l’article 2
de la Déclaration de 1789, cette idée que le but de toute
association politique est la conservation des droits imprescriptibles de
l’homme, dont le droit à la propriété ? Et ne
lit-on pas également à l’article 17 que « la
propriété étant un droit inviolable et sacré, nul
ne peut en être privé » ?
Où
est donc le problème ? Le
problème est qu’il ne suffit pas de garantir les libertés
individuelles contre les empiètements d’autrui. Il faut aussi
les garantir contre les empiètements de la législation,
c’est-à-dire des décisions collectives qui peuvent
résulter d’un vote à la majorité. Or, quand on
regarde de près la Déclaration de 1789, elle est truffée
d’articles qui conditionnent le respect des libertés
individuelles au bon vouloir de la loi.
À l’origine
de la Déclaration de 1789
La
Fayette fut élu député de la noblesse de Riom aux
états généraux. Dès le 11 juillet 1789, à
l'Assemblée nationale, il présenta un projet de
Déclaration européenne des droits de l'homme et du citoyen,
inspiré de la Déclaration d'indépendance
américaine de 1776.
Le
projet de La Fayette a été repris dans la version finale,
souvent dans les mêmes termes. Cependant, quelques articles ont
été altérés par des additions qui redonnent
à l’État un pouvoir que la déclaration initiale
cherchait précisément à éviter.
En
voici un exemple. Un des articles de La Fayette disait :
« L’exercice des droits naturels n’a de bornes que
celles qui en assurent la jouissance aux autres membres de la
société ».
Dans
la déclaration finale, ce même article devient :
Art. 4. L’exercice des droits
naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux
autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes
droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la
Loi.
Cette
dernière phrase change tout. Elle redonne à la loi et donc
à l’État le pouvoir illimité de définir les
bornes de la liberté et donc de la propriété. La
Fayette, isolé dans la commission établie par la Constituante
pour préparer la Déclaration des droits, n’a pas pu
s’y opposer.
Autres
difficultés :
Art. 3. Le principe de toute
Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps,
nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en
émane expressément.
Art. 6. La Loi est l’expression
de la volonté générale.
Malheureusement,
ces articles sont vagues et il est possible d’en faire une
interprétation désastreuse. Ainsi, avec Rousseau, on a voulu
croire que la nation ou la volonté générale avait un
pouvoir illimité et que ce pouvoir justifiait tout. De ce que le
peuple gouverne, on a conclu qu’il avait tous les droits. C’est
précisément le reproche que fait Benjamin Constant à
Rousseau : « En transportant dans nos temps modernes une
étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui
appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime
qu’animait l’amour le plus pur de la liberté, a fourni
néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre
de tyrannie », écrit Constant.
Il
en va de même concernant la protection de la liberté de
religion, d'expression et de la presse où ces droits individuels ne
sont que des variables assujetties à la loi, c’est-à-dire
aux décisions collectives d’une assemblée.
On
lit dans la Déclaration des droits de l’homme :
Art. 10. Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
Art. 11. La libre communication des
pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer
librement, sauf à répondre de l’abus de cette
liberté, dans les cas déterminés par la Loi.
Ces
articles indiquent qu’on peut dire ou faire tout ce qui n'est pas
contre la loi. Mais ils ne protègent en rien la liberté
individuelle contre l’arbitraire d’une majorité ou de
groupes de pression bien organisés. Une véritable protection de
la liberté consisterait donc à exiger le silence de la loi et
non la soumission à une loi.
Le Bill of Rights
Tel
est précisément le cas du Bill of Rights,
écrit moins d'un mois plus tard, en septembre 1789. Voici le
premier amendement apporté à la Constitution des
États-Unis d’Amérique :
Le Congrès ne fera aucune loi
pour conférer un statut institutionnel à une religion, aucune
loi qui interdise le libre exercice d'une religion, aucune loi qui restreigne
la liberté d'expression, ni la liberté de la presse, ni le
droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d'adresser à
l'État des pétitions pour obtenir réparation de torts
subis.
On
trouve dans cette formulation une protection explicite contre la tyrannie de
la majorité. La règle qui est posée ici n’est pas
de « ne pas enfreindre la loi », mais de « ne pas faire de
loi ». Les choix individuels sont ici clairement
protégés contre l'ingérence possible d’un
gouvernement, même dans les cas où la majorité serait en
désaccord avec ces choix.
De
même, dans la Déclaration d’indépendance de 1776,
on trouve cette formule : « Tous les hommes sont
créés égaux ; ils sont doués par le
Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se
trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».
La Déclaration américaine reconnaît et proclame
publiquement que le Créateur est la source des droits de l’homme
et, ce faisant, elle nie implicitement que l’État soit la source
des droits de l’homme. Ce n’est pas l’État qui est
souverain, c’est l’individu, doté par son Créateur
de droits inaliénables. On est bien loin de l’esprit, comme de
la lettre, de la Déclaration française.
La tyrannie
législative selon Benjamin Constant
Nul
mieux que Benjamin Constant, n’a formulé cet impératif
catégorique du silence de la loi :
Le législateur n'a pas le
privilège de distinguer mieux que les individus soumis à son
pouvoir ce qui est nuisible et ce qui est avantageux (...) Toutes les fois
qu'il n'y a pas nécessité absolue, que la législation
peut ne pas intervenir sans que la société soit
bouleversée ... il faut que la loi s'abstienne, laisse faire et se
taise.
Dans
son Commentaire sur un ouvrage de Filangieri, Constant fustige la tyrannie
législative :
Étendre sur tous les objets la
compétence de la loi, c'est organiser la tyrannie (...) Si c'est la
législation qui fixe les droits de chaque individu, les individus
n'ont plus que les droits que la législation veut bien leur laisser (...)
Il y a une partie de l'existence humaine qui, de nécessité,
reste individuelle et indépendante - et qui est de droit hors de toute
compétence sociale ou législative (...) Au point où
commence l'indépendance de l'existence individuelle s'arrête
l'autorité de la législation ; et si la législation
franchit cette ligne, elle est usurpatrice. Dans la partie de l'existence
humaine qui doit rester indépendante de la législation
résident les droits individuels, droits auxquels la législation
ne doit jamais toucher, droits sur lesquels la société n'a pas
de juridiction, droits qu'elle ne peut envahir sans se rendre coupable de
tyrannie.
C’est
pourquoi l'autorité de la loi doit rester limitée. Lorsque
cette autorité s'étend sur des objets hors de sa sphère,
elle devient illégitime.
Concluons
avec Benjamin Constant :
Aucun devoir ne nous lie envers des
lois telles que celles que l'on faisait, par exemple, en 1793, ou même
plus tard, et dont l’influence corruptrice menace les plus nobles
parties de notre existence. Aucun devoir ne nous lierait envers des lois qui,
non seulement restreindraient nos libertés légitimes, et
s'opposeraient à des actions qu'elles n'auraient pas le droit
d'interdire, mais qui nous en commanderaient de contraires aux principes
éternels de justice ou de pitié, que l'homme ne peut cesser
d'observer sans démentir
sa nature.
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