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Nous discutions du retour
dans l’actualité du Curriculum
Vitae (CV) anonyme. Après l’expérimentation conduite
dans 8 départements par le Pôle Emploi entre novembre 2009 et
novembre 2010, qui avait déjà donné lieu à des
réactions critiques, le Conseil d’État enjoint le Premier
ministre à adopter le décret relatif à la mise en
œuvre définitive du projet de loi de 2006. Il oblige ainsi les
entreprises de plus de 50 salariés à recruter uniquement sur la
base de CV anonymes. Penchons-nous sur les fondements philosophiques de cette
démarche afin de mieux comprendre ses limites.
Le CV anonyme est défendu comme l’un des meilleurs moyens
d’améliorer l’égalité des chances des
candidats à un emploi. Cette démarche repose sur
l’idée suivant laquelle l’obtention d’un emploi ne
doit pas être influencée ou conditionnée par des
éléments qui ne figurent pas dans la description de la fiche de
poste, et surtout qui n’influencent pas la capacité d’une
personne à effectuer les tâches professionnelles requises. Parmi
ces éléments figurent notamment des caractéristiques
personnelles immuables (liées à la naissance et dont on
n’est pas responsable) telles que le genre, la couleur de la peau ou
encore les origines ethniques, mais aussi des caractéristiques
sociales comme le lieu de résidence, les engagements politiques
ou encore la religion.
Cette démarche consistant à occulter les traits sans
importance afin d’arriver à un résultat plus
équitable a été rendue célèbre par John
Rawls sous le nom de « voile d’ignorance »
dans son ouvrage le plus connu : Une
théorie de la justice. Plus précisément, l’idée de Rawls
était de trouver le cadre le plus équitable possible pour
assurer que les personnes en mesure de faire des choix soient purement désintéressées,
autrement dit qu’elles ne soient pas influencées par leurs
intérêts personnels. Rawls a donc proposé une
expérience mentale consistant à nous imaginer des personnes
derrière un voile d’ignorance (elles ne connaissent pas leur
genre, âge, religion etc.), assurant que c’est seulement sous
cette condition que leurs choix seraient équitables pour tout le
monde. Le CV anonyme semble ainsi concrétiser la situation
idéale proposée dans l’expérience mentale de
Rawls, à ceci près que cette expérimentation
n’invite pas à oublier ses propres traits personnels et sociaux
mais à ignorer ceux d’autrui.
C’est précisément la ressemblance entre la
démarche du CV anonyme et celle du voile d’ignorance rawlsien
qui nous permet de mieux en comprendre ses limites. Ainsi, même
s’il était possible de passer de l’expérience mentale
à sa réalisation concrète, il serait difficile
d’identifier objectivement (c’est-à-dire à tout
moment et dans tous les contextes imaginables) des traits qui soient toujours
« sans importance ». De toute évidence, les
traits personnels et sociaux mentionnés plus haut ne peuvent pas
toujours être ignorés au moment de choisir une candidature. Le
réalisateur d’un film sur Nelson Mandela ne peut, par exemple,
pas ignorer la couleur de la peau, le genre ou l’âge des acteurs.
L’officier qui délivre des permis de conduire ne peut pas
ignorer l’état de cécité des candidats. L’entraineur
de basketball ne peut pas ignorer la taille de ses joueurs.
Somme toute, l’une des limites les plus importantes du CV
anonyme est celle de ne pas être en mesure d’effacer
entièrement le caractère arbitraire du choix des candidats
à l’embauche. Lorsque l’on établit un CV anonyme,
il faut en effet déterminer au préalable quels sont les
« traits sans importance », or ce choix sera
forcément arbitraire. La seule différence est que dans le
modèle du CV anonyme, ce choix arbitraire ne reviendrait plus au
Directeur des ressources humaines mais au Premier ministre. Un
éventuel décret d’application de la loi de 2006 qui
imposerait aux entreprises de plus de 50 salariés de supprimer le bloc
« état civil » d’un CV sera ainsi
forcément arbitraire car, sachant que tout ne peut pas être
effacé dans un CV (qui perdrait autrement sa fonction de CV), il devra choisir les informations
à supprimer entre différentes options : nom,
prénom, adresse, date de naissance, lieu de naissance, situation
maritale, genre, religion, lieu et noms des établissements de
l’obtention des diplômes, etc.
Cette réflexion amène à comprendre que les
limites des mesures mises en œuvre pour lutter contre la discrimination
sont en fait dues à une conception mal
définie de la discrimination, qui fera l’objet du prochain
billet.
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