Connaissez-vous
la petite famille Ibor et ses enfants Libor, Euribor et Tibor ? Si ce n’est pas le cas,
c’est bien dommage, car ces indices sont à la base de la
pyramide des prêts et servent de référence pour
déterminer les taux consentis lors des crédits immobiliers et
de l’octroi de cartes de crédit. Plus décisifs encore,
ils sont également utilisés avec la même fonction sur le
marché des produits dérivés.
Le
Libor est le plus important d’entre eux et
concerne dix monnaies dont le dollar et la livre sterling. L’Euribor
est dédié à l’euro et le Tibor au yen. À
lui seul, le Libor gouverne un marché
estimé à 350 mille milliards de dollars, ce qui donne toute son
importance financière.
Tout
allait bien dans le meilleur de ce monde jusqu’à ce qu’un
terrible doute se soit insinué dans les têtes, selon lequel ce
gigantesque marché pourrait être manipulé dans le cours
du processus quotidien de fixation des indices qui le régissent.
Enquêtons !
Ce
processus est confié à trois grandes associations bancaires
– British Banker’s Association, European Banking Federation et Japanese Bankers
Association – et échappe au contrôle de tous les
régulateurs. Comment fonctionne-t-il ? Dans les trois cas, des banques
réunies en un panel communiquent quotidiennement, pour chaque
échéance (maturité) et devise donnée, le taux
auquel elles sont prêtes à prêter « en blanc »
(sans garantie) à d’autres banques. Les offres extrêmes
soustraites, la moyenne est ensuite calculée, qui représente le
fixing.
Le
décor étant planté, quel est l’argument de la
pièce ? Révélée il y a juste un an et faisant
l’effet d’un coup de tonnerre, une enquête a
été engagée par les régulateurs
américains, rejoints par leurs homologues britanniques, les japonais
et européens (neuf au total), et elle suit actuellement son cours,
comme on déclare quand on ne veut rien dire. Avec pour objet –
restreint, étant donné l’impact plus global de ces
indices du marché interbancaire – de vérifier si les
traders de certaines banques n’essayent pas de les influencer et
d’en tirer profit sur le marché des produits
dérivés.
La
responsabilité de banques n’est pas officiellement
recherchée. Il a en effet été remarqué que si
l’une d’entre elles devait être mise en cause et
financièrement sanctionnée, les usages de la profession aboutiraient
à des montants tels que cela ne serait pas applicable…
Les
sanctions enregistrées à ce jour sont donc limitées,
seulement une douzaine de traders ayant vocation de victimes sacrificielles
ont été licenciés ou suspendus au sein de Citigroup,
UBS, Deutsche Bank, JP Morgan Chase et Royal Bank of Scotland. Une belle
brochette si l’on en juge. Il serait également apparu que la
pratique de manipulations coordonnées pourrait être plus
largement répandue et concerner non seulement le monde bancaire, mais
aussi celui des hedge funds.
Mais attendons la suite…
Que
se passe-t-il du côté des associations bancaires responsables ?
La British Banker’s Association, qui fait
figure de chef de file, a entamé une réflexion qualifiée
de « technique », menée conjointement avec de grandes
banques non identifiées, sous les auspices de la Bank of England et du FSA, le régulateur britannique. Avec
comme objectif d’aboutir pour 2015 à de nouvelles règles.
Comme dans le cas de l’International Swaps and Derivatives
Association, qui a été récemment mis en lumière
à l’occasion de l’activation ou non des CDS sur la dette
grecque, les acteurs de la détermination d’indices des
marchés financiers à l’impact majeur règlent leurs
petites affaires entre eux. Faisant la police a
minima et engageant des réformes en recherchant le consensus. Signe
encourageant que des règles de la démocratie sont toujours
appliquées, même si elles ne concernent que les happy few
dans leurs discrets cénacles.
Mais
il serait dommage d’en rester là des conclusions que l’on
peut d’ores et déjà tirer de cette affaire, et de ne pas
poursuivre le chemin. Les jeux obscurs de la finance de l’ombre sont
généralement attribués à ces desperados que sont
les hedge funds,
même s’il est attribué aux grandes banques un
soupçon de responsabilité en raison des financements
qu’elles leur accordent. Il ne s’agit plus de cela dans le cas de
la petite famille Ibor : les acteurs du jeu sont
les grandes banques internationales, les mégabanques.
De la même manière que l’on est passé de la crise
des produits exotiques de la finance à celle des obligations
d’État – le fondement du système financier –
le champ des présumés coupables de malversations s’est
élargi. Il faut dire que, dans le cas des subprimes
américaines, il l’a été déjà comme en
témoignent les procès et les règlements à
l’amiable en cascade qui rythment l’actualité aux
États-Unis.
Circonstance
aggravante, il pourrait être découvert – au grand jamais
– qu’un cartel pourrait avoir été organisé.
Car, qui dit coordination… La finance moderne a un fonctionnement de
club très britannique, comment s’en étonner étant
donné ses origines londoniennes et le statut très particulier
de la City ? Comme le remarquait il y a quelque temps Gillian Tett dans l’un de ses articles du Financial Times,
beaucoup reste à faire de ce point de vue, si l’on
considère les processus de même nature régissant le monde
des « repos », des swaps de produits dérivés (de
gré à gré) ou bien encore la formation des
références de prix de certaines matières
premières… La finance est un monde fait de traditions, mais pas
n’importe lesquelles.
Billet rédigé par
François Leclerc
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