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Faut-il lutter
contre la fraude sociale ? Oui. Le fera-t-on pour les bonnes
raisons ? Peut-être pas.
Si la chasse
aux profiteurs du haut est motivée par l'envie, il n'est pas sûr
que la traque des profiteurs du bas, bien que nécessaire et
justifiée, soit inspirée par des sentiments plus nobles. Il se
pourrait bien, au contraire, que ces deux thèmes exploitent une seule
et même conviction : celle que le bonheur des uns, même
relatif, fait toujours le malheur des autres. En montrant du doigt ceux qui
« fraudent à la Sécu », Nicolas Sarkozy,
pensant restaurer le sens moral, ne jouerait-il pas en fait avec des allumettes ?
La lutte
contre la fraude sociale est un élément incontournable du
discours de l'UMP. Sur l'échiquier politique français, elle
fait partie de ces thèmes permettant de distinguer la droite de la
gauche. J'ai moi-même expliqué
à plusieurs reprises que le désaccord entre partis de droite et
partis de gauche portait moins sur la légitimité du
« modèle social français » – lequel
fait l'objet d'un consensus – que sur la manière de le
préserver. Et la chasse aux fraudeurs sociaux est, de fait, une
manière de préserver ledit modèle en maintenant un
minimum d'équilibre budgétaire.
Depuis, il y a
eu la crise, et cette crise, donne à la fraude sociale une dimension
particulière, inscrivant la chasse aux fraudeurs dans le cadre plus
large d'une chasse aux profiteurs et aux spéculateurs qui
s'enrichissent au détriment des honnêtes gens. Du point de vue
de l'État en effet, il revient au même qu'une personne
perçoive trop d'aides sociales ou ne paie pas assez d'impôts. Le
montant de la fraude sociale représente ainsi un « manque
à gagner », au même titre que la fraude fiscale par
exemple.
Ordinairement,
les personnes favorables à la révision du modèle social
français s'inquiètent des fraudes sociales davantage que des
fraudes fiscales, considérant que le fraudeur fiscal conserve ce qui
lui appartient et contourne une fiscalité à la
légitimité contestable, tandis que le fraudeur social s'empare
de ce qui ne lui appartient pas.
Mais l'opinion
publique a ses raisons que le politique ignore... ou feint d'ignorer. Aux
yeux de nombreux Français en effet, la chasse aux fraudeurs sociaux
est moins une question de principe qu'un moyen de punir certaines couches de
la population, soupçonnées de s'enrichir sans rien faire.
Un sociologue
comme Helmut Schoeck a certes mis en lumière
la fonction parfois positive de l'envie dans la société :
ce vice moral qui inspire la haine des nantis se traduit également par
la crainte que certains ne s'enrichissent sur le dos du contribuable. Mais
entre la bonne et la mauvaise envie, la frontière est ténue, a
fortiori dans un contexte de crise économique et financière.
En d'autres
termes, on presse sur un seul et même bouton pour lancer la chasse aux
exploiteurs du haut et celle aux exploiteurs du bas. Force est de constater
que la critique de l'assisté renferme souvent la même mauvaise
foi et la même bêtise que la diatribe contre le patronat et les
spéculateurs boursiers. Chacun cherche son exploiteur, son profiteur,
son ennemi de classe, son « juif », prenant
prétexte qui de la justice sociale, qui du droit de
propriété – deux arguments inégaux au regard de
l'éthique, mais très habilement invoqués pour maquiller
en conscience sociale un travers antisocial : l'envie.
Alors que
faire ? On tolère la fraude sociale, on signe des chèques en
blanc ? Parce qu'une bonne idée est mal défendue, on
l'exclurait d'entrée de jeu ? Certainement pas. Mais de toute
évidence, la chasse aux fraudeurs divisera encore davantage les
Français si le gouvernement, pour la justifier, se contente de flatter
les bas instincts.
Le malheur,
c'est que pour surmonter cette difficulté, il faudrait invoquer la
liberté individuelle, la propriété et la
responsabilité qui va avec – notions que la classe dirigeante
française, obsédée par les « manques à
gagner », n'est pas la mieux placée pour défendre.
Dans ces conditions, il est permis d'être pessimiste.
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