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— Maudit
argent! maudit argent! s'écriait d'un air désolé F* l'économiste, au sortir
du Comité des finances où l'on venait de discuter un projet de
papier-monnaie.
— Qu'avez-vous?
lui dis-je. D'où vient ce dégoût subit pour la plus encensée des divinités de
ce monde?
— Maudit
argent! maudit argent!
— Vous
m'alarmez. Il n'est rien qu'une fois ou autre je n'aie entendu blasphémer, la
paix, la liberté, la vie, et Brutus a été jusqu'à dire: Vertu! tu n'es qu'un
nom! Mais si quelque chose a échappé jusqu'ici...
— Maudit
argent! maudit argent!
— Allons, un
peu de philosophie. Que vous est-il arrivé? Crésus vient-il de vous
éclabousser? Mondor vous a-t-il ravi l'amour de votre mie? ou bien Zoïle
a-t-il acheté contre vous une diatribe au gazetier?
— Je n'envie
pas le char de Crésus; ma renommée, par son néant, échappe à la langue de
Zoïle; et quant à ma mie, jamais, jamais l'ombre même de la tâche la plus
légère...
— Ah! j'y
suis. Où avais-je la tête? Vous êtes, vous aussi, inventeur d'une
réorganisation sociale, système F*. Votre société, vous la voulez plus
parfaite que celle de Sparte, et pour cela toute monnaie doit en être
sévèrement bannie. Ce qui vous embarrasse, c'est de décider vos adeptes à
vider leur escarcelle. Que voulez-vous? c'est l'écueil de tous les
réorganisateurs. Il n'en est pas un qui ne fît merveille s'il parvenait à
vaincre toutes les résistances, et si l'humanité tout entière consentait à
devenir entre ses doigts cire molle; mais elle s'entête à n'être pas cire
molle. Elle écoute, applaudit ou dédaigne, et..... va comme devant.
— Grâce au
Ciel, je résiste encore, à cette manie du jour. Au lieu d'inventer des lois
sociales, j'étudie celles qu'il a plu à Dieu d'inventer, ayant d'ailleurs le
bonheur de les trouver admirables dans leur développement progressif. Et
c'est pour cela que je répète: Maudit argent! maudit argent!
— Vous êtes
donc proudhonien ou proudhoniste? Eh, morbleu! vous avez un moyen simple de
vous satisfaire. Jetez votre bourse dans la Seine, ne vous réservant que cent
sous pour prendre une action de la Banque d'échange.
— Puisque je
maudis l'argent, jugez si j'en dois maudire le signe trompeur!
— Alors, il ne
me reste plus qu'une hypothèse. Vous êtes un nouveau Diogène, et vous allez
m'affadir d'une tirade à la Sénèque, sur le mépris des richesses.
— Le Ciel m'en
préserve! Car la richesse, voyez-vous, ce n'est pas un peu plus ou un peu
moins d'argent. C'est du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux
qui sont nus, du bois qui réchauffe, de l'huile qui allonge le jour, une
carrière ouverte à votre fils, une dot assurée à votre fille, un jour de
repos pour la fatigue, un cordial pour la défaillance, un secours glissé dans
la main du pauvre honteux, un toit contre l'orage, des ailes aux amis qui se
rapprochent, une diversion pour la tête que la pensée fait plier,
l'incomparable joie de rendre heureux ceux qui nous sont chers. La richesse,
c'est l'instruction, l'indépendance, la dignité, la confiance, la charité,
tout ce que le développement de nos facultés peut livrer aux besoins du corps
et de l'esprit; c'est le progrès, c'est la civilisation. La richesse, c'est
l'admirable résultat civilisateur de deux admirables agents, plus civilisateurs
encore qu'elle-même: le travail et l'échange.
— Bon!
n'allez-vous pas maintenant entonner un dithyrambe à la richesse, quand, il
n'y a qu'un instant, vous accabliez l'or de vos imprécations?
— Eh! ne
comprenez-vous pas que c'était tout simplement une boutade d'économiste! Je
maudis l'argent précisément parce qu'on le confond, comme vous venez de
faire, avec la richesse, et que de cette confusion sortent des erreurs et des
calamités sans nombre. Je le maudis, parce que sa fonction dans la société
est mal comprise et très-difficile à faire comprendre. Je le maudis, parce
qu'il brouille toutes les idées, fait prendre le moyen pour le but,
l'obstacle pour la cause, alpha pour oméga; parce que sa présence dans le
monde, bienfaisante par elle-même, y a cependant introduit une notion
funeste, une pétition de principes, une théorie à rebours, qui, dans ses
formes multiples, a appauvri les hommes et ensanglanté la terre. Je le
maudis, parce que je me sens incapable de lutter contre l'erreur à laquelle
il a donné naissance autrement que par une longue et fastidieuse dissertation
que personne n'écoutera. Ah! si je tenais au moins sous ma main un auditeur
patient et bénévole!
— Morbleu! il
ne sera pas dit que faute d'une victime vous resterez dans l'état
d'irritation où je vous vois. J'écoute; parlez, dissertez, ne vous gênez en
aucune façon.
— Vous me
promettez de prendre intérêt...
— Je vous
promets de prendre patience.
— C'est bien
peu.
— C'est tout
ce dont je puis disposer. Commencez, et expliquez-moi d'abord comment une
méprise sur le numéraire, si méprise il y a, se trouve au fond de toutes les
erreurs économiques.
— Là,
franchement, la main sur la conscience, ne vous est-il jamais arrivé de
confondre la richesse avec l'argent?
— Je ne sais;
je ne me suis jamais morfondu sur l'économie politique. Mais, après tout,
qu'en résulterait-il?
— Pas
grand'chose. Une erreur dans votre cervelle sans influence sur vos actes;
car, voyez-vous, en matière de travail et d'échange, quoiqu'il y ait autant
d'opinions que de têtes, nous agissons tous de la même manière.
— À peu près
comme nous marchons d'après les mêmes principes, encore que nous ne soyons
pas d'accord sur la théorie de l'équilibre et de la gravitation.
— Justement.
Quelqu'un qui serait conduit par ses inductions à croire que, pendant la
nuit, nous avons la tête en bas et les pieds en haut, pourrait faire
là-dessus de beaux livres, mais il se tiendrait comme tout le monde.
— Je le crois
bien. Si non, il serait vite puni d'être trop bon logicien.
— De même, cet
homme mourrait bientôt de faim qui, s'étant persuadé que l'argent est la
richesse réelle, serait conséquent jusqu'au bout. Voilà pourquoi cette
théorie est fausse, car il n'y a de théorie vraie que celle qui résulte des
faits mêmes, tels qu'ils se manifestent en tous temps ou en tous lieux.
— Je comprends
que, dans la pratique et sous l'influence de l'intérêt personnel, la
conséquence funeste de l'acte erroné tend incessamment à redresser l'erreur.
Mais si celle dont vous parlez a si peu d'influence, pourquoi vous
donne-t-elle tant d'humeur?
— C'est que,
quand un homme, au lieu d'agir pour lui-même, décide pour autrui, l'intérêt
personnel, cette sentinelle si vigilante et si sensible, n'est plus là pour
crier: Aïe! La responsabilité est déplacée. C'est Pierre qui se trompe, et
c'est Jean qui souffre; le faux système du législateur devient forcément la
règle d'action de populations entières. Et voyez la différence. Quand vous
avez de l'argent et grand'faim, quelle que soit votre théorie du numéraire,
que faites-vous?
— J'entre chez
un boulanger et j'achète du pain.
— Vous
n'hésitez pas à vous défaire de votre argent?
— Je ne l'ai
que pour cela.
— Et si, à son
tour, ce boulanger a soif, que fait-il?
— Il va chez
le marchand de vin et boit un canon avec l'argent que je lui ai donné.
— Quoi! il ne
craint pas de se ruiner?
— La véritable
ruine serait de ne manger ni boire.
— Et tous les
hommes qui sont sur la terre, s'ils sont libres, agissent de même?
— Sans aucun
doute, Voulez-vous qu'ils meurent de faim pour entasser des sous?
— Loin de là,
je trouve qu'ils agissent sagement, et je voudrais que la théorie ne fut
autre chose que la fidèle image de cette universelle pratique. Mais supposons
maintenant que vous êtes le législateur, le roi absolu d'un vaste empire où
il n'y a pas de mines d'or.
— La fiction
me plaît assez.
— Supposons
encore que vous êtes parfaitement convaincu de ceci: La richesse consiste
uniquement et exclusivement dans le numéraire; qu'en concluriez-vous?
— J'en
conclurais qu'il n'y a pas d'autre moyen pour moi d'enrichir mon peuple, ou
pour lui de s'enrichir lui-même, que de soutirer le numéraire des autres
peuples.
— C'est-à-dire
de les appauvrir. La première conséquence à laquelle vous arriveriez serait
donc celle-ci: Une nation ne peut gagner que ce qu'une autre perd.
— Cet axiome a
pour lui l'autorité de Bacon et de Montaigne.
— Il n'en est
pas moins triste, car enfin il revient à dire: Le progrès est impossible.
Deux peuples, pas plus que deux hommes, ne peuvent prospérer côte à côte.
— Il semble
bien que cela résulte du principe.
— Et comme
tous les hommes aspirent à s'enrichir, il faut dire que tous aspirent, en
vertu d'une loi providentielle, ruiner leurs semblables.
— Ce n'est pas
du christianisme, mais c'est de l'économie politique.
— Détestable.
Mais poursuivons. Je vous ai fait roi absolu. Ce n'est pas pour raisonner,
mais pour agir. Rien ne limite votre puissance. Qu'allez-vous faire en vertu
de cette doctrine: la richesse, c'est l'argent?
— Mes vues se
porteront à accroître sans cesse, au sein de mon peuple, la masse du
numéraire.
— Mais il n'y
a pas de mines dans votre royaume. Comment vous y prendrez-vous?
Qu'ordonnerez-vous?
— Je
n'ordonnerai rien; je défendrai. Je défendrai, sous peine de mort, de faire
sortir un écu du pays.
— Et si votre
peuple, ayant de l'argent, a faim aussi?
— N'importe.
Dans le système où nous raisonnons, lui permettre d'exporter des écus, ce
serait lui permettre de s'appauvrir.
— En sorte
que, de votre aveu, vous le forceriez à se conduire sur un principe opposé à
celui qui vous guide vous même dans des circonstances semblables. Pourquoi
cela?
— C'est sans
doute parce que ma propre faim me pique, et que la faim des peuples ne pique
pas les législateurs.
— Eh bien! je
puis vous dire que votre plan échouerait, et qu'il n'y a pas de surveillance
assez vigilante pour empêcher, quand le peuple a faim, les écus de sortir, si
le blé a la liberté d'entrer.
— En ce cas,
ce plan, erroné ou non, est inefficace pour le bien comme pour le mal, et
nous n'avons plus à nous en occuper.
— Vous oubliez
que vous êtes législateur. Est-ce qu'un législateur se rebute pour si peu,
quand il fait ses expériences sur autrui? Le premier décret ayant échoué, ne
chercheriez-vous pas un autre moyen d'atteindre votre but?
— Quel but?
— Vous avez la
mémoire courte; celui d'accroître, au sein de votre peuple, la masse du
numéraire supposé être la seule et vraie richesse.
— Ah vous m'y
remettez; pardon. Mais c'est que, voyez-vous, on a dit de la musique: Pas
trop n'en faut; je crois que c'est encore plus vrai de l'économie politique.
M'y revoilà Mais je ne sais vraiment qu'imaginer...
— Cherchez
bien. D'abord, je vous ferai remarquer que votre premier décret ne résolvait
le problème que négativement. Empêcher les écus de sortir, c'est bien
empêcher la richesse de diminuer, mais ce n'est pas l'accroître.
— Ah je suis
sur la voie... ce blé libre d'entrer... Il me vient une idée lumineuse...
Oui, le détour est ingénieux, le moyen infaillible, je touche au but.
— À mon tour,
je vous demanderai quel but?
— Eh! morbleu,
d'accroître la masse du numéraire.
— Comment vous
y prendrez-vous, s'il vous plaît?
— N'est-il pas
vrai que pour que la pile d'argent s'élève toujours, la première condition
est qu'on ne l'entame jamais?
— Bien.
— Et la
seconde qu'on y ajoute toujours?
— Très-bien.
— Donc le
problème sera résolu, en négatif et positif, comme disent les socialistes, si
d'un côté j'empêche l'étranger d'y puiser, et si, de l'autre, je le force à y
verser.
— De mieux en
mieux.
— Et pour cela
deux simples décrets où le numéraire ne sera pas même mentionné. Par l'un, il
sera défendu à mes sujets de rien acheter au dehors; par l'autre, il leur
sera ordonné d'y beaucoup vendre.
— C'est un
plan fort bien conçu.
— Est-il
nouveau? Je vais aller me pourvoir d'un brevet d'invention.
— Ne vous
donnez pas cette peine; la priorité vous serait contestée. Mais prenez garde
à une chose.
— Laquelle?
— Je vous ai
fait roi tout-puissant. Je comprends que vous empêcherez vos sujets d'acheter
des produits étrangers. Il suffira d'en prohiber l'entrée. Trente ou quarante
mille douaniers feront l'affaire.
— C'est un peu
cher. Qu'importe? L'argent qu'on leur donne ne sort pas du pays.
— Sans doute;
et dans notre système, c'est l'essentiel. Mais pour forcer la vente au
dehors, comment procéderez-vous?
— Je
l'encouragerai par des primes, au moyen de quelques bons impôts frappés sur
mon peuple.
— En ce cas,
les exportateurs, contraints par leur propre rivalité, baisseront leurs prix
d'autant, et c'est comme si vous faisiez cadeau à l'étranger de ces primes ou
de ces impôts.
— Toujours
est-il que l'argent ne sortira pas du pays.
— C'est juste.
Cela répond à tout; mais si votre système est si avantageux, les rois vos
voisins l'adopteront. Ils reproduiront vos décrets; ils auront des douaniers
et repousseront vos produits, afin que chez eux non plus la pile d'argent ne
diminue pas.
— J'aurai une
armée et je forcerai leurs barrières.
— Ils auront
une armée et forceront les vôtres.
— J'armerai
des navires, je ferai des conquêtes, j'acquerrai des colonies, et créerai à
mon peuple des consommateurs qui seront bien obligés de manger notre blé et
boire notre vin.
— Les autres
rois en feront autant. Ils vous disputeront vos conquêtes, vos colonies et
vos consommateurs. Voilà la guerre partout et le monde en feu.
—
J'augmenterai mes impôts, mes douaniers, ma marine et mon armée.
— Les autres
vous imiteront.
— Je
redoublerai d'efforts.
— Ils feront
de même. En attendant, rien ne prouve que vous aurez réussi à beaucoup
vendre.
— Il n'est que
trop vrai. Bien heureux si les efforts commerciaux se neutralisent.
— Ainsi que
les efforts militaires. Et dites-moi, ces douaniers, ces soldats, ces
vaisseaux, ces contributions écrasantes, cette tension perpétuelle vers un
résultat impossible, cet état permanent de guerre ouverte ou secrète avec le
monde entier, ne sont-ils pas la conséquence logique, nécessaire de ce que le
législateur s'est coiffé de cette idée (qui n'est, vous en êtes convenu, à
l'usage d'aucun homme agissant pour lui-même): « La richesse, c'est le
numéraire; accroître le numéraire, c'est accroître la richesse? »
— J'en conviens.
Ou l'axiome est vrai, et alors le législateur doit agir dans le sens que j'ai
dit, bien que ce soit la guerre universelle. Ou il est faux et, en ce cas,
c'est pour se ruiner que les hommes se déchirent.
— Et
souvenez-vous qu'avant d'être roi, ce même axiome vous avait conduit par la
logique à ces maximes: « Ce que l'un gagne, l'autre le perd. Le profit
de l'un est le dommage de l'autre; » lesquelles impliquent un
antagonisme irrémédiable entre tous les hommes.
— Il n'est que
trop certain. Philosophe ou législateur, soit que je raisonne ou que
j'agisse, partant de ce principe: l'argent, c'est la richesse, j'arrive
toujours à cette conclusion ou à ce résultat: la guerre universelle. Avant de
le discuter, vous avez bien fait de m'en signaler les conséquences; sans
cela, je n'aurais jamais eu le courage de vous suivre jusqu'au bout dans
votre dissertation économique; car, à vous parler net, cela n'est pas
divertissant.
— À qui le
dites-vous? C'est à quoi je pensais quand vous m'entendiez murmurer: Maudit
argent! Je gémissais de ce que mes compatriotes n'ont pas le courage
d'étudier ce qu'il leur importe tant de savoir.
— Et pourtant,
les conséquences sont effrayantes.
— Les
conséquences! Je ne vous en ai signalé qu'une. J'aurais pu vous en montrer de
plus funestes encore.
— Vous me
faites dresser les cheveux sur la tête! Quels autres maux a pu infliger à
l'humanité cette confusion entre l'Argent et la Richesse?
— Il me faudra
longtemps pour les énumérer. C'est une doctrine qui a une nombreuse lignée.
Son fils aîné, nous venons de faire sa connaissance, s'appelle régime
prohibitif; le cadet, système colonial; le troisième, haine au
capital; le Benjamin, papier-monnaie.
— Quoi! le
papier-monnaie procède de la même erreur?
— Directement.
Quand les législateurs, après avoir ruiné les hommes par la guerre et
l'impôt, persévèrent dans leur idée, ils se disent: « Si le peuple
souffre, c'est qu'il n'a pas assez d'argent. Il en faut faire. » Et
comme il n'est pas aisé de multiplier les métaux précieux, surtout quand on a
épuisé les prétendues ressources de la prohibition, « nous ferons du
numéraire fictif, ajoutent-ils, rien n'est plus aisé, et chaque citoyen en
aura plein son portefeuille! ils seront tous riches. »
— En effet, ce
procédé est plus expéditif que l'autre, et puis il n'aboutit pas à la guerre
étrangère.
— Non, mais à
la guerre civile.
— Vous êtes
bien pessimiste. Hâtez-vous donc de traiter la question au fond. Je suis tout
surpris de désirer, pour la première fois, savoir si l'argent (ou son signe)
est la richesse.
— Vous
m'accorderez bien que les hommes ne satisfont immédiatement aucun de leurs
besoins avec des écus. S'ils ont faim, c'est du pain qu'il leur faut; s'ils
sont nus, des vêtements; s'ils sont malades, des remèdes; s'ils ont froid, un
abri, du combustible; s'ils aspirent à apprendre, des livres; s'ils désirent
se déplacer, des véhicules, et ainsi de suite. La richesse d'un pays se
reconnaît à l'abondance et à la bonne distribution de toutes ces choses.
Par où vous
devez reconnaître avec bonheur combien est fausse cette triste maxime de
Bacon: Ce qu'un peuple gagne, l'autre le perd nécessairement; maxime
exprimée d'une manière plus désolante encore par Montaigne, en ces termes: Le
profit de l'un est le dommage de l'autre. Lorsque Sem, Cham et Japhet se
partagèrent les vastes solitudes de cette terre, assurément chacun d'eux put
bâtir, dessécher, semer, récolter, se mieux loger, se mieux nourrir, se mieux
vêtir, se mieux instruire, se perfectionner, s'enrichir, en un mot, et accroître
ses jouissances, sans qu'il en résultât une dépression nécessaire dans les
jouissances analogues de ses frères. Il en est de même de deux peuples.
— Sans doute,
deux peuples, comme deux hommes, sans relations entre eux, peuvent, en
travaillant plus, en travaillant mieux, prospérer côte à côte sans se nuire.
Ce n'est pas là ce qui est nié par les axiomes de Montaigne et de Bacon. Ils
signifient seulement que, dans le commerce qui se fait entre deux peuples ou
deux hommes, si l'un gagne, il faut que l'autre perde. Et cela est évident de
soi; l'échange n'ajoutant rien par lui-même à la masse de ces choses utiles
dont vous parliez, si après l'échange une des parties se trouve en avoir
plus, il faut bien que l'autre partie se trouve en avoir moins.
— Vous vous
faites de l'échange une idée bien incomplète, incomplète au point d'en
devenir fausse. Si Sem est sur une plaine fertile en blé, Japhet sur un
coteau propre à produire du vin, Cham sur de gras pâturages, il se peut que
la séparation des occupations, loin de nuire à l'un d'eux, les fasse
prospérer tous les trois. Cela doit même arriver, car la distribution du
travail, introduite par l'échange, aura pour effet d'accroître la masse du
blé, du vin et de la viande à partager. Comment en serait-il autrement, si
vous admettez la liberté de ces transactions? Dès l'instant que l'un des
trois frères s'apercevrait que le travail, pour ainsi dire sociétaire, le
constitue en perte permanente, comparativement au travail solitaire, il
renoncerait à échanger. L'échange porte avec lui-même son titre à notre
reconnaissance. Il s'accomplit, donc il est bon.
— Mais
l'axiome de Bacon est vrai quand il s'agit d'or et d'argent. Si l'on admet
qu'à un moment déterminé il en existe dans le monde une quantité donnée, il
est bien clair qu'une bourse ne se peut emplir qu'une autre bourse ne se
vide.
— Et si l'on
professe que l'or est la richesse, la conclusion est qu'il y a parmi les
hommes des déplacements de fortune et jamais de progrès général. C'est
justement ce que je disais en commençant. Que si, au contraire, vous voyez la
vraie richesse dans l'abondance des choses utiles propres à satisfaire nos
besoins et nos goûts, vous comprendrez comme possible la prospérité
simultanée. Le numéraire ne sert qu'à faciliter la transmission d'une main à
l'autre de ces choses utiles, ce qui s'accomplit aussi bien avec une once de
métal rare, comme l'or, qu'avec une livre de métal plus abondant, comme
l'argent, ou avec un demi-quintal de métal plus abondant encore, comme le
cuivre. D'après cela, s'il y avait à la disposition de tous les Français une
fois plus de toutes ces choses utiles, la France serait le double plus riche,
bien que la quantité de numéraire restât la même; mais il n'en serait pas
ainsi s'il y avait le double de numéraire, la masse des choses utiles
n'augmentant pas.
— La question
est de savoir si la présence d'un plus grand nombre d'écus n'a pas
précisément pour effet d'augmenter la masse des choses utiles.
— Quel rapport
peut-il y avoir entre ces deux termes? Les aliments, les vêtements, les
maisons, le combustible, tout cela vient de la nature et du travail, d'un
travail plus ou moins habile s'exerçant sur une nature plus ou moins
libérale.
— Vous oubliez
une grande force, qui est l'échange. Si vous avouez que c'est une force,
comme vous êtes convenu que les écus le facilitent, vous devez convenir
qu'ils ont une puissance indirecte de production.
— Mais j'ai
ajouté qu'un peu de métal rare facilite autant de transactions que beaucoup
de métal abondant, d'où il suit qu'on n'enrichit pas un peuple en le forçant
de donner des choses utiles pour avoir plus d'argent.
— Ainsi, selon
vous, les trésors qu'on trouve en Californie n'accroîtront pas la richesse du
monde?
— Je ne crois
pas qu'ils ajoutent beaucoup aux jouissances, aux satisfactions réelles de
l'humanité prise dans son ensemble. Si l'or de la Californie ne fait que
remplacer dans le monde celui qui se perd et se détruit, cela peut avoir son
utilité. S'il en augmente la masse, il la dépréciera. Les chercheurs d'or
seront plus riches qu'ils n'eussent été sans cela. Mais ceux entre les mains
de qui se trouvera l'or actuel au moment de la dépréciation, se procureront
moins de satisfactions à somme égale. Je ne puis voir là un accroissement,
mais un déplacement de la vraie richesse, telle que je l'ai définie.
— Tout cela
est fort subtil. Mais vous aurez bien de la peine à me faire comprendre que
je ne suis pas plus riche, toutes choses égales d'ailleurs, si j'ai deux
écus, que si je n'en ai qu'un.
— Aussi
n'est-ce pas ce que je dis.
— Et ce qui
est vrai de moi l'est de mon voisin, et du voisin de mon voisin, et ainsi de
suite, de proche en proche, en faisant le tour du pays. Donc, si chaque
Français a plus d'écus, la France est plus riche.
— Et voilà
votre erreur, l'erreur commune, consistant à conclure de un à tous et
du particulier au général.
— Quoi!
n'est-ce pas de toutes les conclusions la plus concluante? Ce qui est vrai de
chacun ne l'est-il pas de tous? Qu'est-ce que tous, sinon les chacuns
nommés en une seule fois? Autant vaudrait me dire que chaque Français
pourrait tout à coup grandir d'un pouce, sans que la taille moyenne de tous
les Français fût plus élevée.
— Le
raisonnement est spécieux, j'en conviens, et voilà justement pourquoi
l'illusion qu'il recèle est si commune. Examinons pourtant.
Dix joueurs se
réunissaient dans un salon. Pour plus de facilité, ils avaient coutume de
prendre chacun dix jetons contre lesquels ils déposaient cent francs sous le
chandelier, de manière à ce que chaque jeton correspondît à dix francs. Après
la partie on réglait les comptes, et les joueurs retiraient du chandelier
autant de fois dix francs qu'ils pouvaient représenter de jetons. Ce que
voyant, l'un d'eux, grand arithméticien peut-être, mais pauvre raisonneur,
dit: Messieurs, une expérience invariable m'apprend qu'à la fin de la partie
je me trouve d'autant plus riche que j'ai plus de jetons. N'avez-vous pas
fait la même observation sur vous-mêmes? Ainsi ce qui est vrai de moi est
successivement vrai de chacun de vous, et ce qui est vrai de chacun l'est
de tous. Donc nous serions tous plus riches, en fin de jeu, si tous nous
avions plus de jetons. Or, rien n'est plus aisé; il suffit d'en distribuer le
double. C'est ce qui fut fait. Mais quand la partie terminée, on en vint au
règlement, on s'aperçut que les mille francs du chandelier ne s'étaient pas
miraculeusement multipliés, suivant l'attente générale. Il fallut les
partager, comme on dit, au prorata, et le seul résultat (bien
chimérique!) obtenu, fut celui-ci: chacun avait bien le double de jetons,
mais chaque jeton, au lieu de correspondre à dix francs, n'en
représentait plus que cinq. Il fut alors parfaitement constaté que ce
qui est vrai de chacun ne l'est pas toujours de tous.
— Je le crois
bien: vous supposez un accroissement général de jetons, sans un accroissement
correspondant de la mise sous le chandelier.
— Et vous,
vous supposez un accroissement général d'écus sans un accroissement
correspondant des choses dont ces écus facilitent l'échange.
— Est-ce que
vous assimilez les écus à des jetons?
— Non certes,
à d'autres égards; oui, au point de vue du raisonnement que vous m'opposiez
et que j'avais à combattre. Remarquez une chose. Pour qu'il y ait
accroissement général d'écus dans un pays, il faut, ou que ce pays ait des
mines, ou que son commerce se fasse de telle façon qu'il donne des choses
utiles pour recevoir du numéraire. Hors de ces deux hypothèses, un
accroissement universel est impossible, les écus ne faisant que changer de
mains, et, dans ce cas, encore qu'il soit bien vrai que chacun pris
individuellement soit d'autant plus riche qu'il a plus d'écus, on n'en peut
pas déduire la généralisation que vous faisiez tout à l'heure, puisqu'un écu
de plus dans une bourse implique de toute nécessité un écu de moins dans une
autre. C'est comme dans votre comparaison avec la taille moyenne. Si chacun
de nous ne grandissait qu'aux dépens d'autrui, il serait bien vrai de chacun
pris individuellement qu'il sera plus bel homme, s'il a la bonne chance, mais
cela ne sera jamais vrai de tous pris collectivement.
— Soit. Mais
dans les deux hypothèses que vous avez signalées, l'accroissement est réel,
et vous conviendrez que j'ai raison.
— Jusqu'à un
certain point.
L'or et
l'argent ont une valeur. Pour en obtenir, les hommes consentent à donner des
choses utiles qui ont une valeur aussi. Lors donc qu'il y a des mines dans un
pays, si ce pays en extrait assez d'or pour acheter au dehors une chose
utile, par exemple, une locomotive, il s'enrichit de toutes les jouissances
que peut procurer une locomotive, exactement comme s'il l'avait faite. La
question pour lui est de savoir s'il dépense plus d'efforts dans le premier
procédé que dans le second. Que s'il n'exportait pas cet or, il se
déprécierait et il arriverait quelque chose de pis que ce que vous voyez en
Californie, car là du moins on se sert des métaux précieux pour acheter des
choses utiles faites ailleurs. Malgré cela, on y court risque de mourir de
faim sur des monceaux d'or. Que serait-ce, si la loi en défendait l'exportation?
Quant à la
seconde hypothèse, celle de l'or qui nous arrive par le commerce, c'est un
avantage ou un inconvénient, selon que le pays en a plus ou moins besoin,
comparativement au besoin qu'il a aussi des choses utiles dont il faut se
défaire pour l'acquérir. C'est aux intéressés à en juger, et non à la loi;
car si la loi part de ce principe, que l'or est préférable aux choses utiles,
n'importe la valeur, et si elle parvient à agir efficacement
dans ce sens, elle tend à faire de la France une Californie retournée, où il
y aura beaucoup de numéraire pour acheter, et rien à acheter. C'est toujours
le système dont Midas est le symbole.
— L'or qui
entre implique une chose utile qui sort, j'en conviens, et, sous ce
rapport, il y a une satisfaction soustraite au pays. Mais n'est-elle pas
remplacée avec avantage? et de combien de satisfactions nouvelles cet or ne
sera-t-il pas la source, en circulant de main en main, en provoquant le
travail et l'industrie, jusqu'à ce qu'enfin il sorte à son tour, et implique l'entrée
d'une chose utile?
— Vous voilà
au cœur de la question. Est-il vrai qu'un écu soit le principe qui fait
produire tous les objets dont il facilite l'échange? On convient bien qu'un
écu de cinq francs ne vaut que cinq francs; mais on est porté à croire
que cette valeur a un caractère particulier; qu'elle ne se détruit pas comme
les autres, ou ne se détruit que très à la longue; qu'elle se renouvelle,
pour ainsi dire, à chaque transmission; et qu'en définitive cet écu a valu
autant de fois cinq francs qu'il a fait accomplir de transactions, qu'il vaut
à lui seul autant que toutes les choses contre lesquelles il s'est
successivement échangé; et on croit cela, parce qu'on suppose que, sans cet
écu, ces choses ne se seraient pas même produites. On dit: Sans lui, le
cordonnier aurait vendu une paire de souliers de moins; par conséquent, il
aurait acheté moins de boucherie; le boucher aurait été moins souvent chez
l'épicier, l'épicier chez le médecin, le médecin chez l'avocat, et ainsi de
suite.
— Cela me paraît
incontestable.
— C'est bien
le moment d'analyser la vraie fonction du numéraire, abstraction faite des
mines et de l'importation.
Vous avez un
écu. Que signifie-t-il en vos mains? Il y est comme le témoin et la preuve
que vous avez, à une époque quelconque, exécuté un travail, dont, au lieu de
profiter, vous avez fait jouir la société, en la personne de votre client.
Cet écu témoigne que vous avez rendu un service à la société, et, de
plus, il en constate la valeur. Il témoigne, en outre, que vous n'avez pas
encore retiré de la société un service réel équivalent, comme c'était
votre droit. Pour vous mettre à même de l'exercer, quand et comme il vous
plaira, la société, par les mains de votre client, vous a donné une reconnaissance,
un titre, un bon de la République, un jeton, un écu
enfin, qui ne diffère des titres fiduciaires qu'en ce qu'il porte sa valeur
en lui-même, et si vous savez lire, avec les yeux de l'esprit, les
inscriptions dont il est chargé, vous déchiffrerez distinctement ces mots:
« Rendez au porteur un service équivalent à celui qu'il a rendu à la
société, valeur reçue constatée, prouvée et mesurée par celle qui est en
moi-même »
Maintenant,
vous me cédez votre écu. Ou c'est à titre gratuit, ou c'est à titre onéreux.
Si vous me le donnez comme prix d'un service, voici ce qui en résulte votre
compte de satisfactions réelles avec la société se trouve réglé, balancé et
fermé. Vous lui aviez rendu un service contre un écu, vous lui restituez
maintenant l'écu contre un service; partant quitte quant à vous. Pour moi je
suis justement dans la position où vous étiez tout à l'heure. C'est moi qui
maintenant suis en avance envers la société du service que je viens de lui
rendre en votre personne. C'est moi qui deviens son créancier de la valeur du
travail que je vous ai livré, et que je pouvais me consacrer à moi-même.
C'est donc entre mes mains que doit passer le titre de cette créance, le
témoin et la preuve de la dette sociale. Vous ne pouvez pas dire que je suis
plus riche, car si j'ai à recevoir, c'est parce que j'ai donné. Vous ne
pouvez pas dire surtout que la société est plus riche d'un écu, parce qu'un
de ses membres a un écu de plus, puisqu'un autre l'a de moins.
Que si vous me
cédez cet écu gratuitement, en ce cas, il est certain que j'en serai d'autant
plus riche, mais vous en serez d'autant plus pauvre, et la fortune sociale,
prise en masse, ne sera pas changée; car cette fortune, je l'ai déjà dit,
consiste en services réels, en satisfactions effectives, en choses utiles.
Vous étiez créancier de la société, vous m'avez substitué à vos droits, et il
importe peu à la société, qui est redevable d'un service, de le rendre à vous
ou à moi. Elle s'acquitte en le rendant au porteur du titre.
— Mais si nous
avions tous beaucoup d'écus, nous retirerions tous de la société beaucoup de
services. Cela ne serait-il pas bien agréable?
— Vous oubliez
que dans l'ordre que je viens de décrire, et qui est l'image de la réalité,
on ne retire du milieu social des services que parce qu'on y en a versé. Qui
dit service, dit à la fois service reçu et rendu, car ces deux
termes s'impliquent, en sorte qu'il doit toujours y avoir balance. Vous ne
pouvez songer à ce que la société rende plus de services qu'elle n'en reçoit,
et c'est pourtant là la chimère qu'on poursuit au moyen de la multiplication
des écus, de l'altération des monnaies, du papier-monnaie, etc.
— Tout cela
paraît assez raisonnable en théorie, mais, dans la pratique, je ne
puis me tirer de la tête, quand je vois comment les choses se passent, que
si, par un heureux miracle, le nombre des écus venait à se multiplier, de
telle sorte que chacun de nous en vît doubler sa petite provision, nous
serions tous plus à l'aise; nous ferions tous plus d'achats, et l'industrie
en recevrait un puissant encouragement.
— Plus
d'achats! Mais acheter quoi? Sans doute des objets utiles, des choses propres
à procurer des satisfactions efficaces, des vivres des étoffes, des maisons,
des livres, des tableaux. Vous devriez donc commencer par prouver que toutes
ces choses s'engendrent d'elles-mêmes, par cela seul qu'on fond à l'hôtel des
Monnaies des lingots tombés de la lune, ou qu'on met en mouvement à
l'Imprimerie nationale la planche aux assignats; car vous ne pouvez
raisonnablement penser que si la quantité de blé, de draps, de navires, de
chapeaux, de souliers reste la même, la part de chacun puisse être plus
grande, parce que nous nous présenterons tous sur le marché avec une plus
grande quantité de francs métalliques ou fictifs. Rappelez-vous nos joueurs.
Dans l'ordre social, les choses utiles sont ce que les travailleurs eux-mêmes
mettent sous le chandelier, et les écus qui circulent de main en main, ce
sont les jetons. Si vous multipliez les francs, sans multiplier les choses
utiles, il en résultera seulement qu'il faudra plus de francs pour chaque
échange, comme il fallut aux joueurs plus de jetons pour chaque mise. Vous en
avez la preuve dans ce qui se passe pour l'or, l'argent et le cuivre.
Pourquoi le même troc exige-t-il plus de cuivre que d'argent, plus d'argent
que d'or? N'est-ce pas parce que ces métaux sont répandus dans le monde en
proportions diverses? Quelle raison avez-vous de croire que si l'or devenait
tout à coup aussi abondant que l'argent, il ne faudrait pas autant de l'un
que de l'autre pour acheter une maison?
— Vous pouvez
avoir raison, mais je désire que vous ayez tort. Au milieu des souffrances
qui nous environnent, si cruelles en elles-mêmes, si dangereuses par leurs
conséquences, je trouvais quelque consolation à penser qu'il
y avait un moyen facile de rendre heureux tous les membres de la société.
— L'or et
l'argent fussent-ils la richesse, il n'est déjà pas si facile d'en augmenter
la masse dans un pays privé de mines.
— Non, mais il
est aisé d'y substituer autre chose. Je suis d'accord avec vous que l'or et
l'argent ne rendent guère de services que comme instruments d'échanges.
Autant en fait le papier-monnaie, le billet de banque, etc. Si donc nous
avions tous beaucoup de cette monnaie-là, si facile à créer, nous pourrions
tous beaucoup acheter, nous ne manquerions de rien. Votre cruelle théorie
dissipe des espérances, des illusions, si vous voulez, dont le principe est
assurément bien philanthropique.
— Oui, comme
tous les vœux stériles que l'on peut former pour la félicité universelle.
L'extrême facilité du moyen que vous invoquez suffit pour en démontrer
l'inanité. Croyez-vous que s'il suffisait d'imprimer des billets de banque
pour que nous pussions tous satisfaire nos besoins, nos goûts, nos désirs,
l'humanité serait arrivée jusqu'ici sans recourir à ce moyen? Je conviens
avec vous que la découverte est séduisante. Elle bannirait immédiatement du
monde, non-seulement la spoliation sous ses formes si déplorables, mais le
travail lui-même, sauf celui de la planche aux assignats. Reste à comprendre
comment les assignats achèteraient des maisons que nul n'aurait bâties, du
blé que nul n'aurait cultivé, des étoffes que nul n'aurait pris la peine de
tisser.
— Une chose me
frappe dans votre argumentation. D'après vous-même, s'il n'y a pas gain, il
n'y a pas perte non plus à multiplier l'instrument de l'échange, ainsi qu'on
le voit par l'exemple de vos joueurs, qui en furent quittes pour une
déception fort bénigne. Alors pourquoi repousser la pierre philosophale, qui
nous apprendrait enfin le secret de changer les cailloux en or, et, en
attendant, le papier-monnaie? Êtes-vous si entêté de votre logique, que vous
refusiez une expérience sans risques? Si vous vous trompez, vous privez la
nation, au dire de vos nombreux adversaires, d'un bienfait immense. Si
l'erreur est de leur côté, il ne s'agit pour le peuple, d'après vous-même,
que d'une espérance déçue. La mesure, excellente selon eux, est neutre selon
vous. Laissez donc essayer, puisque le pis qui puisse arriver, ce n'est pas
la réalisation d'un mal, mais la non-réalisation d'un bien.
— D'abord,
c'est déjà un grand mal, pour un peuple, qu'une espérance déçue. C'en est un
autre que le gouvernement annonce la remise de plusieurs impôts sur la foi
d'une ressource qui doit infailliblement s'évanouir. Néanmoins votre remarque
aurait de la force, si, après l'émission du papier-monnaie et sa
dépréciation, l'équilibre des valeurs se faisait instantanément avec une
parfaite simultanéité, en toutes choses et sur tous les points du territoire.
La mesure aboutirait, ainsi que dans mon salon de jeu, à une mystification
universelle, dont le mieux serait de rire en nous regardant les uns les
autres. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent. L'expérience en a
été faite, et chaque fois que les despotes ont altéré la monnaie...
— Qui propose
d'altérer les monnaies?
— Eh, mon
Dieu! forcer les gens à prendre en paiement des chiffons de papier qu'on a
officiellement baptisés francs, ou les forcer de recevoir comme pesant
cinq grammes une pièce d'argent qui n'en pèse que deux et demi, mais qu'on a
officiellement appelée franc, c'est tout un, si ce n'est pis; et tous
les raisonnements qu'on peut faire en faveur des assignats ont été faits en
faveur de la fausse monnaie légale. Certes, en se plaçant au point de vue où
vous étiez tout à l'heure, et où vous paraissez être encore, lorsqu'on
croyait que multiplier l'instrument des échanges c'était multiplier les
échanges eux-mêmes, ainsi que les choses échangées, on devait penser de
très-bonne foi que le moyen le plus simple était de dédoubler les écus et de
donner législativement aux moitiés la dénomination et la valeur du tout. Eh
bien! dans un cas comme dans l'autre, la dépréciation est infaillible. Je
crois vous en avoir dit la cause. Ce qu'il me reste à vous démontrer, c'est
que cette dépréciation, qui, pour le papier, peut aller jusqu'à zéro, s'opère
en faisant successivement des dupes parmi lesquelles les pauvres, les gens
simples, les ouvriers, les campagnards occupent le premier rang.
— J'écoute;
mais abrégez. La dose d'Économie politique est un peu forte pour une fois.
— Soit. Nous
sommes donc bien fixés sur ce point, que la richesse c'est l'ensemble des
choses utiles que nous produisons par le travail, ou mieux encore, les
résultats de tous les efforts que nous faisons pour la satisfaction de nos
besoins et de nos gouts. Ces choses utiles s'échangent les unes contre les
autres, selon les convenances de ceux à qui elles appartiennent. Il y a deux
formes à ces transactions: l'une s'appelle troc; c'est celle où l'on
rend un service pour recevoir immédiatement un service équivalent. Sous cette
forme, les transactions seraient extrêmement limitées. Pour qu'elles pussent
se multiplier, s'accomplir à travers le temps et l'espace, entre personnes
inconnues et par fractions infinies, il a fallu l'intervention d'un agent
intermédiaire c'est la monnaie. Elle donne lieu à l'échange, qui n'est autre
chose qu'un troc complexe. C'est là ce qu'il faut remarquer et comprendre. L'échange
se décompose en deux trocs, en deux facteurs, la vente et l'achat,
dont la réunion est nécessaire pour le constituer. Vous vendez un
service contre un écu, puis, avec cet écu, vous achetez un service. Ce
n'est qu'alors que le troc est complet; ce n'est qu'alors que votre effort a
été suivi d'une satisfaction réelle. Évidemment vous ne travaillez à
satisfaire les besoins d'autrui que pour qu'autrui travaille à satisfaire les
vôtres. Tant que vous n'avez en vos mains que l'écu qui vous a été donné contre
votre travail, vous êtes seulement en mesure de réclamer le travail d'une
autre personne. Et c'est quand vous l'aurez fait, que l'évolution économique
sera accomplie quant à vous, puisqu'alors seulement vous aurez obtenu, par
une satisfaction réelle, la vraie récompense de votre peine. L'idée de troc
implique service rendu et service reçu. Pourquoi n'en serait-il pas de même
de celle d'échange, qui n'est qu'un troc en partie double?
Et ici, il y a
deux remarques à faire d'abord, c'est une circonstance assez insignifiante
qu'il y ait beaucoup ou peu de numéraire dans le monde. S'il y en a beaucoup,
il en faut beaucoup; s'il y en a peu, il en faut peu pour chaque transaction;
voilà tout. La seconde observation, c'est celle-ci comme on voit toujours
reparaître la monnaie à chaque échange, on a fini par la regarder comme le signe
et la mesure des choses échangées.
— Nierez-vous
encore que le numéraire ne soit le signe des choses utiles dont vous
parlez?
— Un louis
n'est pas plus le signe d'un sac de blé qu'un sac de blé n'est le signe d'un
louis.
— Quel mal y
a-t-il à ce que l'on considère la monnaie comme le signe de la richesse?
— Il y a cet
inconvénient, qu'on croit qu'il suffit d'augmenter le signe pour augmenter
les choses signifiées, et l'on tombe dans toutes les fausses mesures que vous
preniez vous-même quand je vous avais fait roi absolu. On va plus loin. De
même qu'on voit dans l'argent le signe de la richesse, on voit aussi dans le
papier-monnaie le signe de l'argent, et l'on en conclut qu'il y a un moyen
très facile et très simple de procurer à tout le monde les douceurs de la
fortune.
— Mais vous
n'irez certes pas jusqu'à contester que la monnaie ne soit la mesure
des valeurs?
— Si fait
certes, j'irai jusque-là, car c'est là justement que réside l'illusion.
Il est passé
dans l'usage de rapporter la valeur de toutes choses à celle du numéraire. On
dit: ceci vaut 5, 40, 20, fr., comme on dit: ceci pèse 5, 10,
20 grammes, ceci mesure 5, 10, 20 mètres, cette terre contient 5, 40,
20 ares, etc., et de là on a conclu que la monnaie était la mesure des
valeurs.
— Morbleu,
c'est que l'apparence y est.
— Oui,
l'apparence, et c'est ce dont je me plains, mais non la réalité. Une mesure
de longueur, de capacité, de pesanteur, de superficie est une quantité convenue
et immuable. Il n'en est pas de même de la valeur de l'or et de l'argent.
Elle varie tout aussi bien que celle du blé, du vin, du drap, du travail, et
par les mêmes causes, car elle a la même source et subit les mêmes lois. L'or
est mis à notre portée absolument comme le fer, par le travail des mineurs,
les avances des capitalistes, le concours des marins et des négociants. Il
vaut plus ou moins selon qu'il coute plus ou moins à produire, qu'il y en a
plus ou moins sur le marché, qu'il y est plus ou moins recherché; en un mot,
il subit, quant à ses fluctuations, la destinée de toutes les productions
humaines. Mais voici quelque chose d'étrange et qui cause beaucoup
d'illusions. Quand la valeur du numéraire varie, c'est aux autres produits
contre lesquels il s'échange que le langage attribue la variation. Ainsi, je
suppose que toutes les circonstances relatives à l'or restent les mêmes, et
que la récolte du blé soit emportée. Le blé haussera; on dira: L'hectolitre
de blé qui valait 20 fr. en vaut 30, et on aura raison, car c'est bien la
valeur du blé qui a varié, et le langage ici est d'accord avec le fait. Mais
faisons la supposition inverse: supposons que toutes les circonstances
relatives au blé restent les mêmes, et que la moitié de tout l'or existant
dans le monde soit engloutie; cette fois, c'est la valeur de l'or qui
haussera. Il semble qu'on devrait dire: Ce napoléon qui valait 20 fr.
en vaut 40. Or, savez-vous comment on s'exprime? Comme si c'était
l'autre terme de comparaison qui eût baissé, et l'on dit: Le blé qui valait
20 fr. n'en vaut que dix.
— Cela revient
parfaitement au même, quant au résultat.
— Sans doute;
mais figurez-vous toutes les perturbations, toutes les duperies qui doivent
se produire dans les échanges, quand la valeur de l'intermédiaire varie, sans
qu'on en soit averti par un changement de dénomination. On émet des pièces
altérées ou des billets qui portent le nom de vingt francs, et
conserveront ce nom à travers toutes les dépréciations ultérieures. La valeur
sera réduite d'un quart, de moitié, qu'ils ne s'en appelleront pas moins des pièces
ou billets de vingt francs. Les gens habiles auront soin de ne livrer
leurs produits que contre un nombre de billets plus grand. En d'autres
termes, ils demanderont quarante francs de ce qu'ils vendaient autrefois pour
vingt. Mais les simples s'y laisseront prendre. Il se passera bien des années
avant que l'évolution soit accomplie pour toutes les valeurs. Sous
l'influence de l'ignorance et de la coutume, la journée du manœuvre de
nos campagnes restera longtemps à un franc, quand le prix vénal de
tous les objets de consommation se sera élevé autour de lui. Il tombera dans
une affreuse misère, sans en pouvoir discerner la cause. Enfin, Monsieur,
puisque vous désirez que je finisse, je vous prie, en terminant, de porter
toute votre attention sur ce point essentiel. Une fois la fausse monnaie,
quelque forme qu'elle prenne, mise en circulation, il faut que la
dépréciation survienne, et se manifeste par la hausse universelle de tout ce
qui est susceptible de se vendre. Mais cette hausse n'est pas instantanée et
égale pour toutes choses. Les habiles, les brocanteurs, les gens d'affaires
s'en tirent assez bien; car c'est leur métier d'observer les fluctuations des
prix, d'en reconnaître la cause, et même de spéculer dessus. Mais les petits
marchands, les campagnards, les ouvriers, reçoivent tout le choc. Le riche
n'en est pas plus riche, le pauvre en devient plus pauvre. Les expédients de
cette espèce ont donc pour effet d'augmenter la distance qui sépare
l'opulence de la misère, de paralyser les tendances sociales qui rapprochent
incessamment les hommes d'un même niveau, et il faut ensuite des siècles aux
classes souffrantes, pour regagner le terrain qu'elles ont perdu dans leur
marche vers l'égalité des conditions.
— Adieu,
Monsieur; je vous quitte pour aller méditer sur la dissertation à laquelle
vous venez de vous livrer avec tant de complaisance.
— Etes-vous
déjà à bout de la vôtre? C'est à peine si j'ai commencé. Je ne vous ai pas
encore parlé de la haine du capital, de la gratuité du crédit;
sentiment funeste, erreur déplorable, qui s'alimente à la même source!
— Quoi! ce
soulèvement effrayant des Prolétaires contre les Capitalistes provient aussi
de ce qu'on confond l'Argent avec la Richesse?
— Il est le
fruit de causes diverses. Malheureusement, certains capitalistes se sont
arrogé des monopoles, des privilèges, qui suffiraient pour expliquer ce
sentiment. Mais, lorsque les théoriciens de la démagogie ont voulu le
justifier, le systématiser, lui donner l'apparence d'une opinion raisonnée,
et le tourner contre la nature même du capital, ils ont eu recours à cette
fausse économie politique au fond de laquelle se retrouve toujours la même
confusion. Ils ont dit au peuple: « Prends un écu, mets-le sous verre;
oublie-le là pendant un an; va regarder ensuite, et tu te convaincras qu'il
n'a engendré ni dix sous, ni cinq sous, ni aucune fraction de sou. Donc
l'argent ne produit pas d'intérêts. » Puis, substituant au mot argent
son prétendu synonyme, capital, ils ont fait subir à leur ergo
cette modification: « Donc le capital ne produit pas d'intérêts » Ensuite est venue la série des conséquences;
« Donc celui qui prête un capital n'en doit rien retirer; donc celui qui
te prête un capital, s'il en retire quelque chose, te vole; donc tous les
capitalistes sont des voleurs; donc les richesses, devant servir gratuitement
à ceux qui les empruntent, appartiennent en réalité à ceux à qui elles
n'appartiennent pas; donc il n'y a pas de propriété; donc, tout est à tous;
donc.... »
— Ceci est
grave, d'autant plus grave que le syllogisme, je vous l'avoue, me semble
admirablement enchaîné. Je voudrais bien éclaircir la question. Mais, hélas!
je ne suis plus maître de mon attention. Je sens dans ma tête un bourdonnement
confus des mots numéraire, argent, services, capital, intérêts; c'est
au point que, vraiment, je ne m'y reconnais plus. Remettons, s'il vous plaît,
l'entretien à un autre jour.
— En attendant
voici un petit volume intitulé Capital et Rente. Il dissipera peut-être
quelques-uns de vos doutes. Jetez-y un coup d'œil quand vous vous ennuierez.
— Pour me
désennuyer?
— Qui sait! Un
clou chasse l'autre; un ennui chasse un autre ennui; similia similibus...
— Je ne décide
pas si vous voyez sous leur vrai jour les fonctions du numéraire et
l'économie politique en général. Mais, de votre conversation, il me reste
ceci: c'est que ces questions sont de la plus haute importance; car, la paix
ou la guerre, l'ordre ou l'anarchie, l'union ou l'antagonisme des citoyens
sont au bout de la solution. Comment se fait-il qu'en France on sache si peu
une science qui nous touche tous de si près, et dont la diffusion aurait une
influence si décisive sur le sort de l'humanité? Serait-ce que l'État ne la
fait pas assez enseigner?
— Pas
précisément. Cela tient à ce que, sans le savoir, il s'applique avec un soin
infini à saturer tous les cerveaux de préjuigés et tous les cœurs de
sentiments favorables à l'esprit d'anarchie, de guerre et de haine. En sorte
que, lorsqu'une doctrine d'ordre, de paix et d'union se présente, elle a beau
avoir pour elle la clarté et la vérité, elle trouve la place prise.
— Décidément,
vous êtes un affreux pessimiste. Quel intérêt l'État peut-il avoir à fausser
les intelligences au profit des révolutions, des guerres civiles et
étrangères? Il y a certainement de l'exagération dans ce que vous dites.
— Jugez-en. À
l'époque où nos facultés intellectuelles commencent à se développer, à l'âge
où les impressions sont si vives, où les habitudes de l'esprit se contractent
avec une si grande facilité; quand nous pourrions jeter un regard sur notre
société et la comprendre, en un mot, quand nous arrivons à sept ou huit ans,
que fait l'État? Il nous met un bandeau sur les yeux, nous fait sortir tout
doucement du milieu social qui nous environne, pour nous plonger, avec notre
esprit si prompt, notre cœur si impressionnable, dans le sein de la société
romaine. Il nous retient là une dizaine d'années, tout le temps nécessaire
pour donner à notre cerveau un empreinte ineffaçable. Or, remarquez que la
société romaine est directement l'opposé de ce qu'est ou devrait être notre
société. Là, on vivait de guerre; ici, nous devrions haïr la guerre. Là, on
haïssait le travail; ici, nous devons vivre du travail. Là, on fondait les
moyens de subsistance sur l'esclavage et la rapine; ici, sur l'industrie
libre. La société romaine s'était organisée en conséquence de son principe.
Elle devait admirer ce qui la faisait prospérer. On y devait appeler vertus
ce qu'ici nous appelons vices. Ses poêtes, ses historiens devaient exalter ce
qu'ici nous devons mépriser. Les mots mêmes liberté, ordre, justice,
peuple, honneur, influence, etc., ne pouvaient avoir la même
signification à Rome qu'ils ont, ou devraient avoir à Paris. Comment voulez-vous
que toute cette jeunesse, qui sort des écoles universitaires ou monacales,
qui a eu pour catéchisme Tite-Live et Quinte-Curce, ne comprenne pas la
liberté comme les Gracques, la vertu comme Caton, le patriotisme comme César?
Comment voulez-vous qu'elle ne soit pas factieuse et guerrière? Comment
voulez-vous surtout qu'elle prenne le moindre intérêt au mécanisme de notre
ordre social? Croyez vous que son esprit est bien préparé le comprendre? Ne
voyez-vous pas qu'elle devrait, pour cela, se défaire de ses impressions pour
en recevoir de tout opposées?
— Que
concluez-vous de là?
— Le voici; le
plus pressé, ce n'est pas que l'État enseigne, mais qu'il laisse enseigner.
Tous les monopoles sont détestables, mais le pire de tous, c'est le monopole
de l'enseignement.
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