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Avant
d’exploser, une bulle peut atteindre une taille qui dépasse de
loin les limites de notre imagination. Une bulle n’a pas besoin
d’un coup d’épingle bien important pour éclater, et
lorsqu’elle éclate, le krach qui en découle peut
être bien plus grave et bien plus discontinu que ce que nous pouvons
penser.
En mai 1982,
alors que le marché baissier des actions Américaines
était au plus profond de son agonie, et que le marché baissier
des obligations Américaines se stabilisait tout juste, on m’a
demandé de donner mon avis sur la plus importante bulle de tous les
temps – celle du Souk al Manakh, dans le
golfe Persique. Le Koweït disposait alors depuis un certain temps
d’un marché des actions très organisé. La fortune
générée par le Koweït à la suite de la
hausse du prix du pétrole dans les années 1970 a entraîné
une appréciation importante des actions du pays. A cette
époque, dans les pays Arabes, seuls les Sheikhs
pouvaient délivrer des chartes de corporation, et seules les
corporations étaient autorisées à être
cotées en bourse sur les marchés publics. La famille royale du
Koweït tendait à restreindre la délivrance de chartes de
corporation aux sociétés capables de devenir des
véhicule de manipulation d’actions, et très rapidement,
le volume d’actions disponibles est devenu insuffisant. Cette
pénurie, en parallèle au nouveau capital qui attendait de
pouvoir être investi sur des véhicules de spéculation,
donna naissance à un marché hors bourse à Koweït
City, ou pouvaient être échangées les actions de
sociétés domiciliées ailleurs dans le golfe –
principalement au Bahreïn et aux Emirats Arabes Unis. Situé dans
un ancien parking avec air conditionné, ce marché était
connu sous le nom de Souk al Manakh – le
marché aux chameaux.
A
l’époque, le gouvernement des Emirats Arabes Unis m’avait
demandé conseil quant à la création d’un nouveau
marché boursier. D’importantes fortunes étrangères
naissaient grâce aux actions des sociétés
domiciliées dans le pays. Pourquoi donc ne pas ramener chez soi ce
nouveau – et ô combien merveilleux - marché ?
Durant six
semaines, j’ai travaillé dans les bureaux de la banque centrale
des Emirats Arabes Unis à Abu Dhabi. La ville était très
moderne, construite le long d’une plage oblongue. Le bâtiment de
la banque centrale était un immeuble de verre ultra-moderne construit
derrière de sévères colonnes en ciment qui se
rejoignaient à leur sommet pour former de jolies arches. Depuis mon
bureau, je pouvais voir par la fenêtre la mer turquoise
s’étendant à perte de vue, et de vieux pêcheurs
embarquant sur d’anciens bateaux de bois peints de couleurs vives. A
cette époque, le Sheikh d’Abu Dhabi était l’homme
le plus riche du monde. Quelques décennies plus tôt, son
frère, l’ancien Sheikh, pouvait à peine se promener dans
les rues de ce qui était alors un petit village de pêcheurs par
peur d’être pris à parti par ses créditeurs.
Etant
moi-même un adepte de la macroéconomie, j’ai cherché
à déterminer la quantité d’actions qui pourrait
être rendue disponible sur un marché boursier aux Emirats Arabes
Unis. Et les résultats de mon étude m’ont
époustouflé. La capitalisation boursière de la bourse du
Koweït et du Souk al Manakh était alors
la troisième plus importante de la planète, juste
derrière les Etats-Unis et le Japon. Elle était bien plus
importante que celle du marché de la Grande-Bretagne, avec toutes ses
sociétés étrangères. Comment une telle chose
était-elle possible ? Géographiquement et
économiquement parlant, ces pays – le Koweït, le
Bahreïn et les EAU –n’étaient alors rien de plus
qu’un banc de sable sur la carte du monde. Le pétrole avait
certes rendu ces pays très riches, mais leurs économies
combinées étaient encore très limitées en
comparaison de celle des Etats-Unis, du Japon ou du Royaume-Uni. Et plus
important encore, un majeure partie de la richesse qui était visible
ne provenait pas des sociétés. Les Sheikhs
détenaient toute la richesse tirée du commerce
pétrolier. Les biens immobiliers appartenaient à des
sociétés privées, tout comme l’étaient les
très chères franchises d’importation. Quels actifs et
revenus pouvaient donc bien appuyer la capitalisation boursière aux
milliards de dollars de leurs marchés ?
Bahreïn,
un centre financier, semblait disposer de banques conséquentes.
Etaient également domiciliées dans cinq des anciens Etats de la
Trêve dont vous n’avez certainement jamais entendu parler des
sociétés spécialisées dans le ciment, ainsi
qu’une ou deux sociétés spécialisées dans
l’abattage de moutons et de chèvres. J’ai pu relever
l’existence d’autres sociétés dont je n’ai
jamais réellement pu comprendre le rôle.
Le Sheikh
d’Abu Dhabi était alors l’homme le plus riche du monde, et
le gouverneur de Dubaï était lui-aussi assez bien loti. Les cinq
autres Sheikh, ceux qui n’avaient pas de pétrole,
n’étaient rien de plus que leurs cousins démunis. Ces
pauvres Sheikhs délivraient des chartes de
corporations pour permettre aux sociétés de leur pays de voir
leurs actions échangées sur le Souk al Manakh.
Je me rappelle avoir un jour conduit jusqu’à la capitale de
l’une de ces nations sans pétrole pour y faire
l’étude d’une société dont les actions
s’étaient envolées sur l’OTC du Koweït. A ma
plus grande surprise, je n’ai trouvé aucun actif que ce soit
dans les bilans de cette société. C’est alors que
j’ai réalisé que derrière la troisième plus
importante capitalisation boursière du monde ne se cachait rien de
plus que quelques sociétés spécialisées dans le
ciment, un ou deux abattoirs, et d’autres sociétés
à l’activité peu claire.
Comment
annoncer au gouvernement qui vous accueille que le marché qu’il
veut ramener chez lui n’est autre qu’une escroquerie ? Je me
suis posé cette question durant plusieurs semaines, à regarder
depuis la fenêtre de mon bureau les vieux pêcheurs
s’affairer sur la plage. J’ai finalement eu le courage de dire la
vérité. ‘Il ne s’agit de rien de plus qu’une
bulle, et elle va finir par éclater’. A mon plus grand
soulagement, mon commentaire a été accueilli non pas par du
déplaisir mais par le rire. ‘Voilà cinq ans que
j’emploie des Occidentaux qui finissent tous par me prédire un
krach. Ne comprenez-vous pas ? Jamais un endroit du monde n’a
été aussi riche que le golfe ! Notre marché ne
pourra jamais s’effondrer !’
J’avais
alors un ami de longue date à Londres. Son nom était Ali. Il
faisait partie de l’industrie bancaire d’investissement
Anglo-Arabe qui fleurissait à l’époque dans la capitale Britannique.
Lors de mon voyage de retour vers les Etats-Unis, je me suis
arrêté à Londres pour lui parler de mon voyage. La
spéculation sur le Souk al Manakh
était financée par un curieux type de financement sur marge
fonctionnant grâce à des chèques postdatés. La
croissance du marché du golfe a été si rapide que ces
chèques postdatés ont vite rapporté des
intérêts annuels de 100%. Ali finançait les
spéculateurs de ce marché. Il a écouté mon
histoire en souriant.
Au
début du mois d’août, j’avais complété
mon rapport à l’attention du gouvernement des EAU. Je leur ai
expliqué que le marché qu’il voulait organiser
était dans une bulle et qu’il s’effondrerait. Quelques
semaines après, j’ai reçu des nouvelles d’Ali. Il
m’appelait pour me remercier de mes conseils. Il avait rappelé
tous ses chèques postdatés. ‘As-tu entendu ce qui est
arrivé au Souk ?’, m’a-t-il demandé.
‘Non’, ai-je répondu. ‘Il est grimpé
très calmement jusqu’à atteindre un niveau record
après ton départ. Depuis, on ne pourrait pas déterminer
s’il a décliné ou s’il s’est effondré.
Les opérations de trading se sont simplement
arrêtées’.
Le Souk al Manakh a été la plus importante mania
spéculative de tous les temps. Il n’était même pas
possible de parler de valeur. Les financements sur marge y atteignaient des
niveaux inimaginables. Un spéculateur, ancien employé des
douanes, est allé jusqu’à posséder 14 milliards de
dollars d’actions financées grâce à 14 milliards de
dollars de dettes sur ses comptes sur marge. Les personnes impliquées
sur ce marché s’imaginaient réellement que les pays
pétroliers représentaient l’entrée dans une
‘nouvelle ère’. Cette bulle n’a pas explosé
d’un coup, et elle flotte peut-être encore quelque part dans les
vents chauds du Moyen-Orient. Son déclin a été si
discontinu que l’on ne peut pas l’appeler un krach. Les
enchères ont tout simplement cessé.
Frank Veneroso
The Gold Newsletter
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