Commentaire sur un article de Vernon
Smith
Cato Journal,
Vol. 19, No. 2 (Automne 1999). Copyright © Cato Institute. (Fichier PDF de la
version anglaise)
Vernon Smith
nous a donné un ensemble très intéressant de
réflexions sur L'Action
humaine de Mises. Dans le
domaine de la méthodologie, L'Action
humaine peut être
considéré comme un exemple d'apriorisme extrême, alors que Smith peut
être considéré comme un empiriste convaincu (du type
expérimentateur). Etant donné cela, Smith montre une ouverture
d'esprit surprenante et louable envers le livre de Mises.
Neutralité
éthique et rationalité en économie
Mises (1966: 19),
citée par Smith, déclare que "L'action humaine est
toujours nécessairement rationnelle." Smith nous dit que Mises
considère qu'il en est ainsi "parce que la praxéologie est
neutre vis-à-vis de tout jugement de valeur concernant ses
données - c'est-à-dire les fins ultimes choisies par l'action
humaine. Par conséquent, il n'existe pas de base objective permettant
d'affirmer que les choix de quiconque puissent être irrationnels."
Je crois que le "parce que" de Smith est inapproprié. Bien
que le paragraphe cité par Smith parle à la fois de la
rationalité de l'action humaine et de la neutralité
éthique de la praxéologie, la seconde n'est pas la raison de la
première. Nous ne devons pas confondre deux questions
distinctes : (1) la signification du terme "rationnel" en
économie et (2) la neutralité éthique en analyse
économique (Wertfreiheit). Neutralité
éthique signifie que
l'économie ne s'occupe que de déterminer les
conséquences de l'activité du marché et de la politique
économique, et pas de les juger selon des critères de bien et
de mal. Être rationnel,
pour Mises (1966: 20), c'est avoir un comportement décidé,
c'est-à-dire essayé de manière
délibérée d'atteindre un objectif donné. De plus,
"action" veut dire "comportement décidé"
(Mises 1966: 11). Le seul comportement non décidé (n'ayant pas
de but) est le comportement réflexe. Ainsi, par définition, toute
"action" humaine est "rationnelle," qu'on accepte ou non
la Wertfreiheit. (Dans
la phrase suivant la déclaration cité par Smith, Mises continue
ainsi : "Le terme ‘action rationnelle' est donc
pléonastique et doit être rejeté comme tel.") On
peut accepter la terminologie de Mises et néanmoins rejeter la Wertfreiheit, en
considérant que l'économie a une mission éthique et doit
juger les décisions comme bonnes ou mauvaises. Les deux questions ne
se chevauchent qu'apparemment quand
on utilise les termes différemment, en particulier quand un
observateur décrit la décision d'un individu comme étant
"irrationnelle" en voulant dire "mauvaise" ou "contraire
à mes objectifs (à moi, l'observateur)." Mises parle de
neutralité éthique afin de prévenir contre cet usage, et
non pour expliquer pourquoi l'action humaine est nécessairement
rationnelle.
L'économie n'est pas
une science naturelle
Smith propose rapidement
une critique constructive : "Il y a plein de parties à
mettre à jour chez Mises, en raison de choses que nous pensons savoir
aujourd'hui et que nous ne connaissions pas il y a 50 ans," en
particulier sur "la nature de la prise de décision humaine."
Nos nouvelles connaissances sur la prise de décision proviennent (1)
des propres expériences de Smith sur les stimulations et les choix de
"marché" avec des sujets humains ; (2) de
l'anthropologie, de l'ethnographie et de la psychologie
évolutionniste ; et (3) de la recherche en neurosciences - par
exemple, sur les cerveaux de singes ou sur des cerveaux humains
endommagés.
Il est facile d'être
d'accord sur le fait qu'un jugement prononcé il y a 50 ans sur
l'état des sciences naturelles a de bonnes chances de devoir
être mis à jour. Je suis d'accord avec Smith pour dire que Mises
avait tort, ou au moins était trop radical, quand il écrivait
(Mises 1966: 31) : "Aucune expérience de laboratoire ne peut
être menée en ce qui concerne l'action humaine." Pour
être honnête avec Mises, cependant, cette phrase se trouve au
milieu d'un paragraphe traitant du problème de l'explication de
l'expérience historique. Mises soulignait seulement le fait que
l'histoire économique ne se fait pas dans le cadre d'un laboratoire, de
telle sorte qu'il faut utiliser des méthodes différentes des
expériences contrôlées afin d'établir des
explications causales pour les actions de l'histoire humaine. Les
données historiques ne sont pas des données de laboratoire. La
critique de Smith suggère une grande question importante à
quiconque prend au sérieux le projet milésien de
"praxéologie" (la déduction apodictique de la
théorie économique à partir de la pure logique du
choix). Les idées de Mises sur les méthodes appropriées
de l'économie ont-elles besoin d'être mises à jour ?
Je soutiendrais que non. Je pense que Mises a toujours raison d'insister sur
le fait que les propositions correctes de la théorie
économiques sont enracinées dans des méthodes distinctes
de celles des sciences naturelles. La praxéologie est
indépendante des sciences naturelles et l'économie
expérimentale est à cet égard une science naturelle.
Ceci ne veut pas dire que l'économie expérimentale n'a pas sa
place dans le département d'économie, ni qu'elle est
inintéressante ou non pertinente quant à la façon dont
nous autres faisons de l'économie non expérimentale. Il y a de
la place à la fois pour la praxéologie et pour une approche du
type sciences naturelles du comportement humain sur des marchés.
Ma position se
résume à ceci : l'économie expérimentale et
les autres sciences naturelles ne sont pas en position de réfuter les
propositions déductives de la théorie économique. Ces
propositions reposent sur notre vision "interne" des êtres
humains en tant qu'agents économiques, alors que les sciences
naturelles nous donnent une vision "externe" des êtres
humains. Les expériences peuvent illustrer ou
"démontrer" le fonctionnement de la théorie
économique. Pour reprendre les termes de Smith, elles peuvent
"donner vie" à ses "constructions imaginaires." De
façon plus importante, elles peuvent aider à régler des
questions importantes qui ne peuvent l'être de manière
apodictique. L'ensemble de ces questions empiriques n'est pas vide (et Mises
ne pensait d'ailleurs pas qu'il l'était). D'un autre
côté, l'ensemble des propositions déductives utiles en
économie n'est pas non plus vide. Il comprend non seulement la
théorie du consommateur, mais aussi une partie de la théorie
monétaire (la loi de Gresham, par exemple).
Découverte
entrepreneuriale
Smith dit que les
neurosciences actuelles réfutent l'idée de Mises selon laquelle
il existe une "distinction nette" entre comportement
décidé et comportement inconscient, réflexe ou
involontaire. Je ne doute pas que, du point de vue des neurosciences, il
existe un continuum plutôt qu'une distinction nette. Mais je suis en
désaccord lorsque Smith dit qu'avoir un but "n'est pas une
condition nécessaire à son [Mises] système. Les
marchés accomplissent leur œuvre que le ressort principal de
l'action humaine comporte ou non un choix conscient mûrement
réfléchi." La remarque de Smith peut s'appliquer au
système théorique de Walras, dont Pareto, je crois, disait,
"l'individu peut disparaître, pourvu qu'il nous laisse une
photographie de ses goûts."
Mais cela ne s'applique
pas au système théorique de Mises. La compréhension par
Mises de la façon dont le processus de marché fonctionne
réellement est celle d'un processus de découverte
entrepreneuriale, et non de simples réponses homéostatiques
à des stimuli. Que l'ordre social qui en résulte ne soit pas
intentionnel ne signifie pas que les décisions individuelles qui en
font partie ne sont pas délibérées [1].
Note
[1]
A ce sujet, voir l'échange classique entre Becker (1962, 1963) et
Kirzner (1962, 1963).
Références
Becker,
G.S. (1962) "Irrational Behavior and Economic Theory." Journal of Political Economy 70 (Février): 1–13.
Becker,
G.S. (1963) "Rational Action and Economic Theory: A Reply to I.
Kirzner." Journal of
Political Economy 71
(Février): 82–83.
Kirzner,
I.M. (1962) "Rational Action and Economic Theory." Journal of Political Economy 70 (Août): 380–85.
Kirzner,
I.M. (1963) "Rational Action and Economic Theory: Rejoinder." Journal of Political Economy 71 (Février):
84–85.
Mises,
L. von (1966) Human Action:
A Treatise on Economics. 3ème
édition. Chicago: Henry Regnery.
Smith,
V. (1999) "Reflections on Human Action after 50 Years." Cato Journal 19(2): 195–209.
Traduction : Hervé de Quengo
|