Leonard Read
(1898-1983) a fondé en 1946 la FEE.
(Foundation for Economic Education) qu’il présida jusqu’à sa mort.
«: Moi, le crayon » est son essai le plus connu et fut publié pour
la première fois dans le numéro de décembre 1958 deThe Freeman. Bien que certains détails de
fabrication et de lieux aient changé au cours des quarante dernières années,
les principes sont restés les mêmes. [Note de la FEE, qui est le plus vieux
think-tank libertarien des États-Unis]
[Milton Friedman (prix
Nobel d’économie en 1976), qui a préfacé la brochure de la FEE diffusant ce
texte, a utilisé l’exemple du crayon de Leonard Read dans la série télévisée « Free
to Choose » et dans le livre (portant le même titre) qui en a été tiré.
NdT]
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Je suis un crayon noir —
le crayon de bois ordinaire que connaissent tous ceux qui savent lire et
écrire, garçons, filles et adultes. (Mon nom officiel est « Mongol
482. » Mes nombreux éléments sont assemblés, fabriqués et finis par la
Eberhard Faber Pencil Company.)
Ecrire est à la fois ma
vocation et mon métier [jeu de mots anglais entre vocation et
vocation=métier. NdT] ; c’est tout ce que je fais.
Vous pourriez vous
demander pourquoi je devrais écrire une généalogie. Eh bien, pour commencer,
mon histoire est intéressante. Et, ensuite, je suis un mystère — plus grand
qu’un arbre ou un coucher de soleil, et même qu’un éclair. Mais,
malheureusement, ceux qui m’utilisent me considèrent comme faisant partie du
décor, comme si je n’étais qu’un simple événement sans antécédents. Cette
attitude superficielle me relègue au niveau du banal. C’est un exemple de la
grave erreur que l’humanité ne peut pas continuer à commettre trop longtemps
sans danger. Car, comme l’a observé le sage G.K. Chersterton,
« Nous périssons faute d’émerveillement, et non pas faute de merveilles.
[We are
perishing for want of wonder, not for want of wonders]. »
Moi, le crayon, aussi
simple que je paraisse, je mérite votre émerveillement et votre respect, une
affirmation que je vais essayer de prouver. En fait, si vous pouvez me
comprendre — non, c’est trop demander à quelqu’un — si vous pouvez prendre
conscience du caractère miraculeux que je symbolise, vous pourrez sauver la
liberté que l’humanité est si malheureusement en train de perdre. J’ai une
profonde leçon à enseigner. Et je peux l’enseigner mieux qu’une automobile,
un avion ou un lave-vaisselle parce que — eh bien, parce que je suis en
apparence si simple.
Simple ? Et pourtant, pas une seule personne à la
surface de cette terre ne sait comment me fabriquer. Ceci semble
invraisemblable, non ? Particulièrement quand on se rend compte qu’on
produit chaque année un demi-milliard de mes semblables aux Etats-Unis.
Prenez-moi et
regardez-moi, que voyez-vous ? On ne voit pas grand-chose : il y a
du bois, de la laque, la marque imprimée, la mine, un peu de métal et une
gomme.
D’innombrables antécédents
Tout comme vous ne pouvez
pas remonter votre arbre généalogique très loin, il m’est impossible de
nommer et d’expliquer tous mes antécédents. Mais je voudrais en suggérer
suffisamment pour bien vous faire comprendre leur richesse et leur
complexité.
Mon arbre généalogique
commence avec ce qui est bel et bien un arbre : un cèdre de l’espèce qui
pousse en Californie du Nord et en Oregon. Réfléchissez maintenant avec
attention à toutes les scies, à tous les camions, à toutes les cordes et aux
innombrables autres équipements utilisés pour obtenir et transporter les
rondins de cèdre vers les voies de chemin de fer. Pensez à toutes les
personnes et aux compétences innombrables qui ont participé à leur
fabrication : l’extraction du minerai, la fabrication de l’acier et sa
transformation en scies, haches et moteurs ; la culture du chanvre et
toutes les étapes aboutissant à une corde grosse et lourde ; les
campements d’exploitation du bois avec leurs lits et leurs mess, la culture
et la cuisine de toute la nourriture. Tiens, un nombre incalculable de
milliers de gens ont joué un rôle dans chaque tasse de café que boivent
les bûcherons !
Les rondins sont envoyés
vers une fabrique à San Leandro, en Californie. Pouvez-vous imaginer les
individus qui ont créé les wagons-plateforme, les rails et les locomotives,
et ceux qui ont construit et installé les moyens de communication qu’ils
supposent. Ces légions font partie de mes antécédents.
Réfléchissez au travail à
San Leandro. Les rondins sont coupés en petites lames, de la longueur d’un
crayon et d’une épaisseur inférieure à 6 millimètres. Celles-ci sont séchées
dans un four et teintées pour la même raison qu’une femme met du rouge sur
son visage. Les gens préfèrent que je sois joli, plutôt que d’un blanc pâle.
Les lames sont cirées et à nouveau séchées en four. Combien de
savoir-faire entrent dans la fabrication des teintes et des fours, ou dans la
fourniture de la chaleur, de la lumière et de l’énergie, des courroies, des
moteurs et des autres choses que réclame une fabrique ? Des balayeurs de
la fabrique parmi mes ancêtres ? Oui, et aussi les hommes qui ont versé
le béton du barrage d’une centrale hydraulique de la Pacific Gas and Electric
Company qui approvisionne la fabrique en énergie.
N’oubliez pas les ancêtres
actuels et lointains qui ont aidé à transporter soixante voitures de lames
d’un côté à l’autre du pays.
Une fois dans l’usine à
crayons — 4 millions de dollars de machines et de bâtiments, capital
entièrement accumulé par des parents à moi — chaque lame se voit donner huit
rainures par une machine complexe, après quoi une autre machine place une
mine dans une lame sur deux, met de la colle et dispose une autre lame
au-dessus — un sandwich à la mine pour ainsi dire. Sept frères et moi sommes
mécaniquement taillés dans ce sandwich de bois.
Ma mine elle-même est
complexe. Le graphite est extrait à Ceylan. Pensez à ces mineurs, à ceux qui
ont fabriqué leurs nombreux outils ou les sacs en papier dans lesquels on
transporte le graphite ou encore la ficelle qui permet d’attacher ces sacs, à
ceux qui les ont mis à bords des bateaux et à ceux qui ont fabriqué ces
bateaux. Même les gardiens de phare le long de la route ont aidé à ma
naissance — et aussi les pilotes des ports.
Le graphite est mélangé à
de l’argile du Mississipi dont on utilise l’hydroxyde d’ammonium pour le
processus d’affinage. Puis des agents mouillants sont ajoutés, comme du suif
sulfoné — des graisses animales ayant réagi avec de l’acide sulfurique. Après
être passé au travers de nombreuses machines, le mélange se présente
finalement comme une extrusion sans fin — comme pour une machine à saucisses
— découpée à la dimension voulue, séchée et cuite pendant plusieurs heures à
environ 1000 °C. Pour accroître leur résistance et leur aspect lisse,
les mines sont alors traitées avec un mélange chaud qui comprend de la cire
du Mexique, de la paraffine et des graisses naturelles hydrogénées.
Mon cèdre reçoit six
couches de laque. Connaissez-vous tous les ingrédients de la laque ? Qui
penserait que les éleveurs de graine de ricin et les raffineurs d’huile de
ricin en font partie ? C’est le cas. Tiens, même les processus qui
permettent d’obtenir la belle couleur jaune de la laque nécessitent les
savoir-faire de plus de personnes que l’on n’en pourrait dénombrer !
Regardez la marque. C’est
un film formé en chauffant du charbon noir mélangé avec des résines. Comment
faites-vous pour obtenir des résines et, je vous le demande, qu’est-ce que le
charbon noir ?
Mon bout de métal — la
virole — est en laiton. Pensez à toutes les personnes qui extraient le zinc
et le cuivre et ceux qui savent faire une feuille brillante de laiton à
partir de ces produits de la nature. Ces anneaux noirs sur ma virole sont en
nickel noir. Qu’est-ce donc, et comment est-il mis en place ? L’histoire
complète qui explique pourquoi le centre de ma virole n’est pas recouvert de
nickel prendrait des pages.
Il y a ensuite mon plus
grand triomphe, inélégamment appelé dans le métier « la bonde » [the
plug], la partie que l’homme utilise pour effacer les erreurs qu’il
commet avec moi. C’est un élément appelé « factice » qui permet
d’effacer. Il s’agit d’un produit semblable à du caoutchouc fabriqué en
faisant réagir de l’huile de colza des Indes néerlandaises avec du chlorure
de soufre. Le caoutchouc, contrairement à l’idée courante, ne sert que pour
assurer la liaison. Il y a ensuite de nombreux agents de vulcanisation et
d’accélération. La pierre ponce vient d’Italie ; et le pigment qui donne
sa couleur à la gomme est du sulfure de cadmium.
Personne ne sait
Quelqu’un veut-il remettre
en doute mon affirmation selon laquelle pas une seule personne au monde ne
saurait comment me fabriquer ?
En fait, des millions
d’êtres humains participent à ma création, et aucun d’entre eux n’en connaît
plus que quelques autres. Bon ! Vous allez dire que j’exagère en disant
que ma création est liée au cueilleur de baies de café dans le lointain
Brésil et aux cultivateurs de nourriture, que c’est une position extrême. Je
réitère mon affirmation. Il n’y a pas une personne, parmi ces millions, y
compris le président de l’entreprise de crayons, qui contribue plus qu’un
tout petit peu, de façon infinitésimale, aux compétences requises. Du point
de vue des savoir-faire, la seule différence entre le mineur qui extrait le
graphite à Ceylan et le bûcheron de l’Oregon est le type de compétence. On ne peut se passer
ni du mineur ni du bûcheron, pas plus que du chimiste de la fabrique ou de
l’ouvrier du champ de pétrole — la paraffine étant un dérivé du pétrole.
Voilà un fait
étonnant : ni l’ouvrier du champ de pétrole, ni le chimiste, ni le
mineur extrayant le graphite ou l’argile, ni aucun de ceux qui équipent ou
fabriquent les bateaux, les trains ou les camions, ni aucun de ceux qui font
fonctionner la machine assurant le moletage de mon bout de métal, ni le
président de la compagnie ne remplissent leur tâches parce qu’ils me veulent.
Chacun me désire moins, peut-être, qu’un écolier. En fait, il y en a dans
cette multitude qui n’ont jamais vu de crayon et qui ne saurait pas s’en
servir. Leur motivation est autre chose que moi. C’est peut-être quelque
chose comme ça : chacun parmi ces millions voit qu’il peut ainsi
échanger son petit savoir-faire contre des biens et des services qu’il désire
ou dont il a besoin. Je peux ou non faire partie de ces articles.
Pas d’esprit organisateur
Il y a quelque chose
d’encore plus étonnant : c’est l’absence d’un esprit supérieur, de
quelqu’un qui dicte ou dirige énergiquement les innombrables actions qui
conduisent à mon existence. On ne peut pas trouver trace d’une telle
personne. A la place, nous trouvons le travail de la Main Invisible. C’est le
mystère auquel je me référais plus tôt.
Il a été dit que
« seul Dieu pouvait créer un arbre. » Pourquoi sommes-nous d’accord
avec ça ? N’est-ce pas parce que nous comprenons que nous ne pourrions
pas en fabriquer un nous-mêmes ? En fait, pouvons-nous décrire un
arbre ? Non, sauf dans des termes superficiels. Nous pouvons dire, par
exemple, qu’une certaine configuration moléculaire se présente comme un
arbre. Mais quel esprit humain pourrait même noter, sans même parler de
diriger, les changements constants des molécules qui se produisent au cours de
la vie d’un arbre ? Un tel exploit est totalement impensable !
Moi, le crayon, je suis
une combinaison de miracles : un arbre, du zinc, du cuivre, du graphite,
etc. Mais, à ces miracles qui existent dans la Nature, s’ajoute un miracle
encore plus extraordinaire : la configuration des énergies créatrices
humaines — des millions de tout petits savoir-faire se réunissant
naturellement et spontanément en réponse à la nécessité et au désir humains
et en l’absence de tout
esprit organisateur ! Comme seul Dieu peut créer un arbre, j’insiste
pour dire que seul Dieu pourrait me créer. L’homme ne peut pas plus diriger
ces millions de savoir-faire pour me donner vie qu’il ne peut assembler les
molécules pour faire un arbre.
Tout ceci est ce que je
veux dire quand j’écris : « Si vous pouvez prendre conscience du
caractère miraculeux que je symbolise, vous pouvez aider à sauver la liberté
que l’humanité est si malheureusement en train de perdre. » Car si l’on
se rend compte que ces savoir-faire s’organiseront naturellement, oui,
automatiquement en modèles créateurs et productifs permettant de répondre aux
nécessités et aux désirs humains — c’est-à-dire en l’absence de gouvernement
ou de tout autre esprit organisateur coercitif — alors on possède un
ingrédient absolument essentiel de la liberté : une foi dans les gens libres.
La liberté est impossible sans cette foi.
Une fois que le
gouvernement a un monopole de l’activité créatrice, comme c’est le cas, par
exemple, pour la livraison du courrier, la plupart des individus vont croire
que le courrier ne pourrait pas être efficacement distribué par des gens
libres. En voici la raison : chacun reconnaît qu’il ne sait pas lui-même
toutes les choses qui impactent la livraison du courrier. Il reconnaît aussi
qu’aucun autre individu ne pourrait le savoir. Ces suppositions sont
correctes. Aucune personne ne possède assez de connaissances pour s’acquitter
de la distribution du courrier d’un pays, tout comme personne ne possède
assez de connaissances pour fabriquer un crayon. Or, sans la foi dans les
gens libre — dans l’ignorance que, naturellement et miraculeusement, des
millions de petits savoir-faire se formeraient et coopéreraient pour
satisfaire ce besoin — l’individu ne peut s’empêcher d’arriver à la
conclusion erronée que le courrier ne peut être distribué que grâce à
l’esprit organisateur d’un gouvernement.
Des témoignages à la pelle
Si moi, le crayon, j’étais
le seul point qui témoigne de ce que les hommes et les femmes peuvent faire
lorsqu’ils sont libres d’essayer, alors les gens de peu de foi auraient des
arguments. Il y a cependant pléthore de témoignages ; ils sont partout
autour de nous. La livraison du courrier est très simple comparée, par
exemple, à la fabrication d’une automobile, d’une calculatrice, d’une moissonneuse-batteuse,
d’une machine de moulage ou de dizaines de milliers d’autres choses. La
livraison ? Eh bien, dans le domaine où les gens ont été libres de
distribuer la voix humaine autour de la terre en moins d’une seconde, ils
fournissent visuellement et avec le mouvement dans le foyer de tout un chacun
un événement lorsqu’il se produit. Ils permettent à 150 passagers de voyager
de Seattle à Baltimore en moins de quatre heures. Ils fournissent du gaz du
Texas à un fourneau de New York pour des prix très bas et sans subventions.
Ils livrent un quart de la production de pétrole du Golfe persique sur notre
Côte Est — la moitié d’un tour du monde — pour moins cher que le gouvernement
ne facture la livraison d’une lettre de 30 grammes pour l’autre côté de la
rue.
La leçon que je veux
enseigner est la suivante : laissez
libres toutes les énergies créatrices. Organisez juste la société pour
qu’elle agisse en harmonie avec cette leçon. Que l’appareil légal de la
société élimine tous les obstacles du mieux qu’il le peut. Permettez à tous
ces savoirs créateurs de se répandre librement. Ayez foi dans les hommes et
les femmes libres qui répondent à la main invisible. Cette foi sera
fortifiée. Moi, le crayon, aussi simple que je sois, offre le miracle de ma
création comme témoignage de cette foi pratique, pratique comme le soleil, la
pluie, un cèdre ou la bonne terre.
Traduction : Hervé de Quengo
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