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Les mois
à venir marqueront le centième anniversaire de la mort de
l’économiste belge, Gustave de Molinari,
décédé le 28 janvier 1912, à l’âge de
92 ans. Au cours de sa longue vie, ce libéral convaincu publiera
un important nombre d’ouvrages.
Pourtant, ce
« producteur d’idées » hors pair demeure
relativement ignoré par les essais relatifs à l’histoire
de la pensée libérale. Un chapitre lui est, certes,
consacré dans l’ouvrage, Aux
sources du modèle libéral français,
dirigé par Alain Madelin. Mais il n’est, par exemple, jamais
fait mention de son nom dans le récent livre de Sébastien Caré, La
pensée libertarienne et ce, alors
que le « Pape du libertarianisme »,
Murray Rothbard, estimait que son essai,
« La Production de la
Sécurité » était la première
réalisation intellectuelle anarcho-capitaliste.
Quelles sont
les raisons de cette ignorance relative ? Je me risquerai à
penser que les questions de vocabulaire fournissent des explications –
fussent-elles partielles – à cet état de fait. Ainsi, si
nous lisons son séminal ouvrage, Les
Soirées de la rue Saint-Lazare, dans lequel l’auteur
fait discuter, de façon fictive, un économiste, un conservateur
et un socialiste sur les questions économiques, politiques et sociales
de son temps, nous nous apercevrons qu’il est facile d’être
induit en erreur et de mésinterpréter Molinari.
Il faut aussi reconnaître qu’il ne faisait pas toujours preuve
d’une parfaite rigueur sémantique, se hasardant à des
utilisations de concepts aléatoires.
Sa onzième
leçon, relative à la liberté du gouvernement, est,
en ce sens, particulièrement révélatrice. Il
écrit, par exemple, la chose suivante : « Au nom du
principe de la propriété, au nom du droit que je possède
de me pourvoir moi-même de sécurité, ou d’en
acheter à qui bon me semble, je
demande des gouvernements libres. ». Le problème est
qu’en l’espèce, Molinari
transpose en politique un raisonnement qui ne peut être valable que
dans la société civile. Le gouvernement ne saurait être
au service du peuple et, surtout, à la disposition de ses
velléités.
Ensuite,
lorsqu’il défend le droit des gouvernés « de
choisir librement leurs gouvernants » ou encore le principe de
« souveraineté du peuple » cher aux
révolutionnaires français, en aucun cas, il ne se pose en
défenseur du régime démocratique contemporain. Il
précisera clairement sa pensée quand il écrira :
« les républiques que vous nommez démocratiques ne
sont pas le moins du monde l’expression vraie de la souveraineté
du peuple ». Il donnera ensuite sa définition de la
souveraineté du peuple qu’on peut résumer à sa
première phrase : « C’est le droit que
possède tout homme de disposer librement de sa personne et de ses
biens, de se gouverner lui-même. ».
Évidemment,
une telle définition tranche avec celle communément admise. Le
vocabulaire employé par l’économiste belge est parfois
déroutant et force est de reconnaître qu’il n’est
pas toujours approprié. En effet, rattacher la notion de
« souveraineté du peuple » à celle de
« droits individuels » est incorrect. La
souveraineté est un concept émergeant pour la première
fois dans les Six livres de la République
du jurisconsulte français, Jean Bodin. Ce dernier le
définit comme « la puissance absolue &
perpétuelle d’une République ». Au sens de
Bodin, il s’agit du principe fondant la doctrine moderne de
l’État et il est dommage que Molinari
entretienne une confusion, qui n’a pas lieu d’être, entre
liberté, propriété et souveraineté.
Évidemment,
ces erreurs sémantiques ne doivent pas faire oublier aux lecteurs
l’intérêt de cet ouvrage et, surtout, de cette
onzième leçon extrêmement visionnaire, notamment sur la
fiscalité où il anticipe l’établissement de l’impôt
progressif. Mais le développement d’une « novlangue
libérale » poursuit son cours aujourd’hui encore,
minant le sérieux académique des travaux libéraux.
Ainsi, Pierre
Lemieux a-t-il titré un de ses ouvrages majeurs La
souveraineté de l’individu. De la même
façon – et puisqu’il est question de
propriété dans ce court article – de nombreux auteurs ont
voulu fonder une notion fortement contestable et extrêmement
isolée dans la pensée juridique, à savoir la
propriété de soi, oubliant qu’on ne saurait être en
même temps, sujet et objet de droits. La pensée binaire
règne parfois, comme dans l’article de Bertrand Lemennicier, intitulé Le corps humain : propriété de l’État
ou propriété de soi ?, ce dernier estimant que la
négation de la propriété de soi conduit directement
à l’appropriation par l’État des corps humains des
individus sans s’intéresser aux autres branches de
l’alternative (comme la simple maîtrise de son corps) et en
oubliant que le concept de propriété ne peut s’appliquer
qu’à des
biens meubles ou immeubles.
Les erreurs
théoriques du passé peuvent malheureusement se perpétuer
dans le présent et il est nécessaire de les corriger.
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