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"Nothing, however, can be more absurd
than this whole doctrine
of the balance of trade"
Adam Smith - the wealth of
nations
Quand
un politicien vient à parler de la désindustrialisation
française, c'est le plus souvent pour stigmatiser la concurrence
nécessairement déloyale de pays qui ne respectent ni nos
standards sociaux ni nos normes environnementales. Et de réclamer non
pas des mesures protectionnistes, car le terme est mal connoté, mais,
plus subtilement, que l'union favorise "la
préférence européenne", que l'on pratique
le "patriotisme
économique", ou, variante retorse, que l'on
créée une taxe douanière contre les produits en provenance de
pays rejetant "trop de CO2". Au niveau européen,
hélas, les leaders français passés et actuels se sont
faits les champions de ces demandes d'érection de murailles contre
l'invasion des "produits étrangers", et Nicolas Sarkozy ne
fait pas exception. Nous avons encore en mémoire les pressions du
gouvernement Villepin sur Peter Mandelson pour faire adopter par l'UE des
mesures discriminatoires contre les textiles chinois, sans parler de notre
opposition féroce à toute réforme de fond de la
très protectionniste Politique Agricole Commune.
Dans la
période économique difficile que nous connaissons, de telles
politiques protectionnistes, qu'elles soient revendiquées ou
masquées, sont absolument suicidaires.
Voyons
pourquoi.
D'où vient la
valeur ?
Lorsque
vous achetez un jouet, un ordinateur ou un appareil électrique, il y a
toutes les chances qu'ils aient été fabriqués en Chine,
ou en Asie du sud est. Le politicien démagogue y verra une invasion
inacceptable de produits "étrangers".
Toutefois,
il y a des chances que la réalité soit beaucoup plus complexe.
Ainsi, une grande partie de ces produis aura certes été
fabriquée en Chine. Mais avant d'être fabriqués, ces
articles auront dû être conçus, et si possible au plus
près des besoins du consommateur final. Il aura dû être
vendu, "merchandisé", distribué.
Or,
lorsque l'on regarde un produit moderne, on constate que sa valeur provient
bien plus de l'adéquation aux besoins du consommateur qu'il suscite,
ou de la cote d'amour que sa marque recèle, que du fait qu'il ait
été fabriqué. De surcroît, la capacité de
nombreux intermédiaires de nous délivrer ces produits à
proximité de chez nous, voire chez nous, au lieu de nous obliger
à aller les chercher chez des producteurs du monde entier, ajoute
à ces "produits" une valeur immense. Des ordinateurs qui
resteraient stockés dans les hangars de lenovo seraient rigoureusement
identiques à ceux que l'on trouve chez carrefour, mais sans la
"supply chain" qui permet à ce produit de franchir des
milliers de kilomètres, l'ordinateur en question n'aurait que
très peu de valeur à nos yeux.
Autrement
dit, dans un monde ou des milliers de références se battent
pour conquérir le portefeuille de la ménagère comme du
yuppie, la capacité d'un produit à se faire connaître,
à séduire, à s'adapter au plus près des besoins
du consommateur, à lui être livré, avec un service
après vente et des prestations annexes de qualité, comptent autant
que la fabrication du produit lui même, voire, de plus en plus souvent,
beaucoup plus.
Conclusion: quand vous
importez un produit made in China, ou made in Mexico, vous importez certes
une valeur ajoutée par la fabrication créée dans ces
pays, mais aussi la valeur ajoutée créée par la
conception, le marketing, la distribution du produit, qui peuvent être
en partie bien de chez nous. Ou d'ailleurs. Et ces valeurs ajoutées
peuvent être infiniment supérieures à celles
apportées par la simple fabrication du produit.
Ainsi,
un jouet conçu par un bureau d'études français pour
être vendu aux européens et fabriqué en Chine va
évidemment déséquilibrer notre balance commerciale en
faveur des chinois, mais il y a de fortes chances pour que le solde des
valeurs ajoutées créées par la vente de ce jouet, depuis
sa conception à sa distribution, créée beaucoup plus de
valeur ajoutée en Europe qu'en Chine. La balance commerciale, dont le
microcosme politico-médiatique nous rebat tant les oreilles, n'est
donc pas un indicateur pertinent de bonne ou de mauvaise santé
économique, son "rétablissement" ne peut en aucun cas
être invoqué pour justifier des mesures protectionnistes.
Le
corollaire désagréable pour ceux qui travaillent à la
fabrication de ce que nous consommons, est que leurs emplois sont
condamnés à voir leur rémunération chuter, en
part relative, par rapport à ceux qui exercent des tâches
tertiaires, dans le marketing, la conception, le financement, etc... Ce
phénomène est absolument patent dans l'ensemble du monde
occidental: depuis que celui ci se "désindustrialise", tant
le nombre que les rémunérations des «cols
blancs" ont cru bien plus vite que la population et la
rémunération des ouvriers, fussent-ils de plus en plus
qualifiés, ce qui a provoqué, ces 25 dernières
années, un accroissement de la prospérité sans
précédent dans tous les pays occidentaux, ainsi que dans tous
les pays émergents qui se sont intégrés à cette
dynamique créée par la mondialisation des échanges.
Aussi,
délocaliser la fabrication en Chine, au Mexique, ou ailleurs, revient à maximiser la part
que l'entrepreneur français, européen ou américain
pourra consacrer aux tâches qui ajoutent le plus de valeur à
leur prestation. Même des processus de fabrication complexes comme
ceux de nos automobiles, gagnent à être transférés
chez les pays pour l'instant à bas salaire, dans l'UE ou en dehors,
tels que la Slovaquie, la Turquie, le Mexique (pour le marché US), ou
la Roumanie, et peut être demain la Chine ou l'Inde, afin de permettre
aux constructeurs d'améliorer le contenu de leurs automobiles à
moindre coût, au bénéfice du consommateur.
Une
conséquence évidente s'impose alors: Rendre moins attractive la
délocalisation des fabrications en Chine, par exemple en appliquant
des droits de douane prohibitifs, revient à empêcher des
transactions dont la concrétisation justifie toute une chaîne de
création de valeur en partie encore localisée dans nos pays. Empêcher la délocalisation
en Chine tue la création de valeur ajoutée en Europe.
Vous
me direz que "les entreprises européennes n'auraient alors
qu'à rapatrier leur production chez nous, et le tour serait
joué: non seulement la valeur ajoutée des tâches
"nobles" serait maintenue, mais nous garderions aussi la
fabrication, ce qui nous éviterait d'avoir à traiter le
délicat problème de la reconversion de ceux qui y travaillent.
Non ?"
Le
raisonnement ci dessus se heurte toutefois à deux écueils
majeurs, et se révèle donc totalement faux.
Tout
d'abord, l'entreprise européenne ne vend pas qu'en Europe, et est, sur
d'autres marchés, confrontée à des concurrents. Si ceux
ci peuvent réduire la part de la fabrication dans leur chaîne de
valeur, ils pourront soit vendre moins cher, soit consacrer plus de
ressources à créer des produits mieux adaptés aux
marchés locaux: la compétitivité des entreprises
européennes s'en trouverait durement affectée.
D'autre
part, et peut être surtout, une telle politique augmenterait les prix
des produits proposés aux européens, par le double effet des
coûts de fabrications plus élevés, et d'une moindre
concurrence des entreprises situées hors de l'union. Or, si vous réduisez
l'attractivité des transactions accessibles aux acheteurs, vous
réduisez mécaniquement le nombre de transactions, et donc vous
contractez la taille du marché intérieur, réduisant du
même coup la capacité des entreprises d'ajouter de la valeur,
c'est à dire, en français courant, de créer de la
richesse. Moins de richesse signifie un niveau de vie moins
élevé, plus de chômage... Cercle infernal !
Il
est donc absolument vital que les entreprises européennes puissent
profiter de l'atelier pour l'instant à bas prix que constitue la
Chine, pour favoriser cette création d'emplois à haute valeur
ajoutée en nombre suffisant pour poursuivre l'élévation
globale de notre niveau de vie.
L'enjeu,
pour l'Europe, n'est pas de se protéger de la perte des emplois
industriels, mais de rester une place dans laquelle il est possible et
attractif de créer ces emplois à haut potentiel, lesquels
créeront à leur tour un marché de consommateurs capables
de consacrer des ressources importantes à de nouveaux services
permettant de créer les emplois qui recycleront, pour le meilleur, les
cols bleus qui ne seront plus affectés à la fabrication de
slips en Tergal ou de jouets en bois. A contrario, de nouvelles fabrications
à haute technicité et à haute valeur ajoutée
naîtront, qui permettront de recréer une nouvelle "classe
ouvrière" bien plus prospère que celle que nous
connaissons, telle qu'elle se développe dans des pays qui se
réindustrialisent, comme l'Irlande.
Car
ne nous y trompons pas. La Chine, l'Inde, le Brésil, etc...
grâce aux revenus générés par ces fabrications
destinées en majorité à l'occident, développent
de fait une classe de cadres intermédiaires et supérieurs qui
leurs permettront à terme de ne plus être que les simples
réservoirs de cols bleus de l'occident. Leurs entreprises
emmagasineront le savoir faire qui leur permettra d'investir les créneaux
à forte valeur ajoutée dans lesquels ils se situent encore en
retrait. Leurs systèmes éducatifs se modernisent à
grande vitesse. De copieurs et sous-traitants, ils deviendront concurrents de
plein exercice, et encore l'emploi du futur est-il ici abusif, cette
évolution ayant déjà commencé.
En
contrepartie, leurs marchés intérieurs exploseront, ce qui
donnera à nos entreprises de nouvelles opportunités
d'accroître leurs revenus... sous réserve que les conditions qui
leur soient offertes par le territoire national et communautaire soient
compétitives: la main d'oeuvre à haut potentiel se
révèle, elle aussi, incroyablement mobile, et les
bureaucraties, les fiscalités et les réglementations
pléthoriques imposées par l'UE et les états membres
à leurs entreprises n'y
favoriseront pas l'implantation de foyers de création de haute valeur
ajoutée. Sans parler de la décrépitude de
certains systèmes éducatifs qui pourrait, dans la seconde
moitié du présent siècle, cantonner un pays comme la
France au rôle de pourvoyeur de cols bleus mal payés pour le
compte de décideurs chinois...
Attention,
tentations protectionnistes en hausse !
Malheureusement,
si les velléités protectionnistes affichées non
seulement par la France et quelques politiciens européens, mais
aussi, plus gravement encore, par certains des
principaux candidats aux élections américaines
à venir, venaient à se concrétiser, alors le mouvement
vertueux d'accroissement de la prospérité décrit ci
dessus se briserait net. La source de création de valeur
décrite dans les lignes qui précèdent serait vite
réduite à peu de choses : tous les ingrédients d'une
crise majeure et durable, dont on ne sait comment elle se terminerait,
seraient réunis.
Rappelons nous les
leçons de la crise de 1929 : il est
aujourd'hui pratiquement établi que le renforcement des lois
protectionnistes aux USA (le Smoot-Hawley Act), discutées avant le
jeudi noir, puis votées juste après, en furent à la fois
le catalyseur, et un facteur lourdement
aggravant, sans lequel le coup de tabac boursier vécu par
les investisseurs aurait eu des répercussions bien moindres.
Avec
des échanges interbancaires fragilisés, un système
financier déséquilibré par la crise du subprime, un
pétrole rendu cher, le monde est dans une situation tendue qui fait
craindre à certains
économistes le retour de la pire des situations pour nos
économies, celles d'une combinaison d'inflation et stagnation qui se
traduirait par une explosion du chômage de masse et de la
pauvreté, notamment dans les pays qui n'auraient pas
réformé suffisamment leurs sources de rigidités
internes, au premier rang desquels le nôtre. De plus, gageons que la
stabilité géopolitique mondiale n'aurait rien à gagner
d'un plongeon des principales économies qui tirent la
prospérité vers le haut.
Un
accroissement des protectionnismes à l'échelon mondial
porterait certainement le coup fatal qui transformerait un simple trou
d'air économique difficile à passer en dépression
majeure. Espérons que la raison prévaudra et que des
négociations mondiales vers un commerce libéré de ses
entraves législatives et douanières reprendront et aboutiront
rapidement.
En
attendant, les projets européens tels que la "Taxe Kyoto" sur les
importations en provenance d'Asie doivent être combattus avec
force. Le soutien apporté à de telles folies est une erreur
majeure du président Sarkozy, espérons qu'il se trouvera des
voix de la raison pour le faire changer d'avis...
Vincent
Bénard
Objectif Liberte.fr
Egalement par Vincent Bénard
Vincent Bénard, ingénieur
et auteur, est Président de l’institut Hayek (Bruxelles, www.fahayek.org) et Senior Fellow de Turgot (Paris, www.turgot.org), deux thinks tanks francophones
dédiés à la diffusion de la pensée
libérale. Spécialiste d'aménagement du territoire, Il
est l'auteur d'une analyse iconoclaste des politiques du logement en France,
"Logement,
crise publique, remèdes privés", ouvrage publié
fin 2007 et qui conserve toute son acuité (amazon), où il
montre que non seulement l'état déverse des milliards sur le
logement en pure perte, mais que de mauvais choix publics sont directement
à l'origine de la crise. Au pays de l'état tout puissant, il
ose proposer des remèdes fondés sur les mécanismes de
marché pour y remédier.
Il est l'auteur du blog "Objectif
Liberté" www.objectifliberte.fr
Publications :
"Logement: crise publique,
remèdes privés", dec 2007, Editions Romillat
Avec Pierre de la Coste : "Hyper-république,
bâtir l'administration en réseau autour du citoyen", 2003, La
doc française, avec Pierre de la Coste
Publié avec
l’aimable autorisation de Vincent Bénard – Tous droits
réservés par Vincent Bénard.
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