Oui, bien sûr, il y a le problème du chômage, qui continue d’enfler en France. Oui, bien sûr, il y a le problème des carnets de commande vides des petites et des grosses entreprises, dont le gouvernement s’empare parfois pour faire un peu de bruit médiatique. Oui, bien sûr, il y a le problème des migrants à Calais qu’on veut saupoudrer sur tout le territoire avec une méthode pour le moment difficile à comprendre. Bien sûr. Mais ce n’est pas pour ça qu’on doit se détourner des vrais problèmes.
Et dans les vrais problèmes, il y a bien évidemment le terrorisme, la conjoncture économique, les tracas de Jérôme Cahuzac ou de Denis Baupin, mais ces derniers ne doivent pas ralentir la marche inexorable vers une France apaisée. Apaisée, mais surtout bien nommée.
C’est pour ça qu’on apprend, avec tout de même un grand « ouf » de soulagement, qu’on a enfin trouvé une solution au conflit feutré mais titanesque qui opposait deux régions françaises, l’Auvergne et la Bourgogne, pour le rebaptême de la gare SNCF la plus méconnue de Paris, la gare de Paris-Bercy. Et votre sagacité vous aura certainement permis de comprendre que cette gare a déjà un nom, celui de Paris-Bercy, pour la simple et bonne raison qu’elle se situe à Paris, dans le quartier de Bercy.
Mais voilà : cette gare permet de desservir les deux régions de Bourgogne et d’Auvergne et doit donc l’indiquer haut et fort. Elle le doit d’autant plus que plusieurs politiciens s’en sont mêlés, et notamment Laurent Wauquiez, président (LR) de la région Auvergne, qui a réclamé que la petite gare prenne le nom de sa région. Ce qui a naturellement entraîné une riposte calibrée de la part des élus de Bourgogne, également desservie depuis Bercy, qui ont logiquement demandé à figurer aussi au fronton de la gare.
Rassurez-vous : le conflit ouvert, opposant Wauquiez à Patriat (PS), nus, dans une piscine de confiture de groseilles, n’aura pas lieu. C’est dommage, mais une issue pacifique a été trouvée puisqu’après de nombreuses réunions, le président de la SNCF a décidé de ne fâcher personne en renommant la petite gare avec les deux noms. Et pour ne pas fâcher le maire du XIIème arrondissement (qui comprend Bercy), la gare conservera aussi le terme « Bercy ». Le nom de la gare sera donc un élégant, court et classieux « Gare de Paris-Bercy-Bourgogne-Pays d’Auvergne Et Patin Couffin ».
Merci Laurent Wauquiez, merci François Patriat, merci Catherine Baratti-Elbaz et surtout merci Guillaume Pepy ! Voilà au moins une bonne chose de faite, et l’inauguration du nouveau nom, en grandes pompes, ne coûtera pas trop cher ; à l’exception d’un peu de papeterie à refaire, quelques lettrages sur le frontispice de la gare, un peu de marketing et quelques petits fours et champagnes, toute cette agitation sera rapidement épongée par le contribuable.
Pendant ce temps, du côté de certaines grandes écoles françaises, l’effervescence est de mise puisque des fusions sont à l’œuvre.
Et je vous le donne en mille, le délicat problème de nommage trouve là encore un écho ultra-favorable auprès des élus locaux (encore eux) qui refusent de voir leur région disparaître dans ces fusions. Je m’explique : en France, les écoles des Mines fusionnent un peu partout avec les écoles de Télécom. Voilà ainsi que Mines Nantes et Télécom Bretagne fusionnent, que les Mines de Douai vont rejoindre Télécom Lille. Mais tout ceci ne peut se faire que si les susceptibilités de chacun en matière de noms sont respectées.
Dans ces dossiers, là encore, il aura fallu faire appel au doigté des politiciens pour éviter un dérapage malheureux qui aurait vu une région s’effacer au profit d’un nom court pas assez évocateur du terroir. En juin 2016, c’est Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, qui est monté au créneau pour arbitrer.
« L’enjeu est trop important pour laisser seules les écoles trancher. Les établissements subissent de nombreuses pressions, sur fond d’intervention politique. »
Ben tiens, c’est bien normal ! Comme les autres dossiers (terrorisme, chômage, immigration, industrie, insécurité, etc…) sont déjà largement traités, couverts, choyés, et aux mains expertes des équipes en place – et avec quel succès ! – il n’était que normal que nos politiciens, ministre en tête, s’occupent ensuite des prégnantes questions de nomenclature.
Rassurez-vous là encore, le temps passé n’aura pas été trop long puisqu’en moins de trois mois, les dilemmes furent tranchés et les nouveaux noms définis. La fusion de l’école des Mines Nantes et de Télécom Bretagne prendra ainsi le nom de « l’École nationale supérieure Mines Télécom Atlantique-Bretagne-Pays-de-la-Loire », afin de bien respecter les deux régions concernées. Quant à l’école des Mines Douai qui fusionne avec Télécom Lille, elle deviendra pour sa part « l’École nationale supérieure Mines Télécom Lille-Douai ».
On peut en rire (on doit, même, c’est salvateur en cette période), mais on ne doit pas non plus perdre de vue que ces petits exemples sont très révélateurs de deux choses.
D’une part, cela montre encore une fois, si c’était nécessaire, les dimensions maintenant babylonesque de l’égo des politiciens. Frétillants d’aise, ils ont un pouvoir : celui de changer le nom des choses, comme ils le font du reste partout pour tout un tas de trucs, la novlangue n’étant que l’avatar le plus visible de ce pouvoir diabolique. Et si changer le nom d’une chose, d’un lieu ou d’un concept, ça permet d’en détourner l’attention ou d’en modifier la perception, ça a le bénéfice d’avoir l’odeur de l’action, le parfum de l’action, la couleur de l’action. Mais ça reste du décorum, de la branlette superficielle qui s’occupe de nommer plutôt que résoudre des problèmes, cette dernière opération demandant analyse correcte, plan de marche, moyens financiers et but clairement défini. De buts, à part leur propre ré-élection, les politiciens n’en ont pas. Et ça tombe bien parce que le nommage, c’est peu douloureux (en tout cas, jamais pour leurs finances personnelles) et ça aide grandement à ce qu’on fasse parler d’eux, et prépare donc le terreau fertile de leur réélection.
D’autre part, cette manie du nommage (à rallonge) montre la petitesse des institutions face au pouvoir des politiciens : personne ne s’y lève pour leur faire remarquer que ces changements coûtent à la collectivité en ne lui rapportant absolument rien. Personne non plus ne se manifeste pour leur faire remarquer que le temps passé sur ces lubies décoratives, c’est autant passé en moins sur les vrais problèmes (d’infrastructure, d’économie, de sécurité, etc…) et personne, donc, pour s’opposer et leur dire que ce sont des gamineries ridicules. Pire : l’administration suit, veule et lâche.
Byzance disparut en croulant sous le poids de ses règles, lois et réformes si absconses que seule une bureaucratie et une administration pléthoriques pouvaient gérer. Ses dirigeants se sont aussi illustrés pendant la chute en discutant âprement du sexe des anges alors même que la ville était assiégée. La France, en ce début du 21ème siècle, ressemble par bien des points à cette ville millénaire : confrontée à de multiples crises (politique, économique, sociale et sociétale), plutôt que traiter les problèmes qui se posent, elle semble décidément choisir le repli et les querelles byzantines.
Forcément, ça va bien se passer.