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Le
10 juillet dernier, des producteurs en colère ont
déversé un lac de lait place du Luxembourg, à Bruxelles,
face au Parlement européen. Leur objectif : attirer l’attention
sur la rapide érosion du prix du lait due à l’abandon des
quotas laitiers fixés dans le cadre de la Politique agricole commune
(PAC). Le triste résultat d’un demi-siècle de gabegie
interventionniste.
Citée
par la journal belge La Libre, le
président de l’European Milk Board, Romuald Schaber,
résume parfaitement le problème : « Les
excédents du marché font chuter les prix au plus bas, la survie
des exploitations ne peut plus être assurée ».. Il ajoute : « Vingt-cinq cents le litre
alors que la production est de 40-45 centimes, la situation est
intenable. » Cet homme déçu nous décrit une
situation que tous ceux qui ont déjà entendu parler
d’économie reconnaîtront : une chute des prix
causée par une offre largement supérieure à la demande.
Suivant la théorie économique, dans un marché libre, il
n’existe que deux issues à ce déséquilibre :
-
les
agriculteurs acceptent de baisser leurs prix jusqu’au niveau où
les acheteurs seront prêts à acheter la totalité de leur
production ;
-
-
certains
agriculteurs arrêtent de produire du lait – librement ou par
faillites successives – jusqu’à ce que la réduction
de l’offre de lait fasse remonter les prix jusqu’à un
niveau acceptable pour les producteurs.
-
Mais si ces
agriculteurs en colère sont aujourd’hui devant le siège
du Parlement européen, c’est bien entendu parce qu’ils
réclament une intervention des autorités européennes. Si
ces dernières accèdent à la demande des producteurs,
elles se retrouveront dans la situation hélas classique du pompier
pyromane. Le coupable est en effet connu : un demi-siècle de
Politique agricole commune.
« Restructurer »
le marché
Revenons un
demi-siècle en arrière. En 1957, six pays, dont la France et la
Belgique, signent le Traité de Rome, acte fondateur de la
Communauté européenne. L’année suivante, les
ministres de l’agriculture des six pays, des membres de la Commission,
les représentants des syndicats de fermiers se réunissent
à Stresa, en Italie, pour discuter de la mise en place d’une
politique agricole commune aux six pays, afin de stimuler la production
agricole et de garantir simultanément un revenu décent aux
fermiers et un prix correct pour le consommateur. Le Commissaire
européen à l’agriculture est chargé de
rédiger des propositions détaillées. Son plan, présenté en 1960,
prévoit :
-
un
marché unifié ;
-
-
l’abolition
des barrières douanières entre États membres ;
-
-
des
marchés organisés par produit, avec des prix unifiés et
garantis ;
-
-
l’instauration
d’une « préférence
communautaire » ;
-
-
la
possibilité d’interventions communes sur les
marchés ;
-
-
la
mise sur pied d’un « fonds européen d’orientation et de garantie
agricole » ;
-
-
l’établissement
d’une solidarité financière entre États membres.
-
En 1962, le
Conseil européen décide de mettre en œuvre ces
idées sur six marchés : céréales, viande de
porc, œufs, volaille, fruits, légumes et vin. Concrètement
donc, la Commission fixe chaque année un prix garanti, et garantit aux
fermiers le rachat de leurs invendus. Le veau, le bœuf et le lait
suivront bientôt le même chemin.
Impossible d’ignorer le
marché
Pour imparfait
qu’il pût être, le marché agricole de
l’époque était, comme tous les marchés,
gouverné par la loi de l’offre et de la demande. Dès
lors, fixer un prix – plus élevé – que celui en
vigueur sur le marché ne pouvait que déboucher sur une
augmentation de la production. L’Europe se retrouve rapidement avec des
surplus énormes sur les bras, ainsi qu’en témoigne un discours
tenu en janvier 1968, par le Commissaire européen à
l’agriculture, Sicco Mansholt. À
l’époque, le lait – déjà lui –
commençait à poser problème. L’extrait ci-dessous
est doublement intéressant : d’abord, parce qu’il
expose par le menu les dégâts causés par la PAC. Ensuite
parce qu’il démontre que dix ans à peine après la
décision de créer la PAC, ces dégâts sont
déjà exposés au grand jour.
« En
1966, le prix [du lait] a été fixé à 39 pfennigs
le kilogramme. La Commission avait proposé 38 pfennigs, bien que nous
fussions déjà convaincus, tout comme le Conseil
[Européen] que ce prix serait difficile à implémenter.
Le Conseil disposait d’estimations que nous avions
préparées, qui montraient qu’un prix de 38 pfennigs
entrainerait un surplus de 3 millions de tonnes de lait et que le coût
pour le Fonds agricole serait de quelque 450 millions de dollars. Si le prix
était fixé à 39 pfennigs le kilogramme, cependant, cela
signifierait un surplus de près de 4,5 millions de tonnes, et des
coûts aux alentours de 580 millions de dollars. Le Conseil a
fixé le prix à 39 pfennigs, tout en sachant que cela
entrainerait aussi le paiement de larges subsides tirés des fonds
publics en garanties. Nous savons à présent que nos estimations
des surplus de production étaient du côté le plus bas de
la fourchette. La production a augmenté, et les livraisons de lait aux
crèmeries en particulier. Ce dernier élément est
très important, car tout le lait qui ne peut pas être vendu par
les crèmeries sous forme de fromages ou d’autres produits
laitiers doit être stocké sous forme de beurre ou de poudre de
lait écrémé. Aujourd’hui, nous pouvons compter sur
un surplus de 150 000 tonnes de beurre d’ici le 1er avril
1968. De la même manière, il y aura un surplus de lait en poudre
à moins que des larges subsides ne soient payés depuis le Fonds
agricole pour introduire une partie de ce lait en poudre dans les aliments
pour bétail. Financièrement, qu’est-ce que cela
signifie ? Cela veut dire qu’en 1968/69, le Fonds agricole devra
payer plus de 700 millions de dollars en subsides. Permettez-moi de souligner
que tout ceci a lieu avant même l’introduction du prix commun du
lait, puisque les prix nationaux sont encore en vigueur cette année.
Mais cela nous donne une idée de la situation l’an prochain,
quand le prix sera de 39 pfennigs le kilogramme. Je pense que nous devons
être réalistes et admettre que nous ne pouvons poursuivre sur
cette voie. Nous devons nous arrêter et considérer ce
qu’il faut faire pour réguler le marché du lait, afin de
ne pas finir avec ces énormes surplus sur les bras, car ces derniers
ne peuvent être simplement revendus sur les marchés mondiaux.
Nous devons bien sûr essayer d’augmenter la consommation de
beurre à l’intérieur de la Communauté, mais je
dois admettre que la Commission ne sait pas encore comment résoudre
l’ensemble de la question.
Nous
clôturerons cette première partie sur le constat du Commissaire Manholt. Sa conclusion est particulièrement
inquiétante : pour lui, il est hors de question de supprimer la
politique du prix garanti qui est à l’origine des
problèmes qu’il constate. Sa réponse : plus
d’État, sous forme de subsides (en gros, pour faire manger du
lait aux vaches), d’incitation à la consommation de beurre,
d’exportation massive des surplus (ou comment faire subir à
l’ensemble du monde les conséquences des décisions prises
en Europe), et d’encore plus de régulations. Un tel discours
augure déjà de nouveaux désastres. Nous en parlerons au
prochain épisode…
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