Le débat autour du nouveau
livre de Thomas Riketty intitulé Capital in the Twenty-First
Century est tout aussi ridicule que tous les autres débats qui alimentent
aujourd’hui la sphère publique – le produit de modèles mentaux ratés, de
l’ignorance de l’Histoire et de vœux pieux. L’idée centrale de l’ouvrage de
Piketty est que le capital continuera de s’accumuler et de se concentrer
entre les mains des plus riches famille, et que les états-nations devraient
faire ce qui est en leur pouvoir pour empêcher cela de se produire.
La première erreur des fans de
Piketty tels que Paul Krugman, est de penser que la
dynamique surnommée « capitalisme » est, comme tous les autres
termes en –isme, un système de pensée auquel il est
possible de souscrire ou non, dépendamment de son exactitude politique. Ce
n’est tout simplement pas vrai. Le capitalisme ressemble dans un sens à la
gravité, à une série de lois qui s’appliquent et décrivent le comportement du
surplus de capital, en particulier du capital généré par les sociétés
industrielles, qui n’ont pas de précédent historique. La race humaine n’avait
jamais vu une telle chose auparavant. Il est devenu à la fois une source d’embarras
moral et un dérangement politique. Parmi les grandeurs intellectuelles des
temps modernes, nous pouvons donc compter l’idée que le capital puisse être
géré par la sphère politique afin de produire une société équitable et idéale
– sans effets secondaires.
D’où l’expérience osée et
malheureuse du XXe siècle avec le communisme étatiste, qui prétendait abolir
la richesse et n’est principalement parvenu qu’à la convertir en déchets
industriels et en pollution, tout en redirigeant le reste vers un gouvernement
sans foi ni loi qui régnait sur sa population de paysans avec cruauté et
injustice.
Dans les autres nations
industrielles, que l’on appelle l’Occident, le prétendu de l’abolition de la
richesse n’a jamais vraiment pris racine, bien qu’une grande partie du
capital ait été socialisé dans l’objectif d’offrir aux populations des biens
publics. Le système s’est plutôt bien développé en Europe d’après-guerre,
mais un peu moins bien aux Etats-Unis, après la décennie Eisenhower, lors de
laquelle la force de travail jouissait d’un pouvoir d’arbitrage des salaires.
Ce système se délabre aujourd’hui, pour une raison que Piketty et Co.
manquent bien souvent de relever : les économies industrielles déclinent
en parallèle aux énergies fossiles peu chères.
Piketty et ses amis sont
d’avis que l’orgie industrielle pourra se poursuivre d’une manière ou d’une
autre, que quelqu’un inventera toujours une nouvelle technologie innovante
pour contourner le besoin en énergies fossiles, et que le capital ne cessera
jamais de croître. Cette notion est enfantine, idiote et erronée. L’énergie
et la technologie ne sont pas interchangeables. Si vous n’avez plus
d’énergie, vous ne pouvez pas la remplacer par la technologie. Les
techno-narcissistes comme Jeremy Rifkins et Ray Kurzweils imaginent que nous pourrons toujours trouver
des solutions miracles, mais ce ne sont que des paroles en l’air destinées à
apaiser une ploutocratie trop crédule. Nous faisons face en réalité à une
contraction sans précédent du capital, et à une impossibilité imminente d’en
générer davantage. C’est ça qui viendra changer la donne, et non le mythe du
gaz de schiste ou d’une renaissance industrielle.
Il est évident que même en cas
de contraction de capital, du capital existera toujours. Et Piketty a certainement
raison lorsqu’il dit que le capital tend à être concentré (s’il n’est pas
emporté par le déluge de promesses de rembourser telle ou telle obligation).
Il a toutefois tort lorsqu’il dit penser que les conditions générales dont
nous jouissons aujourd’hui resteront encore avec nous pendant un certain
temps – comme par exemple l’organisation des états-nations et leur capacité à
contrôler les populations. Je suppose que cela puisse paraître
contre-intuitif dans notre univers actuel de « Deep
State » aux harmoniques de télésurveillance et d’omnipotence on ne peut
plus Orwelliennes, mais je suis d’avis que le
« Deep State » finira par s’étouffer sur
l’essoufflement des retombées de la technologie, et que les états-nations en
général finiront par devenir impuissants et se diviser en plusieurs unités
plus restreintes. Le monde entier pourrait selon moi s’en retourner à l’ère
médiévale à mesure qu’il fera face au déclin de l’énergie et à ses
conséquences pour la génération de capital, le secteur bancaire et toutes les
autres opérations liées au capital moderne. Pour ainsi dire, le capital
deviendra bien moins moderne qu’il l’est aujourd’hui.
Certaines familles, certains
individus s’accrocheront au capital, qui pourra dans un premier temps
continuer de s’accumuler, bien qu’en des volumes inabordables pour les
activités industrielles. La théorisation politique à la Marx ou à la Thomas
Piketty ne les en privera pas, mais d’autres forces le feront. La meilleure
manière de comprendre tout cela est d’observer la « circulation des
élites », qui fait référence à la tendance historique de remplacement
d’une classe d’élites par une autre, souvent par la force. Cette circulation
des élites se produit d’une manière ou d’une autre, et même le cas des
bolcheviks russes du XXe siècle peut être expliqué
ainsi.
Dans tous les cas, le fait que
les affaires humaines choisissent de suivre une voie plutôt qu’une autre ne
signifie pas qu’elles ne devront jamais changer de cap. Je doute que les
Warren Buffet et Jamie Dimon du monde voient un jour
leur richesse confisquée par le service des impôts. Il y a bien plus de
chances qu’on les retrouve pendus à des lampadaires ou traînés sur plusieurs
centaines de mètres derrière leurs propres limousines. Après tout, le
deuxième grand mythe de notre temps, après celui qu’est de penser que nous
pourrons toujours créer quelque chose à partir de rien, est l’idée que nous
pourrons organiser politiquement notre sortie de l’impasse dans laquelle la
civilisation est aujourd’hui prise au piège. Piketty ne fait que nourrir
cette illusion.