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La
compétitivité des entreprises françaises, au regard de
la faible croissance endogène de l’hexagone et des coûts
importants d’exploitation (salaires élevés, charges
sociales et taxes importantes, etc.), passe pour bonne part par la
capacité à innover, et donc à créer des produits
et services que les consommateurs paieront relativement plus cher. Plus
largement, cette capacité à innover est indispensable à
la croissance macroéconomique occidentale, permettant de se
démarquer des situations trop concurrentielles, notamment avec les
pays à faible coût de main d’œuvre.
Ce constat,
couramment partagé, alimente donc un étonnement : pourquoi
aussi peu d’entreprises innovent, alors que la plupart s’en revendiquent ?
Toutes les
entreprises disent vouloir innover. Une bonne partie affirme le faire de
manière volontariste, régulière, importante. Les
directions générales avancent avoir pris le sujet en main, et
le mettre au cœur de leur stratégie. Toutefois, le constat est
amer : très peu innovent, brisent les lignes, déposent des
brevets, ou encore créent de nouveaux espaces de croissance.
Devant les
difficultés à innover, il serait coupable de blâmer.
Imaginer et casser les codes est une activité particulièrement
difficile, même pour les organisations y mettant beaucoup de moyens.
Voici quelques raisons à cela :
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L’ambidextrie, cette
nécessité de savoir gérer efficacement et de
manière équilibrée l’exploitation des
activités déjà conçues, et l’exploration de
nouvelles innovations, est particulièrement compliquée à
gérer. Organisées pour optimiser, rationnaliser, processer, industrialiser, les entreprises ne peuvent
qu’à la suite d’efforts considérables
réussir à laisser la place dans leur organisation à des
innovations ;
-
Innover, pour certaines entreprises, signifie
surtout faire des dépenses en R&D, c’est-à-dire
embaucher des chercheurs ou ingénieurs (et parfois designers ou
spécialistes des sciences humaines). Cela entraîne ainsi le
versement de salaires parfois bien avant que les gains financiers des travaux
de ces chercheurs ne se concrétisent. Or, les marges des entreprises
françaises ont tendance depuis plusieurs années à se
dégrader, et ce décalage de trésorerie devient de plus
en plus compliqué à réaliser ;
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La culture bureaucratique. Le sociologue
des organisations Michel Crozier,
en son temps, avait déjà notifié l’impact de la
bureaucratie, des procédures, du poids des contrôles dans le
freinage de l’innovation. Particulièrement présente et
pesante en France (mais pas seulement) en raison de la tradition centralisatrice
et étatiste, cette culture rend l’expression des innovateurs
particulièrement compliquée voire opposée aux
procédures des « bureaucrates »
-
La peur de l’échec.
Phénomène connu et étudié, ce sentiment fait
partie des pires entraves à l’innovation qui, par nature, est
faite d’échecs, d’erreurs, d’apprentissages, de
« pivots » stratégiques. Sensiblement plus
prégnante en France et dans certains pays d’Asie où
demeure un certain culte de l’élite, ce frein est présent
dans la quasi-totalité des entreprises (sauf dans les start-ups).
Alors qu’aux États-Unis par exemple, l’échec est
valorisé comme une expérience indispensable aux succès
futurs ;
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La confusion entre les notions de R&D
et d’innovation. Trop souvent, les entreprises ne comprennent pas la
distinction entre la Recherche et le Développement – qui se
matérialise principalement par le recrutement de chercheurs,
d’ingénieurs au sein de bureaux d’étude – et l’innovation.
Le premier concept est une activité permanente, organisée de
l’entreprise. La seconde est le fruit d’actions bien plus
diverses, décentralisées, diffusées, protéiformes.
Elle ne se concrétise que très rarement sous une activité
spécifique (voir Hatchuel, Le Masson et Weil, 2001).
Toutefois, ce phénomène est en régression, les décideurs
prenant de plus en plus en compte les autres réalités de
l’innovation (servicielle, organisationnelle,
commerciale, managériale, sociale, etc.) ;
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La croyance dans le fait que la taille du
budget est l’unique variable sur laquelle jouer. Trop souvent,
dirigeants et financiers pensent qu’il suffit d’augmenter les
budgets dédiés à l’innovation (au sens large) pour
en augmenter symétriquement l’impact. Même si
l’argent reste à la base de l’innovation, augmenter le
premier ne suffit pas à augmenter le second. Il ne s’agit pas
tant d’investir beaucoup que de bien investir : le montant est
secondaire au regard de la manière d’allouer les capitaux. Ainsi
Kandibyn et Kihn
ont démontré qu’il n’y a pas de corrélation
forte entre le niveau d’investissement en R&D, la capacité
d’innovation et la rentabilité des firmes. Ce qui importe est
bien davantage la manière d’investir que le montant à
investir. Ces auteurs ont prouvé que les entreprises ont une
rentabilité marginale de leur R&D qui a tendance à baisser
si l’investissement en R&D croit.
Devant cette
situation, les directions générales les plus engagées,
volontaristes, doivent pouvoir engager deux séries
d’actions :
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Faire sauter les principaux verrous
listés ci-dessus (qui ne sont que quelques exemples de ceux
existants). Cela se matérialise souvent par la remise en cause de
dogmes et de normes sociales en vigueur au sein de l’entreprise :
décentralisation (sortir la fonction « Innovation »
des bureaux d’étude), acceptation de l’échec, remise
en question de l’utilisation des budgets liés à
l’innovation, réduction autant que possible des freins
bureaucratiques, etc.
-
S’inscrire dans une démarche
« d’exploration ». À l’opposé
d’une démarche d’exploitation qui vise à tirer au
maximum profit de produits et services que l’entreprise maitrise
parfaitement, il s’agit ici d’enclencher un processus
d’innovation sur des projets très incertains, presque inconnus.
Partir d’un embryon de technologie, d’idée ou de concept
pour ensuite se constituer les connaissances et compétences
nécessaire à la réalisation de l’objectif est
très utile. L’important n’est pas tant la
réalisation de l’objectif défini ex-ante (cela
n’arrive pour ainsi dire jamais) que le chemin parcouru pour y
arriver : les savoirs engrangés tout au long du processus
permettront, eux, la génération de nouveaux projets
d’innovations, non imaginés au départ.
Si,
malheureusement, les entreprises n’arrivent pas à
s’extraire de leur quotidien d’exploitation des activités,
le non-renouvellement de leurs gammes causera une baisse tendancielle des
taux de marges… et donc une fin inéluctable.
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