Qui n’est pas fasciné par Venise ? Voilà une ville hors norme qui a su
résister à tous les outrages du temps. Même au delà des grands palais des
anciens quartiers riches, les anciens quartiers populaires fascinent par leur
qualité visuelle. Pourtant, la ville fut construite sur une zone inondable,
et sa superficie gagnée sur l’eau à l’aide de techniques rudimentaires.
Quand on voit la facilité avec lesquelles les hommes d’aujourd’hui
construisent des quartiers ou des villes insupportablement laides et
socialement à la dérive, accumulations de constructions médiocres et de
fonctionnalités mal pensées, on en vient à se demander: “Serions nous capable
de recréer Venise aujourd’hui” ? Et la réponse est “non”. Nos villes et
quartiers modernes sont laids, alors que nos moyens techniques sont sans
commune mesure avec ceux du moyen âge ou de la renaissance.
Pourquoi les anciens d’Italie, d’une lagune inhospitalière, ont pu créer un
joyau, alors que nous peinons à embellir notre espace ? Que pouvons nous
apprendre du développement de Venise, du XIe au XVIIe siècle ?
Avertissment: Je ne prétends pas être exhaustif, et j’ai sûrement commis
des erreurs. Les informations en Français ou en Anglais sur le droit de
propriété vénitien ou le fonctionnement des commissions d’attribution de
permis de construire dans la Venise des doges, ne sont pas si faciles à
trouver, décrypter, et agréger. Mais je pense avoir a peu près cerné ce
qui a permis à Venise d’être la perle de la méditerranée. Je reste bien moins
sûr de moi quant aux raisons du relatif déclin de la ville à partir du XVIIe
siècle. N’hésitez pas à réagir ou commenter.
La république de Venise : un projet politique en réaction aux
brutalités féodales
Commençons par quelques éléments historiques sommaires.
La lagune de Venise était déjà occupée de quelques familles de pêcheurs à la
fin de l’empire romain. Mais le développement initial de la ville coïncide
avec les invasions des Huns, puis surtout celle des lombards, venus d’Europe
du Nord, et qui installent des pouvoirs féodaux très autoritaires dans la
vallée du Po et la Toscane, avant le tournant du premier Millénaire. De
nombreux italiens, notamment le clergé, fuient la cruauté des ducs lombards
et colonisent la lagune, avec dans l’idée de créer une société qui serait
l’anti-thèse de la féodalité. Rapidement, des institutions permettant
d’éviter le despotisme d’un seul apparaissent. Ainsi, le “Doge”, qui
personifie le pouvoir à Venise, n’a rien d’un souverain absolu. Il n’est que
l’émanation du “Grand Conseil”, lieu de définition collégiale des
orientations politiques dela ville. Et ce conseil n’est pas despotique: son
pouvoir est fortement encadré par des conseils des 6 grands quartiers de
Venise (“Sestiere”) et par plusieurs cours de justices spécialisées (cour
pénale, tribunal de la propriété, etc…) dont la mise en place débute dès le
Xe siècle et s’étoffe au fil des décennies.
Un droit romain modernisé par les savants de Bologne
Parallèlement, Venise se dote d’un “droit civil” permettant à tout un chacun
d’entreprendre, et notamment de se tourner vers le commerce maritime. Ce
droit fut d’abord inspiré de celui de l’époque romaine, remise au goût du
jour par les érudits (“glossateurs bolonais”) de l’université de
Bologne. Sa principale caractéristique est de prévoir une stricte égalité en
droit civil de tous les vénitiens, de protéger la propriété, et la liberté
d’entreprendre pour tous. Si le pouvoir politique reste initialement
confié aux “patriciens”, c’est à dire ceux qui donnent leur sang pour
défendre militairement la république, tout vénitien peut s’enrichir. Il en
résulte que Venise devient rapidement un creuset de prospérité.
Très vite, dès le XIe siècle, les institutions politiques issues de la
Noblesse se voient complétées d’institutions locales “populaires” où siègent
le pouvoir économique, qui créent un contre-pouvoir efficace aux tentations
hégémoniques que pourraient avoir certains nobles. Les mariages - Et l’argent
!- favorisent le mélange de la noblesse et de la haute bourgeoisie, donnant
de fait, dès le XIIe siècle, le poids politique le plus fort aux milieux
économiques.
La concurrence avec les autres villes d’Italie du Nord
La république de Venise, englobant la lagune et les villages côtiers
alentours, restera toujours indépendante du saint-empire romain germanique
dont l’hégémonie sur l’Italie du Nord ne s’amenuisera qu’à la fin du XIVe et
s’achèvera définitivement qu’après la fin du XVIe siècle. Cependant, dès l’an
992, l’empereur Otton III accorde à Venise les mêmes droits commerciaux sur
le territoire de l’empire que ceux des villes terrestres. Et très vite, les
villes du Nord vont s’inspirer de la modernité politique vénitienne pour
créer leurs institutions propres.
En effet, les empereurs du Saint Empire se rendent compte qu’ils ne peuvent
gérer l’Italie du Nord de façon centralisée depuis Aix la Chapelle. Ils vont
donc adopter rapidement des “lois de décentralisation” du pouvoir à leurs
vassaux, selon un schéma simple: chaque seigneurie, c’est à dire une ville
plus son aire alentours (Contado), devra verser une soulte annuelle à
l’empereur en échange de sa protection contre des envahisseurs extérieurs, mais
restera relativement libre de s’auto-administrer au plan local.
Soucieuses de ne pas se laisser décrocher par Venise, les cités lombardes
vont progressivement adopter des institutions calquées sur le même modèle,
permettant à un pouvoir économique de prospérer avec la noblesse. Cela
donnera une mosaïque curieuse de cités dont les milieux économiques vont
collaborer et échanger, pendant que les noblesses oscilleront entre périodes
d’alliances et de guerres, parfois interrompues par une incursion des maîtres
empereurs allemands pour remettre de l’ordre dans la province.
Ainsi, du Piémont à la Toscane, grandissent des villes qui sont
concurrentes dans un “marché commun”, sur lesquelles la tutelle germanique
lâche permet aux institutions de se développer et d’évoluer rapidement, et où
le droit “romain-bolonais” va devenir la base du droit civil. Venise
s’inscrira dans ce jeu de collaboration-compétition, bien que n’appartenant
pas au saint empire. La ville, qui a inspiré ses voisines, va à son tour leur
emprunter certaines expériences qui fonctionnent. Cette émulation
concurrentielle est certainement la base du succès économique et culturel de
l’Italie du Nord au cours de la première moitié du second millénaire.
Le sud de l’Italie (Royaume de Naples) et la Sicile ont eu moins de chance.
Du XIIe au XVe siècles, ils furent conquis et placés sous la domination des
ducs d’Anjou, qui y instaurèrent un système féodal des plus classiques, et
déjà fiscalement gourmand: ce n’étaient pas des français pour rien ! De nombreux
historiens situent là l’origine du retard économique irréversible pris par
l’Italie du Sud.
Droit de propriété, gestion saine et ingénierie financière moderne
Très vite donc, les villes du Nord adoptent des principes de gestion inspirés
des pratiques des commerçants les plus talentueux, qui vont dominer les
branches “populaires” des institutions des villes. Un exemple intéressant:
les villes se dotent pour la plupart d’un magistrat en chef indépendant des
seigneurs, sorte de “Directeur Général” avant l’heure, en charge
principalement de la direction de l’administration urbaine et de la
magistrature, avec une attention particulière portée à la bonne gestion des
deniers publics, généralement choisi pour une période courte (souvent un an,
pas plus !), venant d’une autre ville pour arbitrer les conflits de façon
neutre, responsable de ses fautes sur ses biens propres, et rémunéré en
fonction des résultats de sa gestion, appelé le “Podestat”.
Au début du XIIe, dans les villes lombardes, le Podestat est souvent allemand
et désigné par l’empereur, mais rapidement, des magistrats italiens prennent
leur place, commençant leurs carrières dans de petites villes rurales et
accédant, pour les plus doués d’entre eux, au rôle de “Podestat” des villes
phares comme Milan, Florence, Gênes, etc… Venise, bien que n’appartenant pas
à l’empire, s’inspirera du système du podestariat pour diriger son
administration. Venise nommera peu de podestats “étrangers”, contrairement
aux villes de l’empire, mais en revanche, elle fournira de nombreux podestats
aux villes terrestres (154 podestats originaires de Venise sont recensés en
Italie du Nord entre 1200 et 1350), les plus renommés d’entre eux revenant
parfois tenir cette fonction à Venise.
On peut également noter qu’à partir du XIe siècle, les lombards et les
vénitiens développent une ingénierie financière des plus modernes: marchés de
changes, négoce à terme des récoltes, prêts hypothécaires, baux immobiliers
de toutes natures (classiques ou emphytéotiques), comptabilité, assurances
maritimes, banques privées modernes…
La prééminence des milieux économiques dans les organismes de pouvoir, la
compétence économique des décideurs, et la supervision d’un podestat
indépendant, orientent les investissements publics vers la recherche de
l’efficacité. Cela n’empêche pas la république de connaître parfois des
difficultés financières, notamment lorsque ses campagnes militaires se
soldent par des défaites. Les autorités de la république n’hésitent pas à
prélever des impôts exceptionnels lourds ou des emprunts “obligatoires”,
principalement sur les familles les plus riches, lorsqu’une guerre doit être
financée. Mais les autorités de Venise ont semble-t-il toujours eu la sagesse
de supprimer ces prélèvements exceptionnels une fois la paix revenue. On ne
peut guère en dire autant de nos états actuels…
Il faut noter que très vite, la prospérité de Venise ne s’est pas appuyée
seulement sur sa force maritime, même si elle fut le socle de sa réussite.
Venise fut aussi un des premiers centres “pré-industriels” de l’Italie du
Nord (arsenaux, textile), et si l’imprimerie n’y fut pas inventée, c’est à
Venise que Manuzio miniaturisa l’invention de Gutenberg et créa les premiers
livres de voyage et de poche, permettant à la ville s'accroître son rayonnement
culturel. Venise fut le premier centre européen de la production de livres à
la fin du XVe et au XVIe siècle.
Enfin, le droit de propriété sera bien mieux respecté en Italie du Nord que
dans le reste de l’Europe pendant toute la première moitié du second
millénaire. Les italiens manient à merveille les concepts romains de nue
propriété, de jouissance et d’usufruit, et définissent des conditions
d’aliénation de la propriété très stricts. Ainsi, pas question pour les
pouvoirs locaux d’exproprier quelqu’un pour une lubie publique. Venise se
dote très vite de tribunaux spécialisés en droit de la propriété (Giudici del
proprio puis Giudici del piovego), chargés de défendre les intérêts de tous
les propriétaires notamment contre tout abus de force des riches ou des
puissants, mais aussi de faire appliquer au niveau paroissial les décisions
d’urbanisme prises par les sestiere ou le grand conseil à partir des
meilleures expériences au niveau local. C’est cette rétroaction constante
faite de pouvoirs et de contrepouvoirs entre, d’une part, les paroisses, les
quartiers, et le grand conseil, et entre ordres exécutifs et ordres
judiciaires, d’autre part, qui permet à la ville de grandir entre initiative
individuelle et minimum de coordination décentralisée entre ces initiatives.
La question foncière à Venise
A Venise, il y a très peu de foncier “naturel”. Le foncier est créé par gain
sur la lagune, des pieux de bois étant plantés dans la vase et assurant la
stabilité des constructions (l’eau de mer protège les troncs d’arbres de la
putréfaction). On considère généralement que la progression vers la Lagune
commence bien avant l’an mille, lorsque le centre ville quitta son premier
berceau historique de l’île de Torcello.
La surface gagnée sur l’eau est estimée à 130 ha au Xe siècle, et progressera
jusqu’à 544 ha mesurés lors de la création du cadastre par Napoléon. Il est
vrai qu’il n’y avait personne au dessus des vénitiens pour condamner
“l’étalement urbain” ! On imagine sans peine qu’aujourd’hui, si des visionnaires
voulaient rebâtir Venise dans la lagune d’Arcachon, tous les fonctionnaires
de la république, toutes les associations écologistes, saisiraient les
tribunaux et feraient interdire ce projet, qualifié de scandale
environnemental.
Il n’est d’ailleurs pas rare, au début de l’expansion de la ville, que
l’investisseur du foncier ne soit pas le même que le bâtisseur. L'emphytéose
(le droit à construire sur terrain d’autrui à travers un bail dit
“emphytéotique”) est une forme de propriété courante, bien que non
majoritaire. Cette pratique tendra à voir sa part de marché se réduire
progressivement au cours des siècles, car elle crée trop de complications
juridiques sur le long terme. Mais elle a sans doute favorisé la profondeur
de la réflexion sur les instruments du droit de propriété dans la ville,
généralement considéré comme particulièrement évolué et moderne pour
l’époque.
Retenons simplement qu’à Venise, l’étalement urbain est difficile pour des
raisons techniques qui entraînent des coûts élevés de “viabilisation”, mais
pas pour des questions administratives. Sous réserve qu’un projet obéisse aux
plans d’expansion des canaux négociés entre les quartiers et le grand
conseil, les tribunaux n’ont pas de raison juridiques de l’interdire, hors
problèmes techniques.
L’urbanisme “bottom up”, géré comme un assemblage de copropriétés
A Venise, le pouvoir est fortement décentralisé. Notamment, ce sont 71
paroisses, dont certaines comptent moins de 500 âmes, qui gèrent les règles
de construction et d’utilisation de l’espace, habitations ou commerces.
Chaque paroisse se gère, en quelque sorte, comme une assemblée de
co-propriétaires, et dispose de sa place centrale, avec ses commerces, points
de rencontre, et bien entendu, son église. Cependant, dès la fin du XIe
siècle, les vénitiens éprouvent le besoin de faire coopérer les paroisses
entre elles: 6 puis 7 quartiers (Sestiere) sont créés, qui sont ceux de
la Venise actuelle, dotés de conseils qui font adopter par le conseil majeur
les premiers “plans d’alignement de façade” avant la fin du XIe siècle, et
planifient le tracé des nouveaux canaux. Puis des tribunaux spécialisés, les
“Juges du piovego”, seront, à partir du milieu du XIIIe siècle, chargés
d’attribuer des permis de construire, et de gérer les différends de
voisinage. Cependant, pas question de zonage centralisé ici: les tribunaux ne
sont pas là pour censurer la volonté de construire, mais pour s’assurer que
tout construction respecte le voisinage et des normes évidentes de sécurité
pour une zone inondable.
Cette organisation urbaine polycentrique où les paroisses, puis les
quartiers, conserveront la primauté des décisions d’aménagement sur le
“pouvoir central” des doges, perdurera au moins jusqu’au XVIIIe siècle. Si la
forme urbaine de la ville est quasiment acquise au début du XVe siècle,
l’insolente prospérité de la ville permet un renouvellement important du
bâti: Alors que dans les phases initiales, seules les cathédrales et certains
bâtiments ducaux ont été construits en pierre, la période de la renaissance
verra le remplacement des habitations de bois par des constructions en dur,
moins sensibles au feu. C’est durant ces siècles que furent bâtis non
seulement les palais somptueux si prisés des touristes, mais aussi les
quartiers plus populaires qu’il fait bon découvrir lorsque l’on veut sortir
des sentiers battus.
“Coopétition” : concurrence et collaboration
La “compétition coopération” entre paroisses et quartiers aboutit à une forme
urbaine aussi classique qu’elle puisse l’être dans un lieu aussi atypique:
près du palais des doges (quartier san Marco), et du Grand Canal, lieux de
pouvoir et de prestige, se développent des palais somptueux habités par de
riches patriciens ou bourgeois. Plus on s’éloigne du centre et plus l’habitat
se fait populaire. Mais la compétition entre quartiers fait que les
propriétaires des quartiers populaires, soucieux d’attirer du monde, ne
construisent pas du toc, et s’inspirent, en moins chargé, du style
architectural des quartiers les plus huppés.
Bâtisseurs investisseurs de long terme
Venise est essentiellement un marché locatif. La proportion de propriétaire
occupants n’excèdera jamais, jusqu’au XVIIe siècle, les 20%. Les vénitiens
sont des gens voyageurs, et surtout, les villes italiennes se caractérisent
par une rotation importante de la population: des artisans, des petits
commerçants, s’en vont et viennent au gré des contrats et des opportunités
d’affaires. A ce compte là, posséder son logement n’est pas nécessairement
rentable. Ajoutons que, la vie étant courte, les banquiers préfèrent prêter
aux familles dont les héritiers pourront assumer la succession.
Le droit de propriété connait à Venise une unique entorse, mais d’importance:
à la mort du premier propriétaire, l’enfant aîné hérite, mais si ce héritier
veut revendre, les membres de la fratrie disposent d’un droit de préemption
dans l’ordre du droit d’ainesse. Non seulement ce dispositif est source de
conflits intra familiaux, mais la revente d’un bien immobilier nécessite
parfois des années avant d’être concrétisée. La propriété occupée ou mise en
location n’intéresse donc que les patriciens ou les très riches commerçants
désireux d’afficher leur statut social, mais la classe moyenne est plutôt
réticente à accéder à la propriété foncière. Il est à noter que ce dispositif
de préemption familial est très peu répandu dans le saint empire
romain-germanique voisin, ce qui peut expliquer une certaine “fossilisation”
de la propriété vénitienne dans le temps, comparée à ses concurrentes. Ainsi,
le nombre total de propriétaires dans la paroisse de San Polo, régresse de
330 à 268 entre 1582 et 1740.
La conséquence de ces dispositions est que les bâtisseurs s’inscrivent dans
une perspective d’investissement locatif et de possession à long terme de
leur patrimoine, ce qui explique sa qualité initiale, et son bon état de
conservation dans le temps, même s’il n’y a pas de miracle, la ville connaît
aujourd’hui, un millénaire après le début de son essor, de gros soucis de
conservation au niveau de ses fondations.
Le déclin de Venise
Si Venise fut un des phares de l’Italie, la plupart des historiens datent son
déclin relatif à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Je n’ai trouvé
aucune analyse exhaustive, non superficielle, et exploitable, des causes du
déclin de la ville. Tout au plus ai-je pu recueillir quelques éléments ici et
là, mais sans certitude d'être exhaustif ou d’avoir pu isoler le point clé.
Tout d’abord, des facteurs conjoncturels extérieurs ont joué. Le schisme
entre catholiques et protestants a conduit, en Italie comme ailleurs, une
partie des élites attirées par le protestantisme à fuir vers l’Europe du
Nord, qui est devenue une concurrente redoutable pour les industries
italiennes. La France et l’Espagne n’ont pas été épargnées par cette montée
en puissance du monde anglo-saxon. En outre, le développement international
du mercantilisme ibérique, britannique et Français a rendu plus difficile
d’accès certains débouchés commerciaux aux villes d’Italie. L’hyper
décentralisation des pouvoirs italiens, et donc l’absence de vrai pouvoir
central, qui fut une force dans la période précoloniale, empêcha l’Italie de
se mêler au partage du monde entre puissances coloniales. Le bilan économique
du colonialisme fut certainement négatif à long terme pour les colonisateurs
eux mêmes, mais il commença par pénaliser les petites puissances
commerciales.
Passons maintenant aux facteurs strictement vénitiens. Car si l’Italie fut
touchée la concurrence du Nord, Venise perdit de sa superbe face aux autres
cités italiennes.
Deux épidémies de peste ont amputé Venise du quart de sa population, en 1576
et 1630. Venise s'est relevée de la première, la population en 1620 dépassant
celle de 1576 (avec pratiquement 200 000 habitants), mais pas de la seconde,
qui semble marquer le début du déclin politique et économique de la ville.
En réaction aux colonialismes précédemment décrits, Venise s'engagea peu
après la seconde grande épidémie, dans une guerre de type colonial
longue et coûteuse pour le contrôle de la mer Egée, guerre qu’elle perdit
finalement. Enfin, le XVIIe siècle fut commercialement moins ouvert que ses
prédécesseurs, le monde oscillant entre acceptation de la globalisation
naissante, et protectionnisme. Venise n’échappa pas à cette hésitation.
On peut noter qu'après 1630, un impôt ancien, le "decime"
(dixième), qui jusque là ne frappait que les produits des rentes (loyers
immobiliers ou agricoles) fut étendu sur les intérêts des prêts hypothécaires
(Livello) et sur certains résultats commerciaux pour financer ces campagnes,
et les archives fiscales de la ville suggèrent que cet impôt à joué un rôle
dans la dégradation de sa compétitivité. Ce n’était pas, loin s’en faut, la
première fois que Venise dut financer une campagne militaire. Mais le fait
que la ville ait dû considérablement augmenter sa base fiscale pour financer
celle ci laisse penser que le financement de ses tâches publiques ordinaires
avait pris trop d’importance, signe d’un gonflement excessif de la
bureaucratie au cours du temps. Ce phénomène d’expansion bureaucratique étant
universel, on peut supposer qu’il s’est produit aussi à Venise, mais je ne
puis l’affirmer avec certitude, faute d’avoir identifié des sources analysant
les institutions sous cet angle.
Enfin, il est à noter que l’urbanisation de Venise semble atteindre un palier
à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle: les sestiere ne s’étendent
plus aussi rapidement vers la Lagune, et la densification urbaine ne peut
guère dépasser certaines limites physiques technologiques: la ville est bâtie
sur des pieux qui ne peuvent supporter un poids trop élevé. Toutefois, je
n’ai pas été en mesure de découvrir avec certitude si ce palier de
développement est lié à des contraintes physiques (On peut supposer que
Venise s’est développée d’abord sur les parties de la lagune les moins
difficiles à conquérir), ou au manque d’intérêt de nouveaux investisseurs
pour développer de nouvelles ressources foncières sur l’eau. Combiné à la
faible rotation de la propriété (cf plus haut) liée à l’existence de la
préemption familiale, on peut supposer que Venise a perdu son pouvoir
d’attraction et son image de tremplin pour la réussite sociale pour les
nouveaux entrants.
La conséquence de cette limitation est que les industries ayant besoin de
grandir quittent la ville, et s’installent soit dans les terres fermes de la
république, autour de la lagune, soit… ailleurs, et que les recettes de la
république en souffrent.
La lagune, autrefois protectrice, est devenue un facteur limitant de la
capacité d’expansion économique. Cependant, aucun des facteurs de déclin ci
dessus évoqués, ne saurait constituer une remise en cause des facteurs de
succès initiaux: la géographie de Venise est ce qu’elle est, et les
entreprises guerrières inappropriées ne sont certainement pas propres à
certaines formes d’organisations des institutions urbaines !
Les leçons à tirer du succès de Venise
Quelles leçons peut on tirer du succès de Venise ?
$1- Le pouvoir était local.
Pas de bureaucrate d’une lointaine capitale pour imposer un “PLU” ou une loi
“SRU”
$1- Localement, la décentralisation du
pouvoir et son fonctionnement “bottom up”, de la base vers l’élite, était la
règle. Ceux qui formaient les décisions étaient les premiers
concernés par leurs conséquences.
$1- Venise était en concurrence
avec les villes de la terre ferme, de Milan à Florence en passant par Gênes:
les gouvernants devaient en tenir compte pour ne pas se laisser décrocher et
devaient gérer la ville avec le bon compromis entre dynamisme essentiellement
privé, et sagesse.
$1- Les quartiers et paroisses de Venise
étaient en concurrence entre elles: là encore, les conseils
locaux devaient tenir compte de ce contexte concurrentiel et gérer
intelligemment leur zone de pouvoir en conséquence. Mais des institutions
inter-paroissiales (sestiere) permettaient ce qu’il fallait de coopération
pour que la compétition ne soit pas anarchique. Le grand conseil et les doges
n’intervenaient que pour les grands investissements stratégiques.
$1- Sa gouvernance était d’une rare
modernité pour l’époque: les pouvoirs et contre-pouvoirs y étaient répartis
entre diverses entités représentant des parts diverses de la population, les
gardes fous contre l’absolutisme y étaient fonctionnels.
$1- L’étude des registres fiscaux de la
ville, admirablement conservés, montre que les techniques financières avaient
atteint un haut niveau de maturité.
$1- Le droit de propriété
était moderne, et le droit de préemption public très encadré: les
propriétaires pouvaient développer le marché immobilier (essentiellement
locatif) en toute sécurité juridique.
$1- Si l’égalité politique était loin
d’être atteinte, les différences entre noblesse et “popolo” se sont réduites
au cours du temps. En revanche, l’égalité en droit civil, et devant
le droit d’entreprendre, était totale. Venise ne fut pas totalement
épargnée par certaines formes de corporatisme au cours de son histoire, mais
celui ci n’atteint jamais les niveaux de contrôle sur les secteurs
économiques du voisin français. La liberté d’entreprendre fut toujours la
règle et ses entraves l’exception dans la république de Venise. Venise fut
donc prospère et a permis à la classe entrepreneuriale de prendre de
l’importance politique, ce qui assura une gestion saine des deniers et des
investissements publics.
$1- La gestion des finances publiques
était confiée à des magistrats responsables de leurs fautes sur leurs
bien propres. D’une façon générale et à tous les échelons publics ou
privés, le droit italien de la responsabilité était fonctionnel: comme dirait
l’essayiste Nassim Taleb, “les parties prenantes des décisions privées ou
publiques mettaient leur peau en jeu”. L'étude du développement de la
ville montre que les doges et leurs conseillers géraient la ville plus comme
une entreprise que comme un fief politique, quand bien même les jeux
politiciens n'étaient pas absents des luttes pour le pouvoir, lesquelles
pouvaient être particulièrement violentes.
$1- Les permis de construire
accompagnaient l’acte de la construction, fixaient des normes (solidité,
privauté, alignements) mais n’étaient pas conçus pour l’empêcher et
laissaient aux architectes une forte liberté de création… En revanche, les
commanditaires des architectes, tout en souhaitant démarquer leurs
constructions de prestige de celles de leurs voisins, étaient généralement
assez conservateurs, d’où l’impression d’unité de style dans la variété des
détails que dégage la cité.
Toute la finesse des institutions vénitiennes est d’avoir permis un équilibre
entre initiatives individuelles et coordination nécessaire mais sans excès de
ces initiatives, combinant une démocratie locale très décentralisée et
application de quelques principes de bon sens. Chaque paroisse planifiait son
développement, mais en concurrence avec d’autres, et devait donc le faire de
façon intelligente, souple pour pouvoir réagir aux changements
d’environnement, et avec comme indicateur de réussite le rendement des
investissements consentis.
Dans une
seconde partie à paraître demain, nous tenterons de déduire, du succès
vénitien et de nos échecs, quelques pistes pour faire évoluer notre droit
urbain