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Wallace, Idaho – Maman est morte
aujourd’hui. Mon cher père, mes frères et moi avons
demandé aux médecins qui s’occupaient d’elle de
débrancher les machines qui la maintenaient en vie. La crise cardiaque
dont elle a souffert dimanche soir l’a forcée à laisser
derrière elle son cerveau, son cœur, ses reins et son foie, et ce
qu’il en restait n’était pas joli à voir.
Nous avons
tenu les mains de son corps pris de convulsions, la conséquence
naturelle d’un cerveau privé d’oxygène. Ses
paupières clignaient par intermittence. Il n’était plus
possible de voir la vie en elle. J’ai dit à mon
père : ‘Elle n’a pas l’air de passer du bon
temps’. Il a acquiescé. Retirez-lui ces foutus tuyaux, apportez
de la morphine ! Deux heures plus tard, à 13h11, en ce
onzième jour du dixième mois de 2011, la partie était
terminée.
Il n'est pas
techniquement possible de parler d’euthanasie. Les médecins
appellent ça ‘meurtre par compassion’. Et je m’en
vais, moi, le plus âgé des fils, suivi de mon extraordinaire
père et de mes deux frères, je m’en vais, n’ayant
pas conscience de la réalité de la scène qui vient de se
produire sous mes yeux : j’avais demandé sa mort, parce que
l’autre alternative semblait si pénible – Pour qui ?
Pour moi ? Pour elle ? Pour papa ? Pour Marc et Andrew ?
Avant de
prendre la terrible décision de ce matin, Shauna,
papa et moi nous sommes rencontrés avec son médecin et
d’autres internes. Ils étaient tous si jeunes ! Plus jeunes
encore que le paraissaient autrefois les hôtesses de l’air.
Après qu’ils nous avaient présenté les solutions
macabres qui s’offraient à nous, je les ai regardé et
leur ai dit ‘J’ai deux fois votre âge, et vous pensez que
vous êtes prêts pour une situation comme celle-ci. Vous ne le
serez jamais’. Parce qu’ils font face à des situations de
ce type tous les jours, ils respirent cette espèce de
désintéressement que l’on peut également voir dans
les yeux d’un pilote de ligne qui a traversé l’Atlantique
plus d’une trentaine de fois par an. Je ne les envie pas.
Que pourrai-je
bien vous dire à propos de ma mère qui puisse vous
intéresser? Je me sens un peu comme un vieil homme qui fait tourner
les photos de ses petits-enfants au bistro. ‘Ils sont beaux’,
disent les gens poliment. Je ne peux toutefois m’empêcher de dire
qu’elle était la mère la plus merveilleuse qu’un
homme puisse avoir, une Phi Beta Kappa de Berkeley (c’est là que
mes parents se sont rencontrés, lors d’un conseil de classe), et
une âme radicale. Quand nous avons déménagé de San
Francisco à Nanaimo, BC, elle a rendu la vie difficile à des
bûcherons locaux qui coupaient des arbres pour améliorer la vue
sur mer d’appartements en construction.
Mes parents
faisaient partie du Sierra Club, qui combattait au départ pour la
protection des séquoias de Californie. Ils quittèrent le groupe
lorsque ce dernier fut rattaché au parti Démocrate et
commença à s’en prendre physiquement aux employés
des forêts, des mines et des poissonneries qui faisaient de Nanaimo ce
qu’elle était. Etant originaire du Minnesota, elle savait
reconnaître ce qui avait de la valeur.
Sous sa
tutelle, mes frères et moi avons élevé des poulets, des
dindes, et même un cheval. Elle était une organisatrice
née, qui ne supportait pas la vue d’un enfant qui
s’ennuie. ‘Vas jouer dehors ! Fais quelque chose ! Ou
aide moi à faire la vaisselle !’ ordonnait-elle. Elle
organisait des jeux avec les enfants du quartier, des jeux de balle, des
parties de pêche, des aventures à la nage. Si le temps ne le
permettait pas et que nous nous retrouvions coincés à
l’intérieur par un vent de Sud-Est qui remontait du détroit
de Géorgie, nous nous voyions offrir deux options : l’aider
à s’occuper de la maison ou lire un livre dans le calme. Et
quand je dis livre, je ne parle pas de bandes dessinées ou de contes
d’Hardy Boys. J’ai appris à lire Orwell, Clemens,
Melville, Asimov, Hardy, Wells, Dickens et l’ancien et le nouveau
Testaments pour ne pas avoir à manier le balai. Quand le livre de
Norman Maclean ‘A River Runs Through It’ fut publié en 1992, elle
s’est empressée de m’en envoyer une copie, avec une note
au sujet du fils renégat du ministre devenu alcoolique et accro aux
jeux. Et elle m’a dit : ‘Il (Paul) me fait penser à
toi’.
(C'est l'un
des cadeaux qu'elle m'a fait et sur lequel je pourrais m’étendre
des heures. Encore aujourd’hui, je me plonge avec envie dans des livres
quand Shauna passe l’aspirateur dans la
maison, et je me sens comme si c’était moi qui faisais le
travail de Dieu). J’avais également convaincu ma mère de
lire la série hilarante de Dalziel et Pascoe, écrite par
Reginald Hill. Elle m’a remercié avec une première
édition signée de P.D. James.
A l’adolescence,
alors que nous, les fils, prenions de la distance avec notre famille, nous
restions toujours connectés par les livres. Ce n’est
qu’alors qu’elle approchait des soixante-dix ans, et moi des
cinquante, que ma mère et moi avons à nouveau entretenu une
relation humaine normale. Nous n’avons cependant jamais cessé de
lire.
L'an dernier,
et pour la première fois, mes parents se sont rendus au banquet Silver Baron du Silver Summit, et ils ont ri à s’en tenir les
côtes en écoutant le discours du réalisateur Phelim McAleer, le pire
cauchemar de tout mouvement environnementaliste, devenu directeur du Sierra
Club. Le plus grand honneur de ma vie fut ce soir-là de
présenter mes parents à la communauté de l’argent.
Et maintenant,
maman n’est plus de ce monde, et il n’y a rien que je puisse
faire contre cela. Mais je ne l’ai pas perdue pour autant, j’ai
acquis un nouveau guide spirituel. Et sa mort me rappellera toujours à
quel point la famille est précieuse. Si vous le pouvez, embrassez
votre mère. Et si vous ne le pouvez pas, embrassez son esprit. Ou, en
son honneur, lisez un bon livre.
Maman a
toujours aimé le chant des sturnelles des
prés. Et tant que j’en entendrai le chant, je saurai
qu’elle ne m’a pas quitté.
Selah
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