Si vous lisez des choses intéressantes et sensées, vous ne connaissez
probablement pas Bernard Stiegler. Parfois, une
petite pause-rigolade est nécessaire pour se décontracter de toutes ces
choses intéressantes et sensées qu’on lit avec application. Et c’est là que
Bernie la Philo entre en jeu. Ce qui tombe bien, c’est qu’il a récemment
pondu un recueil de ses meilleures blagounettes sur
le Front National au titre violemment évocateur de « Pharmacologie du
Front national » et qu’il en parle abondamment dans un article sur Atlantico. Poilade.
Avant d’essayer de décrypter les pitreries de Bernie, il faut se rappeler
qu’il n’en est pas à son premier essai. C’est à la fois un habitué de la
production piposophique industrielle et un familier
de ces colonnes puisqu’on se souvient de son acoquinement avec Philippe Mérieu qui lui avait permis d’exsuder un pesant ouvrage
sur l’éducation, « L’école, le numérique et la société qui vient ».
(Oui, Notez que c’est bien le titre, qu’il n’y a eu aucune retouche photo,
c’est du brut de décoffrage, c’est comme ça, paf, direct, dès la couverture
on assomme l’unique lecteur du livre). Il manque un peu de pandas et des
chats mignons, mais on a déjà un beau pot-pourri de ce qu’on peut faire en
matière de gloubisophie de combat.
Cette fois-ci, Bernie a donc choisi de nous entretenir du Front National
et il a décidé de sortir un livre pour lutter. C’est un livre de combat. Tout
comme les grenades existent en plusieurs modèles (défensives, offensives et à
plâtre), Bernie nous fait un livre modèle de combat, version offensive (et à
plâtre aussi) : le poids et la taille de l’ouvrage permettent de le lancer
vivement en direction d’un groupe de frontistes, par exemple. Et sinon, on
peut aussi le lire, à l’occasion.
Et là, stupéfaction : on découvre qu’on nous a menti. Dans les années 80,
le Front National ne s’est pas développé grâce à Mitterrand et au Parti
Socialiste qui auront agité, à qui mieux-mieux, l’épouvantail du racisme par
le truchement de SOS Racisme. Non ! Rien à voir. Bernard, il a tout compris :
si le FN s’est à ce point développé, c’est parce que Jean-Marie se faisait
passer pour Ronald. Oui, le père Le Pen voulait selon notre piposophe se faire passer pour le Reagan français.
Fichtre.
Et cela continue avec Marine : la fille a masqué le discours ultra-libéral
fondamental du FN. Eh oui. Ce fameux discours ultra-libéral à base
d’intervention étatique à tous les étages. Ce discours ultra-libéral de
fermeture des frontières que notre vaillant piposophe,
armé de ses dix doigts, aura découvert après une longue fouille sous l’épais
nationalisme étatique buissonnant qu’il admet lui même
trouver aussi dans le parti d’extrême-droite, dans un touchant aveu de
confusion mentale difficile à décrypter dans sa tornade de termes compliqués.
Fichtre².
Et comment le FN arrive-t-il à camoufler son ultra-libéralisme galopant
derrière tout ces gros nuages de fumée étatiste ? Eh bien il lui suffit
d’instiller, je cite, « la perte du sentiment d’exister ».
Ici, Bernard est un peu confus (trois fois rien, mais tout de même). Il fait
quelques gestes vagues de ses mains pendant que ses yeux fixent le plafond.
Il ne faut pas se perdre dans un détail, au risque, justement, de perdre ce
sentiment d’exister.
(À tout hasard, j’encouragerai cependant Bernard à propulser l’une de ses
tempes sur un coin de table : le sentiment d’exister, même très très perdu, reviendra alors très très
vite.)
Mhoui vous la voyez la bonne grosse louchée de
n’importe quoi ? Non ?
Je vous réexplique, c’est très simple : selon Bernard Stiegler,
ce phare de la pensée moderne passé en mode stroboscopique (attention : l’utilisation
prolongée peut provoquer migraines & hallucinations), le Front National
est comme ces spécialités laitières industrielles un peu louches dans
lesquelles on trouve une couche de yaourt insipide qui camoufle un coulis
translucide de fruits indéterminés : sous une (abondante) couche d’étatisme
et de nationalisme se cacherait un (délicieux ?) coulis d’ultra-libéralisme
au contenu garanti en bifidus. Bifidus d’ailleurs si actif qu’il a
manifestement beaucoup trop facilité le transit intestinal de Bernard qui en
a mis partout dans son livre.
On comprend que pour avoir découvert ce fameux coulis, le Bernard a du
s’avaler des litrons de yaourt fadasse, ce qui n’est pas sans conséquence sur
sa propre production intellectuelle. Ce fut un sacerdoce, mais, au bout d’une
telle épreuve, le Professeur Stiegler a trouvé (en
plus du coulis d’ultra-libéralisme avec de vrais morceaux de capitalisme
illimité dedans) un moyen pour combattre le FN ! En somme, Stiegler a trouvé une solution (pas aqueuse,
manifestement) pour dissoudre le FN dans son analyse. C’est très fort. Et sa
« solution » est simple : il faut élaborer une alternative au parti
d’extrême-droite.
Eh oui : finalement, les idées les plus connes
simples sont les plus bankables
efficaces pour notre piposophe gobeur de yaourts à
coulis. Et d’après lui, elles marcheront d’autant mieux que les électeurs du
FN sont des abrutis. Oh. Pardon. Non. Ce n’est pas ce qu’il laisse comprendre
puisqu’il nous dit en réalité que ces électeurs « souffrent plus que
les autres d’une bêtise qui nous affecte tous » (autrement dit :
« on est tous également bête, mais ça se voit plus chez eux que chez
moi » – Confidence pour confidence, mon brave Bernard, c’est raté.)
On peut cependant se demander pourquoi aucune alternative ne semble
émerger au point qu’il faille faire appel à Bernie la Philo. Pourquoi ni le
Parti Socialeux (rires sur la droite), ni l’Union
pour un Mouvement Perpétuel (rires sur la gauche) ne peuvent se poser en
alternatives crédibles à l’abhôminable Front
National ? Selon Stiegler, c’est très simple :
c’est parce que tout le monde a arrêté de penser :
« Cela fait 30 ans que le monde intellectuel a cessé de penser et de
critiquer tout cela. Une sorte de complicité moite et parfois même poisseuse
s’est installée. »
Pourquoi s’est-il arrêté ?, peut-on immédiatement poser comme question à
notre piposophe. Question à laquelle il répond par
un Niagara de références et de name-dropping qui,
même poussé dans le décodothron donne ce qui suit
et qui n’est pas encore bien clair :
« Parce que. Parce que bon. Parce que en fait tu vois Adorno,
Horkheimer, Foucault et Deleuze et je relance d’un Dérida et youplaboum je t’embrouille et je conclus par Milton
Friedman et kamoulox. Comment je t’ai emballé le
truc. Ahem. Oui enfin disons que si plus personne
ne pense, plus aucun philosophe de gauche (sauf moi, bien sûr) n’essaye de
comprendre pourquoi le FN s’est à ce point développé, c’est à cause, bien
sûr, de l’ultralibéralisme et du méchant consumétisme
débridé et tout le tralala. »
Oui, sa petite fixette sur l’ultralibéralisme et le nuage de mots rigolos
qu’il a confectionné en s’enfilant son yaourt ressemble de plus en plus à un
trouble obsessionnel compulsif, mais voilà : ça marche suffisamment pour lui
valoir une place au chaud dans l’un ou l’autre organisme étatique (que
l’ultralibéralisme / le consumétisme / le
capitalisme n’a pas réussi à démanteler, apparemment)…
Je résume : sous une énorme couche d’étatisme, de nationalisme et de
socialisme, le Front National est ultra-libéral. Il n’y a pas d’alternative
crédible actuellement. Il faut lutter, par exemple en écrivant un livre. Et
si rien n’est fait, eh bien le FN sera au pouvoir en 2017. Enfin,
« sera », il y a encore quelques incertitudes :
Le facteur d’improbabilité des issues est alors extrêmement grand, ce qui
fait que tout est possible à travers le jeu de grandes tendances.
Eh oui, c’est comme le loto, m’ame Ginette, à
mi-chemin entre le ptêt-bien que oui et le ptêt-bien que non, c’est là que s’ébat joyeusement le piposophe politique dont plus rien ne rattache la pensée
avec une quelconque réalité de terrain. Ce qu’il confirme d’ailleurs avec
cette tirade, d’un optimisme béat assez affolant :
Je pense que le président de la République et le premier ministre sont
capables de tirer les leçons de trente ans d’errance
Ou pas. Il faut bien comprendre que tous ces « facteur
d’improbabilité des issues » qui se mêlent dans une grande partouze
cosmique de variable multivaluées, ça rend tout
bizarre et il devient très difficile de prédire quelque chose, surtout
l’avenir. Le plus drôle est qu’alors même que Stiegler
étale son inculture crasse du libéralisme et sa compréhension franchement différente
de la politique française, un autre article, sur le même site nous apprend que les
Chinois ont eux ouvertement choisi plus de
libéralisme pour sortir leur nation de la pauvreté.
Comme tant d’autres en France, Stiegler démontre
qu’il n’est pas du tout outillé pour comprendre la montée du FN. Il ne voit
pas que ce parti est devenu l’exutoire, le défouloir de tant de Français
lassés de l’autisme permanent et entretenu par toute une classe politique au
sujet de leurs problèmes. Il ne voit pas non plus que ce parti n’a jamais eu
de colonne vertébrale idéologique solide : tant le père que la fille le
conduisent comme on conduit un esquif dans la tempête politicienne française.
On ne peut pas retirer aux barreurs une certaine dextérité, mais le cap a
toujours été secondaire puisqu’il s’est toujours agi d’être dans le sillage
des grands partis pour récupérer leurs naufragés, déçus et cocus des
promesses toutes aussi débiles les unes que les autres qu’ils n’ont pas
arrêté de faire pour se maintenir au pouvoir.
Et tout l’avantage du FN réside justement dans le fait qu’il n’a jamais
été au pouvoir : il est dès lors bien plus facile de vendre du rêve, de
la non-compromission, des idées dites neuves puisque de toute façon, on ne
les entend pas dans les autres partis. Ce que Stiegler
refuse de voir, incapable d’envisager le monde autrement que noyé dans le
libéralisme, c’est que le FN est un parti qui, s’il avait très vaguement des
velléités libérales dans les années 70, les a progressivement toutes
abandonnées pour ne plus être qu’un parti nationaliste et parfaitement
socialiste, en témoigne le nombre de sympathisants et encartés PC et PS
ouvertement passés dans les rangs FN.
Et c’est précisément parce que c’est un parti socialiste comme tous les
autres, parce que Stiegler réclame encore plus de
socialisme, et parce que lui comme les médias fustigent le libéralisme qu’on
ne trouve aucune alternative audible.