|
Au siècle des Lumières, dans les années où
les Nord-Américains fondèrent leur indépendance, et
quelques années plus tard quand les colonies espagnoles et portugaises
se transformèrent en nations indépendantes, la mentalité
dominante dans la civilisation occidentale était empreinte
d'optimisme. En ces temps-là, les philosophes et hommes d'État
étaient tous pleinement convaincus qu'ils vivaient les débuts
d'une ère de prospérité, de progrès et de
liberté. Les gens espéraient fermement que les nouvelles
institutions politiques – les gouvernements représentatifs
établis constitutionnellement en Europe et en Amérique –
feraient merveille, et que la liberté économique
améliorerait indéfiniment les conditions d'existence de
l'humanité.
Nous
savons bien que certaines de ces perspectives étaient trop optimistes.
Il est certainement vrai que nous avons constaté, aux
dix-neuvième et vingtième siècles, une
amélioration sans précédent de la vie économique,
rendant possible, pour une population beaucoup plus nombreuse, un niveau de
vie moyen beaucoup plus élevé. Mais nous savons aussi que
nombre d'espoirs nourris par les philosophes du dix-huitième
siècle ont été fâcheusement dissipés
– notamment l'espoir qu'il n'y aurait désormais plus de guerres
et que les révolutions seraient inutiles. Ces rêves d'avenir ne
se sont pas réalisés. Au cours
du dix-neuvième siècle, il y eut une période pendant
laquelle les guerres diminuèrent à la fois en nombre et en
gravité. Mais le vingtième siècle amena une
résurgence de l'esprit belliqueux, et nous pouvons dire sans risque de
nous tromper que nous pourrions bien n'être pas au bout des
épreuves que l'humanité aura à subir.
Le
système constitutionnel inauguré à la fin du
dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles
a déçu les espoirs du genre humain. La plupart des gens –
et presque tous les écrivains – qui ont étudié ce
problème paraissent penser qu'il n'y a pas eu de relation entre les
côtés économique et politique du phénomène.
Ainsi, ils ont tendance à consacrer beaucoup d'attention au déclin
du parlementarisme – au gouvernement par les représentants du
peuple – comme si ce phénomène était
complètement indépendant de la situation économique et
des idées économiques qui gouvernent les activités des
gens.
Mais
cette indépendance n'existe pas. L'homme n'est pas un être qui a
d'une part un côté économique, et de l'autre, un
côté politique, sans liaison réciproque. En
réalité, ce qu'on appelle le déclin de la
liberté, du gouvernement constitutionnel et des institutions
représentatives, est la conséquence d'un changement radical
dans les idées économiques. Les événements
politiques sont la répercussion inévitable du changement dans
la façon d'orienter la vie économique.
Les
idées qui inspiraient les hommes d'État, les philosophes et les
juristes qui, au dix-huitième et dans les premières
décennies du dix-neuvième siècles, ont
élaboré les fondements du nouveau système politique,
partaient de l'idée qu'au sein d'une nation, tous les citoyens
honnêtes ont le même objectif majeur. Ce but ultime auquel tous
les gens convenables devraient se vouer, est le bien-être de la nation
entière et aussi le bien-être des autres pays – car ces
hommes remarquables par leur morale et leur influence politique
étaient convaincus qu'une nation libre ne rêve pas de conquêtes.
Ils concevaient les affrontements politiques comme quelque chose de
parfaitement naturel, car il est normal qu'il y ait des différences
d'opinion quant aux meilleurs moyens de conduire les affaires
publiques.
Les
personnes qui partageaient des idées semblables à propos d'un
problème travaillaient ensemble à les promouvoir, et cette
coopération s'appelait un parti. Mais la structure du parti
n'était pas permanente. Elle ne dépendait pas de la position
des individus dans l'ensemble de la structure sociale. Elle pouvait changer
si les gens se rendaient compte que leur attitude initiale était
fondée sur des données fausses, ou sur des idées
erronées. De ce point de vue, beaucoup regardaient les discussions
pendant les campagnes électorales, et plus tard dans les
assemblées législatives, comme de simples déclarations
proclamant à la face du monde ce que voulait un certain parti
politique. On les considérait comme des plaidoyers s'efforçant
de convaincre les groupes opposés que les idées de l'orateur
étaient plus justes, plus avantageuses au bien commun, que celles
qu'on avait entendu exposer précédemment.
Les
discours politiques, les éditoriaux des journaux, les brochures
polémiques et les livres étaient écrits en vue de
persuader. L'on ne voyait pas de raison pour penser que quelqu'un ne pourrait
pas convaincre la majorité de la solidité de ses idées,
si ces idées étaient vraiment saines. C'était dans cette
optique que les règles constitutionnelles furent rédigées
dans les assemblées législatives du début du dix-neuvième
siècle.
Mais
cela impliquait que le pouvoir ne s'immiscerait pas dans les aspects
économiques du marché. Cela supposait que les citoyens ne
visaient qu'un but politique: le bien du pays dans son ensemble, de la nation
dans sa totalité. Et c'est là précisément une
philosophie sociale et économique qui a été
évincée par l'interventionnisme. L'interventionnisme a
engendré une philosophie fort différente.
Pour
la mentalité interventionniste, c'est le devoir du gouvernement de soutenir,
de subventionner, d'accorder des privilèges à des groupes
définis. L'idée du dix-huitième siècle
était que les législateurs avaient diverses opinions concernant
le bien commun. Mais ce que nous avons aujourd'hui, ce que nous voyons dans
la réalité quotidienne de la vie politique, dans tous les pays
du monde où il n'y a pas tout simplement une dictature communiste,
c'est un état de choses où il n'y a plus de véritables
partis politiques au sens ancien et classique du mot, mais simplement des groupes
de pression.
Un
groupe de pression est un ensemble de gens qui entendent obtenir pour
eux-mêmes un privilège spécial aux dépens du reste
de la nation. Ce privilège peut consister en un tarif douanier
opposé aux importations de concurrents étrangers, il peut
consister en une subvention, il peut consister en des lois qui
empêchent d'autres gens de faire concurrence aux membres du groupe de
pression. De toute façon, il procure aux membres du groupe une
position à part. Il leur donne quelque chose qui est refusé aux
autres groupes, ou qui devrait leur être refusé de l'avis du
groupe intéressé.
Aux
États-Unis, le système bi-partisan de jadis est en apparence
toujours en vigueur. Mais ce n'est qu'un camouflage de la situation
réelle. En fait, la vie politique des États-Unis – comme
la vie politique de tous les autres pays – est déterminée
par la lutte et les prétentions de groupes de pression. Aux
États-Unis, il y a encore un Parti républicain et un Parti
démocrate, mais au sein de chacun de ces partis il y a des
représentants des groupes de pression. Les représentants des
groupes de pression se préoccupent davantage d'agir en
coopération avec les représentants du même groupe de
pression inscrits à l'autre parti, qu'avec les membres de leur propre
parti.
Pour
vous donner un exemple, si vous parlez aux gens qui, aux États-Unis,
savent comment ces choses se passent au Congrès, ils vous diront:
«Cet homme-là, membre du Congrès, représente les
intérêts des producteurs de métal argent.» D'un
autre, ils vous diront qu'il défend les producteurs de
blé.
Évidemment,
chacun de ces groupes de pression est nécessairement une
minorité. Dans un système fondé sur la division du
travail, chaque groupe qui cherche à obtenir un privilège est
forcément une minorité. Et les minorités n'ont aucune
chance d'obtenir un succès, si elles ne s'entendent avec d'autres
minorités semblables, représentant d'autres intérêts.
Dans les assemblées légiférantes, elles s'efforcent de
former des coalitions de divers groupes de pression de façon à
constituer une majorité. Mais au bout d'un temps, comme il y a des
problèmes sur lesquels il est impossible de dégager un accord
avec les gens autres groupes de pression, il se forme d'autres coalitions.
C'est
ce qui s'est passé en France en 1871, et des historiens ont vu dans
cette situation l'effet «pourrissant» de la Troisième
république. Ce n'était pas juste, c'était simplement une
illustration du fait que le système des groupes représentatifs
d'intérêts économiques n'est pas un système qui
puisse être employé avec succès pour gouverner un grand
pays.
Vous
avez, dans un Parlement, des représentants des
céréaliers, des mineurs d'argent, des pétroliers, mais
surtout ceux des diverses centrales syndicales. Ce qui n'est pas
représenté ainsi au Parlement, c'est la nation dans son entier.
Et tous les problèmes, même ceux de la politique
étrangère, sont envisagés sous l'angle des
intérêts spéciaux des groupes de pression.
Aux
États-Unis, quelques-uns des États les moins peuplés ont
des intérêts dans le prix de l'argent-métal. Mais ce ne
sont pas tous les habitants de ces États qui ont ce même
intérêt. Néanmoins, les États-Unis ont
dépensé, pendant de nombreuses décennies, des sommes
considérables aux frais des contribuables, afin d'acheter l'argent
au-dessus du prix du marché. Autre exemple, aux États-Unis, une
faible partie de la population est employée dans l'agriculture; le
reste de la population représente des consommateurs – et non des
producteurs – de produits agricoles. Les États-Unis,
malgré cela, ont pour politique de dépenser des milliards et
des milliards afin de maintenir les prix agricoles au-dessus de leur prix de
marché potentiel.
L'on
ne peut pas dire que cela soit une politique en faveur d'une petite
minorité, parce que ces intérêts agricoles sont loin
d'être uniformes. Les fermes laitières ne sont pas
intéressées à ce que le prix des céréales
soit élevé; elles préfèreraient que les
céréales soient bon marché. Un éleveur de
volailles souhaite que les aliments qu'il leur donne baissent de prix. Il y a
bien des intérêts différents et antagonistes au sein de
ce seul groupe. Pourtant, une diplomatie habile au sein de la politique parlementaire
permet à des groupes très peu importants numériquement
d'obtenir des privilèges au détriment de la
majorité.
Une
situation intéressante à étudier, aux USA, est celle de
la production de sucre. Il n'y a probablement pas plus d'un Américain
sur 500 qui ait intérêt à ce que le sucre soit cher. Les
499 autres souhaiteraient qu'il soit moins cher. Néanmoins, la
politique des États-Unis consiste à maintenir, par des droits
de douane et d'autres mesures spéciales, un prix du sucre plus
élevé. Cette politique n'est pas seulement
désavantageuse pour les 499 consommateurs de sucre, elle crée
aussi un grave problème de politique étrangère pour les
USA. Le but de cette politique étrangère est la
coopération avec toutes les autres nations démocratiques
d'Amérique, et plusieurs d'entre elles souhaiteraient vendre du sucre
aux États-Unis, ou en vendre une plus grande quantité.
Voilà qui montre comment les intérêts de groupes de
pression peuvent peser même sur la politique étrangère
d'un pays.
Pendant
des années, des gens à travers le monde ont écrit sur la
démocratie, le gouvernement représentatif, populaire. Ils ont
dénoncé ses failles, mais la démocratie qu'ils
critiquaient est le genre de démocratie sous lequel l'interventionnisme est la
politique suivie par le pouvoir politique.
Aujourd'hui,
l'on peut entendre dire: «Aux débuts du dix-neuvième
siècle, dans les assemblées législatives de France,
d'Angleterre, des États-Unis et d'autres nations encore, les orateurs
parlaient des grands problèmes de l'humanité; ils combattaient
pour la liberté, pour la coopération avec toutes les nations
libres. Maintenant, dans nos assemblées, nous nous occupons d'affaires
plus pratiques!»
C'est
vrai, nous avons l'esprit plus pratique; les gens ne parlent pas de
liberté: ils parlent d'un prix plus élevé pour les
cacahuètes. Si c'est vraiment là être
«pratique», alors les législateurs ont vraiment beaucoup
changé, mais pas pour un mieux.
Ces
changements politiques, amenés par l'interventionnisme, ont
considérablement amoindri la force de résistance des nations et
de leurs représentants, contre les aspirations des dictateurs et les
opérations des despotes. Les représentants aux
assemblées légiférantes, dont le seul souci est de
plaire aux électeurs qui réclament un meilleur prix pour le
lait, le beurre et le sucre, et un prix abaissé (par subvention
gouvernementale) pour les céréales, ne peuvent
représenter le peuple que bien faiblement; ils ne peuvent jamais
représenter tous les électeurs de leur circonscription.
Les
électeurs qui votent pour obtenir de tels privilèges ne se
rendent pas compte qu'il y a également des adversaires souhaitant une
décision inverse, et qui empêcheront leurs porte-parole de
remporter des succès sans mélange.
Le
système en question conduit en outre à une hausse continuelle
des dépenses publiques d'une part; et d'autre part, à rendre
plus difficile de couvrir ces dépenses par l'impôt. Ces groupes
de pression réclament par leurs représentants des
privilèges spéciaux pour leurs adhérents, mais les
élus ne veulent pas non plus charger leurs électeurs
d'impôts trop lourds. Ce n'était pas du tout l'idée des hommes
du dix-huitième siècle qui fondèrent notre régime
constitutionnel moderne, qu'un législateur ait pour mission, non pas
de représenter la nation tout entière, mais de
représenter seulement les intérêts particuliers de la
région où il avait été élu; cette
déviation fut l'une des conséquences de l'interventionnisme.
L'idée, à l'origine, était qu'il fallait que
chacun des membres de l'assemblée représente toute la nation.
Il était élu dans une circonscription déterminée
simplement parce qu'il y était connu, et que son élection
montrait que les gens avaient confiance en lui.
Mais
le député n'était pas censé participer au pouvoir
afin de procurer quelque chose de spécial pour sa circonscription,
pour demander une nouvelle école, un nouvel hôpital ou un asile
psychiatrique – provoquant ainsi au niveau local une hausse importante
des dépenses publiques. La pression des groupes
d'intérêts sur la politique explique pourquoi il est presque
impossible, à tous les gouvernements, d'arrêter l'inflation.
Dès que les magistrats élus tentent de restreindre le budget,
de freiner les dépenses, ceux qui défendent des
intérêts particuliers et qu'avantagent certaines dispositions
budgétaires viennent expliquer que tel ou tel projet ne peut
être exécuté, mais que tel autre doit absolument
l'être.
Une
dictature, en vérité, n'est pas une solution pour les
problèmes économiques; pas davantage qu'elle n'est une solution
aux problèmes de liberté. Un dictateur peut fonder son
ascension sur des promesses de toutes sortes; mais une fois dictateur, il ne les
tiendra pas. À la place, il supprimera immédiatement la
liberté d'expression, afin que les journaux et le orateurs
parlementaires ne puissent souligner – des jours, des mois ou des
années plus tard – qu'il avait dit une chose au début de
sa dictature et fait autre chose par la suite.
La
terrible dictature qu'un pays aussi important que l'Allemagne a dû
vivre de bout en bout dans un passé récent vient à
l'esprit, quand l'on constate le déclin de la liberté dans tant
de pays aujourd'hui. Aussi les gens parlent-ils de décadence de la
démocratie, de ruine de notre civilisation.
Certains
disent que chaque civilisation doit finalement tomber en ruine et se
désintégrer. Il existe d'éminents propagandistes de
cette idée. L'un d'entre eux était le professeur allemand
Spengler; un autre bien plus connu était l'historien anglais Toynbee.
Leur thème est que notre civilisation est parvenue à la
vieillesse. Spengler comparait les civilisations à des plantes, qui
grandissent, grandissent, mais dont la vie arrive quelque jour à son
terme. Il en va de même, disait-il, pour les civilisations. Ce
rapprochement métaphorique, assimilant une civilisation à une
plante, est complètement arbitraire.
Tout
d'abord, il est au sein de l'histoire de l'humanité bien difficile de
faire un départ entre des civilisations différentes qui
seraient indépendantes les unes des autres. Les civilisations ne sont
pas indépendantes, maisinterdépendantes, elles
s'influencent sans cesse l'une l'autre. Il n'est donc pas possible de parler
du déclin d'une civilisation particulière de la même
façon que l'on parle de la mort d'une plante
déterminée.
Mais
même si l'on réfute des théories de Spengler et de
Toynbee, il reste dans l'esprit des multitudes une comparaison très
frappante, l'analogie avec ce qui s'est passé dans certaines phases de
décadence. Il est incontestable qu'au deuxième siècle de
notre ère, l'Empire romain avait nourri une civilisation très
prospère; et que dans ces parties de l'Europe, de l'Asie et de
l'Afrique où s'étendait la puissance romaine, la civilisation
atteignit un très haut niveau. Et il y régnait aussi une
très haute civilisation économique, basée sur un certain
degré de division du travail. Bien qu'elle apparaisse fort primitive
en comparaison de la situation chez nous aujourd'hui, son organisation
était vraiment remarquable. Elle atteignait le plus haut degré
de division du travail qui ait jamais été réalisé
avant l'apparition du capitalisme moderne. Il n'est pas moins vrai que cette
civilisation se désintégra, en particulier au troisième
siècle. La désintégration interne de l'Empire romain le
rendit incapable de résister à l'agression extérieure.
Bien que cette agression n'ait pas été pire que celle à
laquelle les Romains avaient à plusieurs reprises
résisté dans les siècles précédents, ils
ne purent la repousser plus longtemps après ce qui s'était
produit dans l'empire même.
Et
que s'était-il produit? Quel était le problème?
Qu'était-ce qui avait amené la désintégration
dans un empire qui, à tous égards, avait atteint le plus haut
niveau de civilisation jamais connu jusqu'au dix-huitième
siècle? La vérité est que ce qui détruisit cette
civilisation antique a été quelque chose de fort semblable,
presque identique à ce qui constitue les menaces à notre
civilisation d'aujourd'hui: c'était d'une part l'interventionnisme, et
d'autre part l'inflation. L'interventionnisme de l'Empire romain consista en
ceci que les empereurs, suivant en cela la politique plus ancienne des Grecs,
pratiquèrent sans méfiance le contrôle des prix. Ce
contrôle des prix était d'ailleurs modéré et
pratiquement sans conséquences parce que, des siècles durant,
il ne fut pas employé pour essayer d'abaisser les prix au-dessous du
taux du marché.
Mais
lorsque l'inflation commença au troisième siècle, les
malheureux Romains ne disposaient pas encore de nos moyens techniques
inflationnistes: ils ne pouvaient imprimer de la monnaie. Ils durent
falsifier les pièces de monnaie, ce qui est un système
d'inflation très inférieur au système actuel. Ce
dernier, par le recours à la moderne planche à billets, peut
avec une si grande facilité détruire une monnaie! Mais la
falsification des pièces eut une réelle efficacité, et
conduisit au même résultat que celui du contrôle des prix.
Car les prix autorisés par les pouvoirs publics furent
désormais au-dessous du prix potentiel auquel l'inflation avait
poussé les prix des diverses marchandises.
Le
résultat, au total, fut que l'approvisionnement des villes en
denrées alimentaires se mit à décliner. Les citadins
furent réduits à retourner à la campagne et à
reprendre la vie agricole. Les Romains ne se rendirent pas compte de ce qui
leur arrivait. Ils n'y comprenaient rien. Ils n'avaient pas
élaboré les outils intellectuels qui leur auraient permis
d'interpréter les problèmes de la division du travail et les
conséquences de l'inflation sur les prix de marché. Qu'il
fût mal de falsifier les monnaies et de gonfler artificiellement le
nombre de pièces, ils le savaient néanmoins fort bien.
En
conséquence, les empereurs promulguèrent des édits pour
empêcher ce mouvement de la population. Ils interdirent aux citadins
d'aller s'établir dans les campagnes; mais ces interdictions furent
sans effet. Car les gens ne trouvaient plus en ville de quoi manger, ils
étaient affamés et dans ces conditions, des lois ne pouvaient
les retenir de quitter les cités et d'aller labourer la terre. Celui
qui restait à la ville ne trouvait plus de travail comme artisan,
faute de clients pour ses fabrications. Et du fait de l'extinction des
marchés citadins, plus personne ne trouva rien à y
acheter.
Ainsi
nous voyons, à partir du troisième siècle, les
cités de l'Empire romain s'étioler, et la division du travail
devenir moins intensive qu'elle n'avait été. Finalement, on en
arriva au système médiéval du domaine vivant sur ses
propres ressources, de la «villa» comme on l'appela dans les lois
du Bas-Empire.
Par
conséquent, lorsque les gens comparent notre situation à celle
de l'Empire romain et disent; «Nous suivons le même
chemin», ils ont quelque raison de parler ainsi. L'on peut trouver
certaines similitudes dans les faits. Mais il y a aussi d'énormes différences.
Ces différences ne sont pas dans les structures politiques telles
qu'elles étaient pendant la seconde moitié du troisième
siècle. À cette époque, tous les trois ans en moyenne un
empereur mourait assassiné, et celui qui l'avait tué ou fait
disparaître lui succédait. Au bout de trois ans en moyenne, le
nouvel empereur subissait le même sort. Dioclétien, en
l'année 284, devint empereur. Il s'efforça quelque temps
d'arrêter la décadence, mais sans y parvenir.
Il
y a d'énormes différences entre les conditions de l'heure
actuelle et celles qui existaient à Rome, en ce que les mesures qui
entraînent la désintégration de l'empire romain
n'étaient pas préméditées. Elles n'étaient
pas, dirais-je, le résultat de doctrines explicites et mal fondées.
Par
contraste cependant, les idées interventionnistes, les idées
socialistes, les idées inflationnistes de notre époque ont
été concoctées et formulées par des
écrivains et des professeurs. Et elles sont enseignées au
collège et à l'université. Vous pourriez dire alors:
«Notre situation actuelle est donc bien pire.» Je vous
répondrai: «Non, elle ne l'est pas.» À mon sens
elle est meilleure, parce que des idées peuvent être réfutées
et remplacées par d'autres idées. Personne ne mettait en doute,
au temps des empereurs romains, que le gouvernement ait le droit de fixer des
prix maximums, et que ce soit une bonne politique. Personne ne contestait
cela.
Mais
maintenant, nous avons des écoles, des professeurs et des livres qui recommandent
la même chose, nous savons parfaitement que c'est un problème
sujet à discussion. Toutes ces idées mal venues dont nous
souffrons aujourd'hui, et qui ont rendu notre politique si nuisible, ont
été élaborées par des théoriciens
universitaires.
Un
célèbre écrivain espagnol a forgé l'expression
«la révolte des masses». Quant à nous, soyons
très prudents en l'employant, parce que cette révolte n'a pas
été le fait des masses, mais des intellectuels. Et les
intellectuels qui l'ont fomentée n'étaient pas des
échantillons de la masse. La doctrine marxiste prétend que
seuls les prolétaires ont des idées saines, et que seul
l'esprit prolétarien a créé le socialisme. Or tous les écrivains
socialistes, sans exception, furent des bourgeois,
au sens où les socialistes emploient ce terme.
Karl
Marx n'était pas un prolétaire. Il était le fils d'un
juriste. Il n'eut pas à travailler pour pouvoir s'inscrire à
l'université. Il fit ses études supérieures comme le
font les jeunes gens de familles aisées de nos jours. Plus tard, et
pour le reste de sa vie, il fut entretenu par son ami Friedrich Engels qui
– étant un manufacturier – appartenait à la pire
espèce des «bourgeois» selon les idées socialistes.
En langage marxiste, c'était un exploiteur.
Tout
ce qui arrive dans la société mondiale où nous vivons
est le résultat des idées. Le bon et le mauvais. Ce qu'il faut,
c'est combattre les idées fausses. Nous devons combattre tout ce qui,
dans la vie publique, nous semble mauvais. Nous devons remplacer les
idées fausses par des idées justes. Nous devons réfuter
les théories qui appuient la violence syndicaliste. Nous devons nous
opposer à la confiscation de la propriété, à la
manipulation autoritaire des prix, à l'inflation, et à tous ces
maux dont nous souffrons.
Les
idées, et les idées seules, peuvent mettre de la lumière
là où il y a obscurité. Ces idées doivent
être présentées au public de telle façon qu'elles
persuadent les gens. Nous devons les convaincre que ces idées sont des
idées justes et non des idées fausses. La grande ère du
dix-neuvième siècle, les grandes réalisations du
capitalisme, furent les fruits de la pensée des grands
économistes classiques, d'Adam Smith, de David Ricardo, de
Frédéric Bastiat et d'autres.
Ce
dont nous avons besoin, ce n'est rien d'autre que de substituer des
idées meilleures à des idées qui sont fausses. Cela,
j'en ai pleine confiance, sera réalisé par la
génération qui monte. Notre civilisation n'est pas vouée
à périr comme le disent Spengler et Toynbee. Notre civilisation
ne sera pas vaincue par l'esprit qui souffle de Moscou. Notre civilisation
peut survivre, et elle le doit. Et elle survivra grâce à des
idées meilleures que celles qui gouvernent le monde aujourd'hui; et
ces idées meilleures seront développées par la
génération montante.
Je
considère que c'est un très bon signe que, tandis qu'il y a
cinquante ans pratiquement personne dans le monde entier n'osait dire quelque
chose en faveur d'une économie libre, nous avons aujourd'hui, au moins
dans un certain nombre de pays évolués de par le monde, des
institutions qui sont autant de centres de propagation de l'économie
libre (...) [J]'ai une entière confiance dans l'avenir de la
liberté, aussi bien politique qu'économique.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre ici
|
|