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Entretien avec Philippe
Fabry, Rome, du libéralisme au socialisme
Voir
la 1ère partie
DT :
L'une des caractéristiques constantes des sociétés humaines est qu'elles
finissent par s'effondrer. Or, la thèse en vogue chez certains historiens est
que les sociétés s’effondrent parce qu’elles sont trop complexes. Dans L’Effondrement
des sociétés complexes, Joseph Tainter aborde le cas de l'empire romain
et fait des analogies avec notre époque. Qu'en pensez-vous ?
PF :
Je pense que c’est une idée complètement fausse que les sociétés s’effondrent
parce qu’elles sont trop complexes, mais que l’erreur d’analyse part d’une
intuition qui, elle, est juste, à savoir que des sociétés très complexes et
rigides s’effondrent sans parvenir à s’adapter. Mais, le problème n’est pas
dans les sociétés complexes, mais dans les administrations
complexes. Et là, c’est Hayek qui nous donne les outils intellectuels
permettant de comprendre le problème. La complexité d’une société n’est
nullement un obstacle à son adaptation aux changements (climatiques,
démographiques...) dès lors qu’elle est gouvernée par un ordre spontané. En
revanche, lorsque se développe une administration complexe, avec un appareil
important et les lourdeurs bureaucratiques qui vont avec, et avec la tendance
naturelle à la planification, alors les rigidités empêchent l’adaptation et
le blocage de l’administration complexe entraîne l’effondrement de la société
complexe. C’est ainsi que la petite mondialisation qu’a constitué l’Empire
romain n’a pas survécu au développement et à l’effondrement de
l’administration impériale romaine. On n’est pas revenu à une société
complexe sans pouvoir, mais à une multitude de sociétés simples et isolées
(fin de l’urbanisation, fin des échanges massifs à grande distance, etc.)
La
confusion entre société complexe et administration complexe est facilitée
dans l’esprit des commentateurs par le fait que les sociétés complexes,
c’est-à-dire avec une forte division du travail, des échanges commerciaux
très forts, un fort cosmopolitisme, ont tendance à voir se développer,
presque en réaction, des administrations complexes. Mais les deux sont
distincts, et c’est bien à la complexité d’une administration, planificatrice
au lieu d’être juste régalienne (ce qu’on pourrait appeler une administration
simple) qu’est dû l’effondrement des sociétés complexes, pas à la complexité
des sociétés, qui est une bonne chose.
DT :
L'historien russe Mikhaïl I. Rostovtzeff, dans son Histoire
économique et sociale de l'empire romain (1926) a expliqué le déclin
de Rome par l'instauration d'un « socialisme d'État » semblable à
celui de l'URSS. Cette analogie a-t-elle été une source d'inspiration pour
votre livre?
PF :
J’ai découvert Rostovtzeff en travaillant sur mon livre, c’est-à-dire en
m’étant déjà forgé la certitude que Rome avait connu une trajectoire du libéralisme
au socialisme. Rostovtzeff est évidemment un auteur majeur, dont l’ouvrage
très savant, même s’il commence à dater un peu, dresse un tableau très
complet de l’évolution économique et sociale de l’Empire. Néanmoins
Rostovtzeff, encore pénétré de l’appréhension « gibbonienne » du
problème, pensait que le Principat, soit le Haut Empire, les deux premiers
siècles après Auguste, sont une période faste avec un régime politique
efficace. Il était convaincu que l’anarchie militaire au IIIe siècle était une
sorte de révolution populaire sur le mode soviétique de 1917, qui l’avait
traumatisé – Rostovtzeff avait alors émigré de Russie – et avait ruiné ce
système efficace du début de l’Empire. Or, l’Empire, comme le pensait
Montesquieu, mais également un auteur comme Toynbee, était en soi une
dégénérescence.
Dans
mon livre, j’explique que cette erreur, quant à la qualité du Haut Empire,
est due à une illusion d’optique, car à cette époque les provinces
adoptaient, à retardement, des institutions semblables à celles que Rome
était elle-même en train d’abandonner. Du coup, l’ensemble du monde romain
était très dynamique, et Rome pouvait paraître superbe en prélevant le tribut
sur des provinces qui s’enrichissaient. Mais cet enrichissement était la
conséquence de gouvernements provinciaux qui respectaient des principes
semblables à ceux de la République romaine défunte, pas du jeune Empire.
Lorsque les provinces ont commencé à subir l’administration impériale
directe, au IIIe siècle, la dynamique économique a marqué le pas nettement.
DT :
Quelle est l''originalité de votre livre par rapport à La Chute de
Rome. Fin d'une civilisation, de Bryan Ward-Perkins, professeur à
l’Université d’Oxford, qui s'est imposé comme l'un des meilleurs spécialistes
de la fin de l'empire romain ? Peut-on dire que Ward-Perkins décrit bien les
signes du déclin mais ne parvient pas à identifier la cause véritable du
déclin ?
PF :
Le livre de Ward-Perkins est remarquable mais c’est, pourrais-je dire, le
livre d’un pur historien, qui décrit, qui explique, mais sans vraiment
chercher de schéma directeur. Il ordonne les faits et montre l’existence d’un
cercle vicieux entre instabilité politique, difficultés militaires et
difficultés économiques, mais ne va pas chercher la racine de ce cercle
vicieux, qui est ce que j’appelle, suivant la terminologie hayekienne, le
socialisme, et qui est la grande cause unificatrice, la cause des
causes. En sortant du livre de Ward-Perkins, on a bien compris
« comment » mais toujours pas « pourquoi ». C’est cette
réponse manquante que j’ai cherchée.
DT :
Vous soulignez qu'il existe d'étranges similitudes quant au rôle mondial
qu’ont pu jouer les États-Unis et la Rome antique. Les États-Unis
sortiront-ils vainqueurs du grand bouleversement du monde contemporain, ou
connaîtront-ils la décadence et la destruction ?
PF :
Je dois dire que ne suis pas optimiste. Je pense que les choses évolueront en
deux temps. Dans un premier temps, les États-Unis sortiront indéniablement
vainqueurs du grand bouleversement du monde contemporain qui s’annonce, et
même est déjà en cours. Dans quelques décennies l’expression « pax
americana » n’aura jamais été aussi vraie. Néanmoins, cette victoire
extérieure annoncera des tendances intérieures négatives : les États-Unis
deviendront l’équivalent du pouvoir central d’un État mondial. Songeons à une
ONU dont le Conseil de Sécurité, après une réduction américaine de la Chine
et de la Russie, serait entièrement aux mains des États-Unis. Ceux-ci
pourraient donner l’apparence de la légalité internationale à n’importe
quelle intervention. Comme pour Rome, et plus encore que maintenant, la
tentation sera grande pour les maîtres de l’État américain d’utiliser la
puissance diplomatique et militaire pour s’enrichir et acquérir du pouvoir,
battant en brèche les fondements de la liberté américaine. Dans un deuxième
temps, donc, la liberté individuelle, les garanties face au pouvoir
reculeront, peut-être même y aura-t-il guerre civile. Tout cela débouchera
sur une dictature, qui glissera plus ou moins vite sur la pente de
l’étatisme, vers le totalitarisme. Ce faisant, les États-Unis entraîneront le
monde entier dans leur décadence, comme Rome le fit du monde méditerranéen.
Quand le système s’effondrera sous son propre poids, comme l’URSS, l’humanité
sera plongée dans une sorte de Moyen-Age, marqué par une relative régression
technologique, un dépeuplement des villes, une démondialisation et un
morcellement politique instable. La lueur d’espoir est qu’après le Moyen-Age,
les avatars modernes de la civilisation de la liberté ont fait bien mieux,
sur tous les plans, que les occurrences antiques. L’Amérique a été bien plus
libre et humaniste que Rome. Nous pouvons donc rêver aux nouveaux sommets
qu’atteindra l’humanité dans cet avenir distant.
DT :
A l'époque, l'empire romain n'avait pas de concurrent, il régnait en maître
sur le monde, d'une façon monopolistique, repoussant quelques hordes barbares
de temps en temps et cela pendant plusieurs siècles. Au contraire, la
puissance américaine a toujours été confrontée à des concurrents. Au début,
c'était l'Europe, avec la Grande Bretagne, puis ce fut l'Allemagne nazie,
l'URSS et les pays communistes. Aujourd'hui, c'est la Chine, les régimes
islamistes et à nouveau la Russie. Rome n'a jamais connu une telle situation,
me semble-t-il.
PF :
C’est tout simplement que le moment où l’Amérique sera toute seule n’est pas
encore arrivé ! Mais il est très probable que d’ici la fin du siècle, et à
mon sens même d’ici 30 ans, ce sera le cas. L’Europe a joué pour l’Amérique
le rôle joué pour Rome par la Grèce, à savoir une sorte de civilisation-mère
qui est assez naturellement devenue vassale de la jeune civilisation dans le
cadre de conflits plus vastes où leur unité profonde est apparue. La Russie
joue dans l’épopée américaine le rôle cumulé de Carthage et de la Macédoine.
Il faut savoir que la Macédoine et Carthage étaient alliées contre Rome au
cours de ce qui fut un authentique conflit « mondial » de
l’Antiquité, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, et que les historiens
découpent de manière assez artificielle en guerres puniques et macédoniennes
quand une expression « Guerre de Méditerranée » serait bien plus
adaptée. Rome a mis cent ans à se débarrasser de Carthage. Aujourd’hui, la
Russie de Poutine est dans la situation de Carthage et de la Macédoine lors
des derniers conflits, au IIe siècle : des états très affaiblis mais encore
trop vigoureux pour accepter d’être réduits à l’état de vassaux. Ils
cherchent à retrouver les feux de leur gloire passée. Poutine est un peu le
roi Persée de Macédoine, qui s’est cru assez « refait » pour défier
Rome, et qui a été écrasé, scellant la fin de l’indépendance de la Macédoine.
Ce qui se passe en Ukraine est selon moi les prémices de cette évolution.
Les
régimes islamistes ne peuvent nullement être considérés comme des
« rivaux ». Ce sont des résistants locaux à la domination
américaine, d’autant plus motivés que leur culture, notamment religieuse, est
radicalement autre. C’était le cas des Juifs qui n’ont jamais accepté la
domination romaine, ont fini étrillé lors de guerres qui ont eu un coût
humain proportionnellement comparable à la Shoah et dont le Temple a été
détruit. Tout comme l’Islam aujourd’hui, les Juifs du Ier-IIe siècle ont vu
pulluler les sectes millénaristes violentes, notamment les zélotes, ou
sicaires. Je pense d’ailleurs personnellement que le grand incendie de Rome
sous Néron n’était pas le fait de chrétiens disciples de Jésus, mais de
chrétiens au sens plus large, c’est-à-dire les suiveurs d’un Christos,
un Messie, qui était le titre que chaque nouvelle secte donnait à son chef,
comme les chiites de Moqtada Al Sadr ont voulu voir en celui-ci le
« Mahdi » tant attendu. Les Romains, peu au fait des subtilités
religieuses juives, voyaient donc comme « chrétiens » tous les
juifs messianistes. Le grand incendie de Rome, qui précède de quelques années
les guerres judéo-romaines du Ier siècle, aurait été le 11 septembre romain.
Pour
finir : la Chine. Celle-ci tient plutôt le rôle de la Gaule, un pays immense,
trois ou quatre fois plus peuplé que l’Italie romaine, et ayant entraîné
l’intervention romaine suite à un conflit à ses marges. Aujourd’hui, ces
occasions de conflits sont nombreuses. L’Asie s’arme comme l’Europe de 1913,
et la Chine a des prétentions sur Taïwan, les îles japonaises de Senkaku et
défend la Corée du Nord face à une Corée du Sud nerveuse. Sans parler des
tensions avec le Vietnam. Avec les difficultés internes de l’économie
chinoise qui vont apparaître nécessairement avec le ralentissement, il me
paraît certain qu’une guerre éclatera dans les deux décennies à venir. Une
guerre que la Chine ne pourra pas gagner, puisqu’elle sera seule contre toute
l’Asie coalisée à l’Amérique. Elle perdra cette guerre et sera dépecée en
entités politiques plus petites par les USA, afin de ne jamais réémerger
comme concurrent géopolitique.
Et
alors l’Amérique, comme l’Empire romain sera bien seule. Pour le pire, je le
crains.
DT :
Toujours concernant le parallèle entre Rome et les États-Unis, vous écrivez :
« Un grand pays libéral est assez mécaniquement conduit à perdre son sel
libéral, à cause justement du poids de la puissance que lui donne son modèle
fondé sur la liberté. » Pourriez-vous expliquer ce point ? Et n'est-ce
pas une affirmation un peu déterministe, voire fataliste ?
PF :
C’est assez simple : je dirais que tout groupe humain donné a un potentiel
dynamique. Ce potentiel se réalise de manière optimale dans la société de liberté,
ou de non-contrainte, soit l’ordre spontané dont parlait Hayek. Il se réalise
de manière minimale dans la société totalitaire, ou de contrainte absolue. Ce
qui fait qu’un petit groupe humain vivant en régime de liberté sera plus
dynamique qu’un grand groupe vivant en régime de contrainte. On peut avoir un
équilibre dans lequel un petit pays libre a une richesse globale égale à
celle d’un grand pays, quinze fois plus peuplé, mais où la liberté est très
limitée. C’est le cas si vous comparez la France de Louis XIV aux
Provinces-Unies néerlandaises à la même époque. Cela implique bien sûr que,
par tête, la richesse du petit pays est bien supérieure à celle du grand
pays.
Cela
fait que les petits pays libres ne parviennent jamais à imposer une hégémonie
aux grands pays moins libres. Au mieux, ils parviennent à leur résister et à
leur tenir la dragée haute.
Mais
si vous prenez un grand pays, très peuplé, et qu’il adopte un régime de
liberté, alors sa puissance est telle qu’il devient hégémonique, car il sera
beaucoup plus riche, à taille égale, que ses voisins non libres. Et là vous
avez la comparaison de la Guerre froide, entre USA et URSS.
Le
problème, c’est qu’un grand pays libre est tellement hégémonique que ses
élites, qui actionnent son pouvoir collectif, sont naturellement tentées
d’user de ces facultés extraordinaires pour leur profit. Et puisque les
hommes ne sont jamais tous des saints, vous en trouverez forcément qui le
feront.
C’est
effectivement très déterministe, très fataliste. Cette idée, à vrai dire, est
au centre de ma pensée historique. Je suis convaincu que les hommes sont
comme les particules de gaz : individuellement, ils sont libres, il n’y a pas
de déterminisme, seulement de l’aléa. Mais pris en masse, on se trouve face à
une distribution selon la loi des grands nombres, et les grandes trajectoires
historiques sont fortement déterminées. J’ai plusieurs travaux là-dessus
que j’espère publier prochainement.
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