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En ce mois
d’avril, Philosophie magazine consacre un
dossier à l’élection présidentielle.
L’idée centrale de ce dossier ne manque pas
d’intérêt : « Rousseau contre Hobbes, le
vrai duel de la présidentielle ».
L’image
de couverture est bien trouvée. Et surtout, à la lecture du
contenu du dossier, on est frappé par la justesse des analyses. Hobbes
était convaincu que « l'homme est un loup pour l'homme »
et a donc imaginé un État-Léviathan, qui fasse peur aux
hommes, pour éviter le retour à « la guerre de tous
contre tous », qui caractérise l’état de
nature. Rousseau, de son
côté, défendait au contraire une bonté naturelle
originelle, corrompue par la société et appelée à
être réactivée par un « contrat social ». Or,
il est bien vrai que Nicolas Sarkozy est proche de la philosophie autoritaire
de Hobbes, là où François Hollande rejoint l'aspiration égalitariste
de Rousseau. Vu sous cet angle, le débat, en apparence atone, de la
présidentielle prend un relief tout à fait inattendu. On peut
même aller plus loin, c’est toute la droite française qui
est hobbesienne, tandis que la gauche est rousseauiste.
Pourtant il y
a quelque chose qui cloche dans tout cela. Un fait qui échappe
complètement à l’analyse de Philosophie Magazine et qui mérite une attention toute
particulière. Loin d’être l’affrontement de deux
visions opposées de la politique, l’opposition entre Hobbes et
Rousseau propose en fait deux
versions peu différentes d’un même dogme : celui de
l’étatisme ou de l’État comme fin et non comme
moyen. L’un défend la souveraineté absolue du Prince,
l’autre la souveraineté absolue de la volonté
générale, c’est-à-dire du législateur. On
ne trouvera ni chez Hobbes, ni chez Rousseau, une philosophie du gouvernement
limité, ni même une philosophie de la protection des droits
individuels, en particulier du droit de propriété. La vision de
Hegel au XIXe siècle, s’inscrira
d’ailleurs dans l’héritage classique de Hobbes et de
Rousseau en ce sens qu’il maintiendra la suprématie quasi divine
de l’État et du politique sur la sphère « inférieure
» de la vie économique et sociale.
Le philosophe J.F.
Kervégan (professeur à Paris I),
spécialiste des penseurs du contrat social, écrit justement :
« Comme Hobbes, Rousseau pense que l’unité
d’une société ne peut être que politique, et cette
conviction se traduit par la position éminente du « souverain
» ; simplement, chez lui, le souverain est et ne peut être que la
« volonté générale », et non plus celle
d’un homme ou d’une assemblée ; la structure de la
théorie hobbesienne de la souveraineté est maintenue, seul
change l’identité du sujet auquel celle-ci est attribuée. »
(Ce qui fait société
: le politique, l’économie, le droit ? Conférence
à l'AJEF, le 14 octobre 2009)
Le fait que la
souveraineté réside dans une volonté ou bien qu’elle
réside dans le peuple ne fait pas une grande différence si
cette souveraineté n’est pas d’abord limitée, faisait
déjà remarquer Benjamin Constant après la
Révolution française. « Prions l’autorité
de rester dans ses limites, nous nous chargeons de notre bonheur »,
écrivait-il. Et il ajoutait : « la souveraineté
n’existe que de manière limitée et relative ».
La philosophie
politique de Constant se fonde sur une conviction fondamentale : « il y
a une partie de l’existence humaine qui est de droit hors de toute compétence
sociale » (entendre ici : compétence politique). Constant
rejoint ainsi Smith, Locke et les
physiocrates français, pour qui la société peut s’auto-organiser
et s’autoréguler, dans le cadre de la concurrence et du droit
naturel de propriété. Les penseurs du libre marché au
XXe siècle, comme Mises et Hayek notamment, contesteront à leur
tour le modèle constructiviste et artificialiste de Hobbes et de
Rousseau.
On le voit
donc, l’opposition entre Hobbes et Rousseau, entre Sarkozy et Hollande
est une fausse opposition idéologique, qui trompe les
électeurs. L’analyse de la vie politique française depuis
plus de quarante ans nous le confirme : la droite et la gauche
convergent de plus en plus vers un centre mou, à la fois
étatiste et corporatiste, conservateur et progressiste, renonçant
de plus en plus à tout ce qui pouvait encore les distinguer. La droite
a renoncé au libre marché au profit d’un interventionnisme
moralisateur (« moraliser le capitalisme » comme on dit)
et d’une politique fiscale collectiviste. De son côté, la
gauche a renoncé aux dogmes de la planification collectiviste et de la
lutte des classes et se veut pragmatique. Bref, à droite comme
à gauche, on rejette les doctrines, qualifiées
d’ « idéologies » et on accepte tous
les compromis.
Résultat :
la « droiche » ! Ce
mouvement historique correspond en fait à l’avènement de
ce qu’on appelle la social-démocratie : État-providence,
justice sociale, prélèvements obligatoires, assistanat,
multiculturalisme… c’est le prix de la paix sociale. Au programme
donc : immobilisme et statu quo. Surtout ne changeons rien au
système. Et la différence entre droite et gauche n’est en
fait qu’une affaire de dosage, de nuances, car les deux principaux
partis sont des clones (voir mon article : Peut-on
sortir du statu quo des grands partis politiques ?).
La ligne de
clivage qui séparait jadis la droite et la gauche s’est donc
déplacée. Ou passe-t-elle désormais ? Le
véritable duel, le seul qui soit digne de ce nom, est celui qui oppose
les défenseurs de l’individu et de la société aux
défenseurs de l’État, ceux qui font confiance dans la
capacité des individus à s’organiser librement par
eux-mêmes et ceux qui pensent que l’État est la fin de
l’Histoire. C’est l’individualisme responsable et la
philosophie du libre marché contre le collectivisme
social-démocrate.
Malheureusement,
ce libéralisme-là n’existe plus dans le paysage politique
français, comme il existe encore aux États-Unis avec Ron Paul. Au XIXe siècle, il était
porté en France dans le débat intellectuel et politique par
Say, Constant et Bastiat, notamment. Mais les Français ont la
mémoire courte et il faut leur rappeler que le libéralisme n’est
pas une spécificité anglo-saxonne et qu’il existe bien en
France une tradition libérale qui remonte à Turgot et à
Quesnay (Voir le travail de l’Institut
Coppet pour promouvoir l’école libérale
française).
Un
François Bayrou peut-il aujourd’hui incarner ce courant, comme
l’affirme Philosophie Magazine
qui le classe comme un digne représentant de la philosophie de Locke ?
Il est permis d’en douter, vu son approbation à toutes les
mesures collectivistes votées depuis vingt ans. On est bien loin
d’un Ron Paul. Alternative libérale avait su incarner cet espoir
en 2006-2008, comme Alain Madelin à son époque.
Aujourd’hui, l’espoir renaît avec la vraie-fausse
candidature de Frédéric Bastiat (bastiat2012.fr), portée par une
génération d’étudiants qui a découvert Ron
Paul et a compris où se trouvait la véritable alternative.
Soutenons cette initiative, même modeste, qui mérite en France
un bel avenir.
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