Le philosophe
Alain Laurent a publié Solidaire, si je le veux en
1991. Il y dénonçait l’obligation de faire preuve de
« solidarité », rabâchée à tout bout de champ par les hommes
politiques de tous les partis, les médias, les associations (forcément)
« citoyennes », les syndicats, les religions… Que sais-je
encore ? L’ouvrage a presque 25 ans, mais les choses n’ont guère changé.
Peut-être emploie-t-on aujourd’hui plus facilement encore l’épithète
« républicain » qui signifie, dans beaucoup de bouches, à peu près
la même chose après un étonnant détournement sémantique.
Alain Laurent
annonçait le règne d’un « néo-solidarisme » et l’acmé de
l’État-providence. Ce règne est-il arrivé ? À bien des égards, il semble
que oui. Jamais les prélèvements obligatoires, fiscaux et sociaux, n’ont été
aussi élevés. Jamais les transferts sociaux n’ont été aussi importants.
Jamais la puissance publique ne s’est mêlée de tant de choses « pour
notre bien », cela va sans dire mais précisons-le tout de même. Jamais
la dette et le déficit publics n’ont été aussi considérables.
N’arrivons-nous
pas, aujourd’hui, à l’épuisement du modèle ? Certes, les politiques, de
l’extrême droite à l’extrême gauche, rappellent sans cesse la « force du
modèle social français ». Mais ne sont-ils pas dépassés ?
Car, dans le
même temps, les pauvres augmentent. Les Français sont chaque année moins
heureux. La France connaît un taux de suicides de 14,7 pour 100 000
habitants, bien au dessus de la moyenne de l'Union européenne (10,2 pour 100
000).
Et les
citoyens ? Ne sont-ils pas en train de changer d’opinion vis-à-vis de
cette solidarité forcée ?
Un sondage
d’Opinionway pour Finsquare, plateforme en ligne permettant aux particuliers
de financer des prêts pour des entreprises, me laisse penser que nous nous
approchons, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, d’un tournant majeur.
Que nous
apprend ce sondage, publié le 1er décembre 2014, portant sur les
Français et la solidarité ?
La première
question aborde les conceptions de la solidarité : pour 63 % des
personnes interrogées, la solidarité c’est donner du temps pour s’occuper des
autres, pour 47 % c’est faire des dons matériels (meubles, vêtements…)
et pour 40 % c’est s’investir dans des associations. La solidarité,
c’est payer l’impôt pour seulement 32 % des personnes interrogées.
Selon le sexe,
l’âge, la catégorie professionnelle, le montant des revenus, etc., ce taux
connaît des différences notables. Il monte à 40 % chez les personnes de
65 ans et plus, à 41 % chez les hommes (contre 24 % chez les
femmes), à 50 % chez les sympathisants du MoDem (contre 26 % pour
les proches du FN) et même à 51 % chez ceux dont les revenus mensuels
sont supérieurs à 3 500 euros (contre seulement 16 % chez les
personnes ayant des revenus inférieurs à 1 000 euros par mois).
La deuxième
question du sondage porte sur la perception de l’impôt. En cohérence avec la
question précédente, l’impôt est un geste de solidarité pour seulement 6% des
personnes interrogées. Qu’est-ce donc alors ? Un devoir citoyen pour
56 % des Français, mais surtout, pour 37 % d’entre eux, une extorsion
de fonds.
Les Français
sont donc en train de découvrir par eux-mêmes la véritable nature de l’impôt.
« Par eux-mêmes » pourrait sembler exagéré. Ne faudrait-il pas
mieux dire grâce à l’action de François Hollande qui, en portant les
prélèvements obligatoires à un niveau inégalé jusqu’alors, a permis aux
Français de prendre conscience que l’impôt, comme le disait Benjamin
Constant, est « infailliblement nuisible » ?
C’était là ma première
opinion. Mais, quand on regarde le sondage Opinionway pour Finsquare dans le
détail, on peut en douter.
Car les
catégories de la population qui considèrent que l’impôt est une extorsion de
fonds ne sont pas celles auxquelles je pensais de prime abord. Ce sont
48 % des personnes âgées de 18 à 24 ans, qui doivent pourtant être peu
nombreuses à payer des impôts. Ce sont 46% des CSP moins (contre seulement
26 % des CSP plus). Ce sont 56 % des personnes gagnant moins de
1 000 euros mensuels (contre 24 % chez celles ayant des
revenus supérieurs à 3 500 euros par mois). Ce sont 50 % de
ceux qui ne payent pas l’impôt sur le revenu (contre seulement 30 % pour
ceux qui y sont assujettis).
Bref, plus il
gagne d’argent et plus il paie d’impôt, plus le Français considère que c’est
un devoir citoyen. Moins il gagne et moins il paie d’impôt, plus il considère
que c’est une extorsion de fonds. Avouez que c’est paradoxal.
Une partie de
l’explication pourrait se trouver dans les autres questions du sondage. En effet,
84 % des personnes interrogées considèrent que les pouvoirs publics
gaspillent l’argent des impôts. Un pourcentage relativement homogène quelle
que soit la catégorie prise en compte.
Comment faire
pour éviter ce gaspillage ? Pour 73% des Français, le mieux serait que
ce soit eux qui choisissent l’affectation de l’argent des impôts, et non pas
les pouvoirs publics. Ici, nous retrouvons le clivage entre catégories tel
que nous l’avons mis en avant ci-dessus.
J’en conclus
alors, en caricaturant quelque peu pour que ce soit plus clair, que nous
avons vraiment une France coupée en deux. D’un côté, ceux qui gagnent bien
leur vie, votent à gauche, n’ont pas à se soucier du lendemain, bref les
bobos. De l’autre, ceux qui galèrent, pour qui les lendemains ne sont pas
assurés et qui voient l’argent public gaspillé et profiter à certaines
catégories de tire-au-flanc.
Car, quand
vous habitez une petite bourgade de province, que vous travaillez dans une
usine qui connaît des difficultés économiques, que vous gagnez à peine plus
que le Smic, que votre épouse travaille à temps partiel dans une grande
surface avec des horaires de travail différents chaque jour, que vous avez du
mal à boucler les fins de mois… et que pendant ce temps-là votre voisin au
chômage, bénéficiaire des toutes les aides possibles et imaginables (du RSA à
la CMU, de l’exonération de la redevance télé à la prime de Noël, etc.) vient
de s’acheter un téléviseur grand écran, forcément, vous vous posez des
questions. Et vous en tirez certaines conclusions.
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