|
(…)
Bientôt
on vit naître une nouvelle profession, celle d'« accapareur
», ainsi qu'on l'appelait. Des hommes sans occupation se chargeaient
d'un ou deux sacs à dos et allaient trouver les paysans les uns
après les autres ; ils prenaient même le train jusqu'à
des endroits particulièrement rentables afin d'amasser par des voies
illégales toutes sortes de vivres qu'ils détaillaient ensuite
à la ville pour le quadruple ou le quintuple du prix qu'ils les
avaient payées.
Tout
d'abord, les paysans étaient heureux de la quantité de
papier-monnaie qui pleuvait dans leur maison en échange de leurs
œufs et de leur beurre, et qu'ils « accaparaient » de leur
côté. Mais dès qu'ils allaient à la ville avec
leur portefeuille bien garni, ils découvraient avec amertume que,
tandis qu'ils n'avaient exigé que le quintuple pour leurs denrées,
les prix de la faux, du marteau, du chaudron qu'ils voulaient acheter avaient
entre-temps été multipliés par vingt, par cinquante.
Dès lors, ils ne songeaient plus qu'à se procurer des objets
manufacturés et exigeaient le paiement en nature, marchandise contre
marchandise. Après avoir déjà, dans ses
tranchées, reculé avec succès jusqu'à l'âge
des cavernes, l'humanité abolissait aussi la convention
millénaire de l'argent monnayé et retournait au système
primitif du troc.
Un
commerce grotesque s'instaura dans tout le pays. Les citadins emportaient
chez les paysans tout ce dont ils pouvaient se passer, vases de porcelaine de
Chine et tapis, sabres et carabines, appareils photographiques et livres,
lampes et bibelots (…)
Des biens tangibles, de la « substance
», pas d'argent, tel était le mot d'ordre. Beaucoup
durent retirer l'alliance de leur doigt et la ceinture de cuir qui entourait
leur corps, afin de pouvoir nourrir ce corps.
Finalement,
les autorités intervinrent pour arrêter ce trafic, dont la
pratique ne profitait qu'aux riches ; de province en province, des escouades
entières furent disposées, qui reçurent pour mission de
saisir les marchandises des accapareurs circulant à bicyclette ou en
chemin de fer et de les remettre aux offices de ravitaillement des villes.
Les accapareurs ripostèrent en organisant à la manière
du Far West des transports nocturnes ou en corrompant les agents
chargés de la surveillance, qui avaient eux-mêmes à la
maison des enfants affamés (…)
De
semaine en semaine, le chaos augmentait, la population s'excitait davantage.
Car de jour en jour, la dépréciation de la monnaie se faisait
plus sensible. Les Etats voisins avaient remplacé les billets de
banque austro-hongrois par les leurs propres et avaient plus ou moins imposé
à la petite Autriche la charge principale de rembourser l'ancienne
« couronne ».
Le
premier signe de la défiance que nourrissait la population fut la
disparition de la monnaie métallique, car un petit morceau de cuivre
ou de nickel représentait quand même de la « substance
», relativement au simple papier imprimé. L'Etat, il est vrai,
fit rendre au maximum la planche à billets, afin de fabriquer le plus
possible de cet argent artificiel, selon la recette de Méphistophélès,
mais il ne parvint pas à suivre le mouvement de l'inflation ; c'est
ainsi que chaque ville, petite ou grande, et finalement chaque village, se
mit à imprimer son propre « argent de secours », que l'on
se voyait refuser dès le plus proche village, et que l'on jetait tout
simplement, le plus souvent, après avoir bien reconnu qu'il
était sans valeur.
Un
économiste qui saurait mettre en relief toutes les phases de
l'inflation, en Autriche d'abord puis en Allemagne, pourrait facilement,
à mon avis, surpasser n'importe quel roman par le caractère
passionnant de ce qu'il décrirait, car le chaos revêtit des
formes de plus en plus fantastiques. Bientôt, plus personne ne sut ce
que coûtait un objet. Les prix faisaient des bonds tout à fait
arbitraires ; une boîte d'allumettes coûtait, dans un magasin qui
en avait fait monter le prix au bon moment, vingt fois plus que dans un
autre, où un brave homme vendait encore naïvement sa marchandise
au prix de la veille ; en récompense de son honnêteté,
son magasin se vidait en une heure, car on se le disait, chacun courait et
achetait ce qui était à vendre, qu'il en eût besoin
où non. Même un poisson rouge ou un vieux télescope
était encore de la « substance », et tout le monde voulait
de la substance au lieu de papier.
C'est
sur les loyers que cette disposition produisit ses effets les plus grotesques
: le gouvernement, pour protéger les locataires (qui
représentaient la grande masse), avait interdit toute augmentation, au
détriment des propriétaires. Il se trouva bientôt qu'en
Autriche le loyer annuel d'un appartement moyen coûta moins au
locataire qu'un seul déjeuner ; toute l'Autriche a en quelque sorte
été logée gratuitement pendant cinq ou dix années
(car plus tard aussi toute résiliation de bail fut interdite). Dans ce
chaos insensé, la situation se faisait de semaine en semaine plus
absurde et immorale. Qui avait économisé pendant quarante ans
et, en outre, patriotiquement placé son argent dans les emprunts de
guerre était réduit à la mendicité. Qui avait
contracté des dettes en était déchargé. Qui s'en
tenait correctement à la répartition des vivres mourait de faim
; seul celui qui la transgressait effrontément mangeait son
soûl. Qui savait corrompre faisait de bonnes affaires ; qui
spéculait profitait. Qui vendait en se réglant sur le prix
d'achat était volé ; qui calculait soigneusement se faisait
quand même rouler. Dans cet écoulement et cette
évaporation de l'argent, il n'y avait point d'étalon, point de
valeur fixe, il n'y avait plus qu'une seule vertu : être adroit,
souple, sans scrupule, et sauter sur le dos du cheval lancé au grand
galop, au lieu de se faire piétiner par lui.
A
cela s'ajoutait que durant cette dépression des valeurs où les
gens en Autriche avaient perdu toute mesure, bien des étrangers
avaient reconnu que chez nous il était fort avantageux de pêcher
en eau trouble. Les seules valeurs demeurées stables dans le pays
pendant l'inflation – qui dura trois ans et dont le rythme se
précipita de plus en plus – c'étaient les monnaies
étrangères. Les couronnes autrichiennes fondant entre les
doigts comme gélatine, chacun voulait des francs suisses, des dollars
américains, et une foule considérable d'étrangers
exploitaient cette conjoncture pour dévorer le cadavre palpitant de la
couronne autrichienne.
On
« découvrit » l'Autriche, qui connut une funeste «
saison touristique ». Tous les hôtels de Vienne étaient
pleins de ces vautours ; ils achetaient tout, depuis la brosse à dents
jusqu'au domaine rural, ils vidaient les collections des particuliers et les
magasins d'antiquités avant que les propriétaires, dans leur
détresse, soupçonnassent à quel point ils étaient
dépouillés et volés. De petits portiers d'hôtel
venus de Suisse, des sténodactylographes de Hollande habitaient les
appartements princiers des hôtels du Ring. Si incroyable que paraisse
le fait, je puis le certifier, parce que j'en ai été le
témoin : le célèbre et luxueux Hôtel de l'Europe
de Salzbourg fut loué pendant assez longtemps à des
chômeurs anglais qui, grâce aux généreuses
allocations que l'Angleterre accordait à ses sans-travail, y vivaient
à meilleur compte que chez eux dans leurs taudis.
Tout
ce qui ne tenait pas à fer et à clou disparaissait ; peu
à peu se répandit toujours plus largement le bruit qu'en
Autriche on pouvait vivre et acheter à vil prix. (…) Même l'Allemagne,
où l'inflation progressa d'abord à un rythme beaucoup plus lent
– il est vrai que ce fut pour dépasser ensuite la nôtre
d'un million de fois – utilisait son mark contre la couronne qui se
dissolvait. Ville frontière, Salzbourg m'offrait la meilleure occasion
d'observer ces razzias quotidiennes. Par centaines, par milliers, les
Bavarois venaient des villes et des villages voisins et se répandaient
à travers la petite ville. (…) Finalement, à
l'instigation du gouvernement allemand, on établit une surveillance
à la frontière pour empêcher que tous les objets de
première nécessité, au lieu d'être achetés
dans les magasin du pays, ne le fussent à
Salzbourg, où ils étaient moins chers (…)
Un article, cependant, demeurait libre
et ne pouvait être saisi : la bière qu'on avait absorbée.
Et les buveurs de bière bavarois calculaient tous les jours, en
consultant les cours, si dans la région de Salzbourg ils pourraient,
du fait de la dépréciation de la couronne, boire cinq ou six,
ou dix litres pour le prix qu'il leur fallait payer un litre chez eux. On ne
pouvait imaginer tentation plus alléchante (…) Bien sûr,
ils ne se doutaient pas, ces joyeux Bavarois, qu'une revanche terrible les
menaçait. Car lorsque la couronne se stabilisa et que le mark tomba
dans des proportions astronomiques, ce furent les Autrichiens qui partirent
de la même gare pour aller s’enivrer en face à bon
marché, et le même spectacle se produisit une seconde fois, mais
en sens inverse. Cette guerre de la bière au cours des deux inflations
est un de mes souvenirs les plus singuliers parce que, avec son
caractère pittoresque et grotesque, c'est peut-être elle, qui
montre le plus clairement, en petit, tout l'égarement qui
sévissait durant ces années.
Stephen Zweig, Le Monde d’Hier, Souvenirs
d’un Européen
Paris, le
livre de Poche (2002), p.341 à 346. Extraits
|
|