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Conférence
prononcée au centre universitaire méditerranéen,
à Nice, le 13 février 1956
Texte reproduit, comme chapitre I, dans L'Âge de l'inflation, Payot, 1963
(Collection "Études et documents Payot")
Les politiques de
stabilisation après la première guerre mondiale
Une grande prudence
s'impose à qui veut qualifier la période dans laquelle il vit.
Une de mes filles m'en a
donné le sentiment, en me rapportant une histoire qui courait, dans
son collège, parmi ses condisciples.
Elle raconte l'aventure
d'un garçon qui passe son baccalauréat aux environs de l'an
2000. Il est interrogé sur l'histoire d'Hitler. Le petit n'en savait
rien. Il rentre chez lui et son père lui demande :
— Eh bien, es-tu satisfait ?
"Non, dit le fils. On m'a demandé qui était Hitler et je
n'en savais rien. Sais-tu, toi, qui était Hitler ?"
Et le père répond : "Non, cela ne me dit rien."
On cherche dans le Larousse
de l'époque, le Larousse de l'an 200, et, à l'article Hitler,
on trouve :
"Hitler : chef de bande du temps de Staline."
Ainsi, il y a deux ans, on
pensait que notre époque serait "le temps de Staline".
Eh, bien, malgré la
réserve que devrait nous inspirer cette anecdote, je suis convaincu
que, pour les historiens qui rechercheront les causes profondes de nos crises
et de nos désordres, ainsi que du bouleversement de nos structures
sociales, l'époque que nous avons vécue sera essentiellement
celle de l'inflation.
L'inflation a
été le fond permanent du climat dans lequel j'ai acquis mon
expérience économique. J'ai accédé à
l'économie politique en 1921, au cours de ma deuxième
année d'École Polytechnique. C'est là que se
plaçaient les leçons de mon maître, Clément
Colson.
Dès cette
époque, les réalités qui nous entouraient étaient
marquées du sceau de l'inflation.
On avait alors, sur la
nature même du processus inflationniste, des idées assez
sommaires. Actuellement, les jeunes, les étudiants, ne peuvent s'imaginer
ce qu'eût été la stupeur de nos pères si on leur
avait dit que l'unité monétaire dans laquelle ils accumulaient
leurs modestes économies était susceptible de perdre une grande
partie de sa valeur. Les dévaluations qui nous sont familières
étaient pour eux proprement inconcevables.
Aussi, dès la fin
de la guerre de 1914, les gouvernements des pays belligérants ont tous
affirmé, sans la moindre hésitation, le même
désir : revenir au pair d'avant-guerre, ramener leur monnaie au
statu quo ante.
Je vous disais qu'on
avait, à l'époque, des idées assez simplistes. On
considérait que l'inflation, c'était l'augmentation de la
quantité de monnaie en circulation. Alors tout était
facile : pour revenir au niveau monétaire antérieur
à la guerre, il suffisait de remonter la pente que l'on venait de
descendre. La quantité de monnaie avait augmenté pendant la
guerre ; on la diminuerait à un certain rythme et l'on serait
sûr de revenir, au terme d'un nombre d'années facile à
calculer, au pair d'avant-guerre.
Aussi, dès la fin
de la guerre, le gouvernement français fit voter une loi qui imposait
au Trésor l'obligation de rembourser 2 milliards de francs par an
à la Banque de France, au titre des avances que celle-ci avait
consentie à l'État.
Je montrerai tout à
l'heure l'ignorance que révélait pareille politique, dont
l'événement s'est joué, d'ailleurs, comme de tout ce qui
est irréel. Elle reposait sur une conception profondément erronée
du processus inflationniste. Mais l'idée qu'on en avait n'a
évolué qu'avec une grande lenteur. C'est un domaine où
la théorie ne suit que de loin la pratique. Encore ne la rejoint-elle
pas toujours.
Quoi qu'il en soit, tous
les pays ont voulu, en 1919, revenir à la situation d'avant-guerre.
L'Angleterre y a réussi la première. En 1925, elle a
rétabli la convertibilité métallique de sa monnaie au
niveau de 1914. Elle l'a fait assez facilement, car elle n'avait qu'un
très petit chemin à parcourir, la livre sterling n'étant
dépréciée que d'environ 10%.
Mais si les prix anglais
ont à peu près suivi le niveau de la monnaie,
c'est-à-dire ont diminué dans la mesure où l'on
augmentait la valeur de l'étalon monétaire, les salaires, qui
se trouvaient immobilisés par des mécanismes complexes,
où le niveau de l'assurance-chômage jouait un rôle
important, n'ont pas suivi ou du moins ont cessé de suivre à
partir de 1923, le niveau général des prix. Et l'Angleterre a
connu, du fait de cette disparité entre mouvement de salaires et
mouvement de prix, un chômage permanent sans précédent.
De 1919 à 1940, elle n'a jamais eu moins d'un million de
chômeurs.
Le chômage permanent
est un fait entièrement nouveau dans l'histoire, peut-être l'un
des faits les plus importants, car il a amené l'opinion à
douter de la valeur du régime économique dans lequel nous
vivions ; il a provoqué un bouleversement profond dans la
pensée économique et dans l'évolution politique. C'est
le chômage permanent qui a engendré Hitler en Allemagne et Lord
Keynes en Angleterre, deux événements bien différents,
mais qui ont eu, l'un et l'autre, d'immenses conséquences.
La France voulait revenir
au pair d'avant-guerre, mais tout en le voulant, elle s'enfonçait
chaque jour davantage dans un processus inflationniste, qui s'est poursuivi
jusqu'en 1926. C'est à cette date, en effet, que
M Poincaré a stabilisé le franc français, en fait,
avant de le stabiliser légalement, en 1928, à une valeur qui
était le cinquième de celle qu'il avait avant la guerre.
L'événement
a suscité de terribles discussions. Les jeunes ne savent pas combien
l'éventualité de la stabilisation du franc à un niveau
différent de celui de 1914 a bouleversé les esprits. Tout le
monde voulait revenir à la parité d'avant-guerre. Il y avait
une sorte de malséance à envisager une stabilisation à
taux minoré, qui était l'équivalent des
dévaluations de notre époque. Mon maître, M. Colson,
que j'évoquais tout à l'heure, et qui était alors
Vice-Président du Conseil d'État, faillit être
révoqué parce qu'il s'était permis, sans une
séance de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, de
dire qu'il y avait peut-être lieu d'envisager la stabilisation à
un niveau différent de celui d'avant-guerre.
Quoi qu'il en soit,
l'Angleterre et la France sont revenues, par des processus purement
nationaux, à la convertibilité monétaire. Tous les
autres pays d'Europe, sauf l'Allemagne, ont rétabli leur monnaie par
les soins et sous les auspices du Comité Financier de la
Société des Nations. C'est ainsi qu'entre 1925 et 1930,
l4autriche, la Hongrie, l'Esthonie, la Bulgarie, la Grèce, Dantzig ont
stabilisé leur monnaie.
L'organisation de la grande
dépression par le gold-exchange-standard
Ce qui caractérise
l'action technique du Comité Financier de la Société des
Nations, c'est qu'elle a été fondée sur une
recommandation formulée par la Conférence qui avait
siégé à Gênes, en 1922, conférence
internationale qui réunissait des chefs de gouvernements, des
Ministres et des experts et qui, dans sa résolution 9, avait recommandé
l'adoption d'une politique tendant "à l'économie dans
l'usage de l'or, par le maintien de réserves sous forme de balances
à l'étranger".
Ce texte paraît
obscur. Il n'en a pas moins eu des conséquences très
précises. Antérieurement, les banques d'émission ne
pouvaient compter dans leurs réserves que de l'or ou des créances
libellées en monnaie nationale. la recommandation visant
l'économie dans l'usage de l'or demandait aux Nations d'autoriser
leurs banques d'émission respectives à garder également,
dans leurs actifs, des devises payables en or, c'est-à-dire, en fait, des
livres sterling et des dollars.
Cette recommandation a
été formulée unanimement par les experts et personne ne
s'est rendu compte, à l'époque, qu'elle allait ébranler
les bases de la civilisation occidentale.
J'ai une grande
méfiance pour les experts. J'ai souvent été
considéré comme tel. Ce qui caractérise les experts,
c'est qu'ils sont toujours experts en quelque chose, mais rarement dans le
domaine où on les consulte.
Le régime qui
permet aux banques d'émission de garder des devises à
l'étranger est appelé le "gold-exchange-standard". Il
n'a pas de nom français, parce qu'il est essentiellement britannique
de conception. Le "gold-exchange-standard" permet à la
Banque de France, par exemple, quand elle reçoit des capitaux venant
des États-Unis, de laisser en dépôt sur la place de New
York les dollars qu'elle a achetés, au lieu de demander à New
York l'or qu'ils représentent et de le faire entrer dans ses actifs.
La différence
paraît anodine. Elle a pourtant grandement atténué les
vertus régulatrices du système monétaire.
Dans le système du
"gold-standard" qui, lui, a un nom français — c'est
l'étalon-or —, quand des capitaux quittent un pays pour venir
dans un autre, ils sortent du premier et y diminuent, de ce fait, la
possibilité de crédit. Et quand ils entrent dans le second, ils
y augmentent les possibilités de crédit.
Dans le système du
gold-exchange-standard, au contraire, les capitaux peuvent entrer dans un
pays sans sortir de celui d'où ils viennent.
La modification n'a pas
grande importance quand il n'y a pas de grands mouvements de capitaux ;
mais il y en eut, à cette époque, d'immenses, par suite du
rétablissement de la confiance en l'Europe.
Les capitaux qui, en
masse, avaient quitté l'Allemagne, la France, même l'Angleterre,
sont revenus, à partir de 1924, s'investir en Europe et notamment en
Allemagne. Ce fut un immense reflux de disponibilités.
Dans le système
financier ancien, le retour des capitaux aurait suscité un
déplacement d'or d'égal montant. Le métal aurait
quitté les États-Unis pour venir en Europe, à moins
qu'il ne fût resté "earmarked" au profit des nouveaux
possesseurs. Dans tous les cas, il aurait été soustrait aux
réserves de ceux qui le perdaient.
Dans le système
nouveau, rien de pareil. Les capitaux rapatriés entraient dans les
réserves des pays auxquels ils étaient destinés, mais
comme ceux-ci étaient en régime de gold-exchange-standard, les
dits capitaux ne quittaient pas les États-Unis, parce que les banques
qui les recevaient et les entraient dans leur bilan, où ils servaient
de base de crédit, les laissaient en dépôt aux
États-Unis ou en Angleterre, où ils continuaient à
servir de base de crédit.
Ce système a
provoqué un véritable dédoublement des monnaies
nationales. Par là il a été générateur
d'une immense inflation, source de la grande vague de
prospérité et d'expansion qui a soulevé le monde
jusqu'en 1929.
Je dois retenir votre
attention sur ce point, parce qu'il est important que nous sachions pourquoi
notre régime économique ne satisfait plus personne. Ses deux
grandes tares sont, d'une part, d'avoir introduit le chômage anglais,
c'est-à-dire d'avoir laissé un million d'hommes
inemployés, en Angleterre, pendant vingt ans, et, d'autre part,
d'avoir rendu possible cet effroyable drame que fut la crise de 1929,
génératrice d'immenses misères.
Or la gravité de la
crise de 1929 est due tout entière au processus dont je viens de vous
indiquer le principe.
L'immenses reflux de
capitaux vers l'Europe s'est accompagné, en effet, d'un
véritable doublement des facultés de crédit dans le
monde, donc d'une très large augmentation du volume du pouvoir d'achat
disponible. Il a, de ce fait, provoqué le "boom" de
1928-1929, qui a porté le monde à des niveaux de
prospérité extrêmes, puisque les facultés de
demande étaient, par suite d'un phénomène de
multiplication bien connu, beaucoup plus que doublées.
Ainsi le frein que
constituait le système monétaire avait été, non
pas brisé, mais très largement distendu. Ce qu'oublient
généralement les profanes, c'est que le système
monétaire est essentiellement un système régulateur. On
parle beaucoup de cybernétique dans le moment présent. Les
mécanismes monétaires, comme la plupart des mécanismes
économiques, sont des mécanismes de "feed back", des
mécanismes régulateurs, qui tendent à maintenir des
équilibres. Et dans la mesuré où l'on distend ces
mécanismes, on peut s'écarter davantage des positions
d'équilibre. C'est ce que nos experts de la conférence de
Gênes n'avaient certainement pas compris. Et dès lors que les
freins étaient distendus, on pouvait se livrer joyeusement à la
grande vague de prospérité et d'inflation.
Mais le jour où
l'incident est survenu et a cristallisé, comme dans une solution
sursaturée, les réactions individuelles, il a fallu revenir
d'autant plus en arrière, dans la voie de la dépression, qu'on
avait été plus avant dans la voie de l'expansion. Et cela a
donné le "black friday" du marché de New York.
Il a été, en
1929, le premier signe avertisseur de la grande crise mondiale, qui s'est
répercutée, par ondes successives, dans tous les pays d'Europe
et a provoqué la grande dépression, génératrice de
plus de douleurs et de souffrances que tous les cataclysmes
économiques qui l'avaient précédée. Elle a
donné au monde l'impression qu'il y avait quelque chose
d'irrémédiablement vicié dans le système qui
permettait une pareille catastrophe.
Quand les peuples ont
éprouvé ces désordres, ils ont redécouvert le problème
monétaire qu'ils croyaient résolu. Ils s'étaient, sans
le savoir, laissés condamner à cette grande dépression,
suite normale de la grande prospérité de 1929 et —
j'insiste — conséquence directe de l'erreur fondamentale
qu'avait été la généralisation du
gold-exchange-standard.
A la grande
dépression, ils ont réagi de deux manières
différentes et c'est dans leurs réactions que se trouvent les
sources des deux grands courants entre lesquels se répartissent,
encore actuellement, les politiques économiques et monétaires
des divers États du monde.
La voie allemande :
rationnement et contrôle des changes
La crise de 1929 et les
ondes qui l'ont propagée avaient profondément
ébranlé la confiance des prêteurs qui avaient
transféré des capitaux des États-Unis et d'Angleterre
vers l'Europe continentale, surtout pour les investir en Allemagne. Or une
crise bancaire — celle de la Kreditanstalt — survenant en
Autriche, en 1931, a déclenché le reflux de ces capitaux,
d'Autriche d'abord, d'Allemagne ensuite, vers leurs pays d'origine.
Au printemps de
l'année 1931, il est apparu que l'on se trouvait menacé d'une
nouvelle dépréciation du mark, analogue à celle qui
avait si profondément bouleversé l'Allemagne après la
première guerre.
Il faut que vous sachiez
— et ceux qui ont vécu cette époque le savent bien
— le souvenir profond qu'avait laissé, en Allemagne, la grande
inflation des années 1922-23. Tous ceux qui connaissaient l'Allemagne
étaient convaincus, à l'époque, que le peuple allemand
ne tolérerait pas une nouvelle inflation, qu'il était
prêt à tous les excès pour protester contre le
renouvellement de pareils désordres.
Les autres grandes
puissances, se rendant compte des risques qu'entraînerait une nouvelle
inflation en Allemagne, ont essayé de conjurer le danger.
J'ai suivi ces
événements. J'étais alors attaché financier
à l'Ambassade de France à Londres. Or c'est à Londres
que s'est joué, en grande partie, le drame que je voudrais maintenant
décrire.
L'histoire est souvent
incomplète. Beaucoup d'événements historiques ont des
aspects anecdotiques, qui sont perdus parce que ceux qui y ont
participé n'ont pas eu le temps, ou le désir, d'en
écrire un compte rendu. Or le détail des
événements que je vais évoquer est important pour la
compréhension de tout ce qui a suivi.
Donc, les gouvernements se
trouvaient devant la menace d'une nouvelle inflation en Allemagne. A ce
moment, la France, essentiellement; et d'autres pays aussi, vainqueurs de
l'Allemagne, étaient créanciers de réparations. Les
paiements de réparations s'ajoutaient aux obligations
extérieures de l'Allemagne. La première réaction a
été celle du Président Hoover qui, au mois de juin 1931,
notant que "les paiements de réparation imposés à
l'Allemagne ajoutaient des charges à sa balance des comptes",
avait proposé, dans l'espoir d'éviter une nouvelle
dépréciation du mark, "l'allégement des obligations
de paiement de l'Allemagne à l'étranger".
A cette fin, il
décrétait le "moratoire Hoover", qui suspendait, pour
une année, les obligations des États débiteurs des États-Unis
au titre des dettes de guerre, à la condition que ceux-ci suspendent,
eux-mêmes, pendant la même période, les obligations de
l'Allemagne au titre des réparations. Il espérait que pendant
ce répit on trouverait le moyen de parer à la menace d'une
nouvelle dépréciation du mark.
La réaction des
gouvernements a été ce qu'elle est toujours en pareil
cas : convoquer une conférence internationale. Cette
conférence siégea à Londres, en juillet 1931, en pleine
période de vacances. Ce détail est important, car le
délégué des États-Unis à cette
conférence était M. Stimson, qui était alors
Secrétaire d'État. Il venait de partir en congé pour
l'Europe. Seulement, à l'époque, il n'y avait pas d'avions (les
jeunes aussi ne s'en rendent pas compte ; en 1930, Lindbergh avait bien
traversé l'Océan, mais il était le seul à l'avoir
fait). M. Stimson était donc parti en vacances pour l'Europe,
mais en bateau. Et le Président Hoover avait déclaré le
moratoire qui porte son nom pendant que le Secrétaire d'État
était en mer.
A son arrivée
à Southampton, un délégué de l'Ambassade des
États-Unis l'attendait et lui dit : "Vous venez d'être
nommé représentant des États-Unis à la
Conférence. Voulez-vous venir à White-Hall, la
conférence s'ouvre demain matin à dix heures." Et M. Stimson
vint à White-Hall.
La conférence
était présidée par M. Mac Donald, premier ministre
de Grande-Bretagne. Le délégué de l'Allemagne
était le Chancelier Brüning, qui était, pensait-on —
c'était en 1931 —, le dernier défenseur en Allemagne
d'une politique pacifique et qui, avec l'appui des gouvernements
anglo-saxons, tentait de résister à l'inflation. Le
délégué de la France était Pierre-Étienne
Flandin et j'avais le privilège, comme Attaché financier
à l'Ambassade, de siéger derrière lui.
La conférence fut
très courte. Le Président Mac Donald dit :
"Messieurs, nous sommes réunis pour éviter une nouvelle
dépréciation du mark. Y a-t-il des propositions ? La
réunion — imprévue — avait été
préparée très rapidement. Les
délégués présents autour du fer à cheval
se sont regardés. Un seul a levé la main : c'était
M. Stimson, délégué des États-Unis, qui a
dit : "Messieurs, la menace qui pèse sur la monnaie
allemande est provoquée par les exportations des capitaux investis
à court terme en Allemagne, capitaux qui désirent sortir de ce
pays pour échapper aux risques d'une nouvelle inflation. Puisque c'est
la sortie de ces capitaux qui menace la monnaie allemande, il n'y a qu'une
solution : les immobiliser en Allemagne, c'est-à-dire leur interdire
de sortir de la zone mark."
La proposition
était entièrement nouvelle. Il n'y avait jamais eu
d'immobilisation généralisée de capitaux à
l'intérieur d'un pays. Les fonctionnaires français qui
accompagnaient M. Flandin se sont rapidement concertés. Nous lui
avons fait remarquer le caractère audacieux de cette proposition et la
nécessité, en tout cas, d'en mesurer avec soin les
conséquences. M. Flandin leva la main : "Cette
proposition est intéressante, a-t-il dit, mais pensez-vous qu'elle
soit pratiquement réalisable,"
M. Stimson s'est
fâché. Sa réponse fut courte : "Messieurs, je
vous prie de croire que lorsque le représentant du gouvernement des
États-Unis propose une solution, il s'est assuré, au
préalable, qu'elle était réalisable."
Le Président a
enchaîné : "Puisqu'il l'affirme, ce doit être
vrai. Alors que faire ?" Et l'on a naturellement conclu que pour
tenter d'immobiliser les capitaux étrangers investis à court
terme en Allemagne, il fallait convoquer un Comité d'Experts, qui aurait
mission de dire si, et, éventuellement, comment on pourrait y
réussir.
Le comité
d'experts, ainsi décidé, fut désigné sous le nom
de Comité de "Stand Still." Il siégea à
Bâle. Le représentant de la France y était un très
grand économiste, le regretté Charles Rist.
Le comité avait
mission d'élaborer la charte de l'immobilisation des capitaux à
court terme en Allemagne, c'est-à-dire du mécanisme qui
permettrait d'empêcher, par voie d'autorité, leur sortie
d'Allemagne, donc de violer les contrats aux termes desquels ils y
étaient entrés.
La décision qui
créa le comité avait, sans qu'on s'en rendît compte, une
immense portée. Elle fut, véritablement, un tournant de la
civilisation occidentale, fondée jusque-là sur le respect des
contrats et sur la liberté monétaire. Elle devait aboutir, en
effet, au système entièrement nouveau qui allait permettre la
pratique d'une politique d'inflation interne sans dépréciation
de la monnaie. Autrement dit, elle instituait en Allemagne, le contrôle
des changes.
La chose était si
nouvelle que personne ne comprit que c'était le contrôle des
changes que l'on établissait en Allemagne en lui imposant, par voir
d'accord international, un système qui permettait d'immobilier,
à l'intérieur de ses frontières, les capitaux qui s'y
trouvaient investis.
C'est ainsi que lorsque
Hitler prit le pouvoir, il trouva tout monté le système qui
devait lui permettre d'exister et de durer. Ce n'est pas le docteur Schacht,
contrairement à ce que l'on croit, qui a inventé la politique
monétaire caractéristique du régime hitlérien.
Cette politique a été imaginée et instituée,
presque complètement inconsciemment, par les accords de "stand
still".
Or ses conséquences
furent tragiques. Hitler voulait armer l'Allemagne le plus vite possible et,
pour cela, dépenser sans limite. Dans le système antérieur,
il n'aurait pu y réussir, car l'inflation aurait provoqué la
dépréciation de la monnaie allemande et le peuple allemand
n'aurait pas toléré une nouvelle inflation galopante. Mais le
nouveau système, en permettant l'immobilisation du pouvoir d'achat
nouvellement créé à l'intérieur des
frontières, évitait les conséquences ostensibles du
déficit budgétaire et, en particulier, la hausse des changes
étrangers qui, normalement, en eût été la
conséquence.
C'est ce principe
d'immobilisation des capitaux investis en Allemagne que le docteur Schacht a
appliqué jusqu'à ses limites extrêmes, et avec une
impeccable rigueur. Le grain était semé, il suffisait de le
laisser germer. Le processus fut relativement simple : Hitler
dépensait et il constatait que la dépense sans recette faisait
hausser les prix. C'était le schéma classique de l'inflation.
Mais la hausse des prix était dangereuse, du point de vue politique.
On l'interdit, sous menace des pires sanctions. Ces pires sanctions atteignirent
rapidement la sanction suprême, la peine de mort. Et c'est ainsi que
s'est trouvé établi, presque spontanément, le
régime de stabilisation autoritaire des prix.
Mais du fait que la
demande excédentaire n'était pas remplie par la hausse des
prix, elle portait sur des quantités de produits de plus en plus
élevées.
C'est sur ces entrefaites
qu'en 1934 j'ai été envoyé en Allemagne, pour
négocier un premier accord de clearing entre la France et l'Allemagne.
J'ai vu le docteur Schacht, qui m'a dit : "On me transmet une
information curieuse : on me manquait de beaucoup de choses ;
depuis hier, on manque aussi de baignoires en zinc. Mais cela n'a aucune
importance : je prends aujourd'hui un décret qui rationne la
demande de baignoires en zinc."
Que s'est-il
produit ? Le processus est trop familier pour que nous ne le voyions pas
en pleine lumière : on donne aux gens un pouvoir d'achat qui
dépasse la valeur des richesses à acheter. Donc, ils peuvent
demander plus que le marché ne peut leur offrir et comme ils ne
veulent pas garder ce pouvoir d'achat sous forme de monnaie, parce qu'elle ne
leur inspire pas confiance, ils demandent tout ce que qu'ils peuvent
demander, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas rationné. On avait
oublié de rationner les baignoires en zinc, on a demandé des
baignoires. Et c'est ainsi que le docteur Schacht à découvert
qu'il fallait tout rationner.
C'est maintenant une
vérité reconnue que dans les pays à inflation où
l'on a fait du rationnement, il est un débouché qui reste
sensible à l'émission monétaire, c'est le commerce des
antiquités, car il n'est jamais rationné. Il paraît que
dans les boutiques d'antiquaires, on perçoit directement les
déficits du Trésor : dans les semaines de plus grand
déficit, on note une plus grande demande. Le commerce des
antiquités est un des baromètres les plus sensibles de la
situation monétaire, dans les pays à inflation réprimée.
C'est en élaborant,
au jour le jour, la politique de rationnement, que le docteur Schacht a
constitué le système entièrement nouveau, qui porte son
nom. Il y avait des précédents d'inflation, mais il n'y avait
pas de précédents d'inflation réprimée,
c'est-à-dire d'inflation contrôlée par les
mécanismes autoritaires que le régime hitlérien, par sa
toute-puissance, son mépris de la liberté individuelle et aussi
son système policier, pouvait mettre en œuvre.
L'inflation
réprimée permet de dépenser sans compter, de donner des
salaires élevés, de construire, en bref, de distribuer du
pouvoir d'achat sans se préoccuper de la valeur des biens susceptibles
de le remplir, pour que, par la pratique du rationnement
généralisé, on limite la dépense, nonobstant le
volume des pouvoirs d'achats individuels, à la valeur des richesses
offertes sur le marché.
Ce système,
lorsqu'il est efficace, accumule d'immenses réserves de pouvoir
d'achat, maintenues hors marché par les mesures de rationnement. Il
conduit à cette situation extraordinaire dans laquelle se trouvait
l'Allemagne en 1948, à la veille de la réforme
monétaire. Tous les individus étaient tellement remplis de
pouvoir d'achat inutilisable qu'ils n'avaient plus aucune raison de
travailler. Le seul problème, pour eux, n'était pas de gagner
davantage, mais de trouver un petit coin de marché noir, où ils
pourraient utiliser une petite fraction de leur pouvoir d'achat
inemployé. Tous ceux qui ont été en Allemagne avant 1948
ont bien connu cette situation : toutes les usines éteintes, tous
les champs désertés, les boutiques vides, un pays mort, en
somme, puisque du fait des immenses réserves de pouvoir d'achat
inutilisable, plus personne n'avait de raison de produire au-delà de
ce qu'il pouvait lui-même consommer.
cependant, un jour du mois
de juin 1948, on a fait, dans l'Allemagne de l'Ouest, une réforme
monétaire, qui a annulé, par voie d'autorité, 90 %
du pouvoir d'achat inutilisé. Du soir au matin, les hommes ont
retrouvé des motifs de produire, des raisons d'agir, et en même
temps, toutes les raisons de croire en l'avenir de leur pays [1].
La réforme
monétaire allemande, en démontrant "a contrario" les
effets d'un véritable mécanisme monétaire, a fait la
preuve qu'il n'y avait pas de civilisation de liberté sans une
véritable monnaie, exclusive d'inflation.
Voilà l'une des
faces du diptyque : la solution allemande, produit de cette
conférence de 1931, qui a voulu, à tout prix, éviter une
nouvelle dépréciation du mark que les pratiques
antérieures rendaient inévitables.
La voie anglaise :
dévaluation et ordre financier
L'autre solution, c'est
celle que l'Angleterre à mise en œuvre, dans les mêmes
circonstances et à la même époque.
Les
événements d'Allemagne avaient naturellement affecté la
monnaie anglaise, car beaucoup des capitaux bloqués en Allemagne
provenaient d'Angleterre. Les banques anglaises, qui comptaient sur ces
actifs pour assurer leur liquidité, se trouvaient, du fait de
l'immobilisation de leurs créances, dans une situation dangereuse. Par
une sorte de choc en retour, la monnaie anglaise, quelques semaines
après les décisions de 1931, qui immobilisaient les
investissements à court terme en Allemagne, s'est trouvée
à son tour menacée. Les capitaux ont commencé à
quitter l'Angleterre et celle-ci a constaté que ses réserves
devenaient insuffisantes pour maintenir la convertibilité de la livre
sterling.
La réaction de
l'Angleterre a été une réaction de bonne foi. Elle a
essayé de lutter. le Contrôleur de la Trésorerie
Britannique, Sir Frederic Leith-Ross, est venu en France, pour nous demander
un prêt qui permette de maintenir le cours de la livre sterling.
C'était un de mes
amis très chers. Je l'ai accueilli au Bourget et l'ai trouvé si
défait que le l'ai tout de suite conduit dans un des restaurants de la
Vilette, pour lui faire manger une entrecôte vigoureuse et essayer de
remonter un peu son moral.
"Ce qu'il y a de
terrible, me dit-il, c'est que, de ces démarches, le
représentant de la Trésorerie britannique n'a pas
l'habitude." Cependant notre accueil amical tendait à rendre les
choses aussi aisées que possible.
Mais nous avons consenti
à la Banque d'Angleterre un prêt que nous croyions suffisant
pour parer aux sorties de livre sterling. Malheureusement, ce prêt a
été dévoré en très peu de jours. C'est ce
que l'on constate toujours dans les opérations de ce genre. L'action
de tous est toujours plus efficace que celle d'un seul, si important soit-il,
même quand il est un gouvernement. Bref, l'Angleterre, malgré
son désir, n'a pas pu maintenir le cours de la livre sterling. Elle a
accepté la dépréciation de sa monnaie, plutôt que
d'imposer les contrôles caractéristiques de la politique
hitlérienne.
Certes l'Angleterre aurait
pu, comme l'Allemagne, maintenir le niveau de sa monnaie par un système
d'inflation réprimée. Mais elle aurait dû, à cette
fin, sacrifier la liberté des Anglais, comme Hitler a sacrifié
celle des Allemands, et violer les contrats souscrits à l'égard
des créanciers en livres sterling. Mais l'Angleterre a accepté
les réalités. Puisque la situation impliquait une
dépréciation de la livre, elle a consenti cette
dépréciation et, en le faisant, elle a sauvé la
liberté.
La décision de la
Grande-Bretagne, de laisser la livre se déprécier, a
été essentielle. En choisissant la liberté, elle a
véritablement sauvé d'un désastre
irrémédiable la civilisation occidentale.
Tout cela montre ce qu'il
y a de spontané et d'imprévisible dans les décisions
politiques les plus importantes. Dans l'esprit des hommes qui gouvernent un
pays, il y a des tendances, des principes, qui entraînent un certain
comportement. Mais l'explication, la théorie, ne viennent
qu'après.
L'Angleterre a
essayé de résister à la dépréciation de la
livre. Elle a, à cette fin, employé tous les moyens du bord.
Mais l'événement a dépassé la volonté de
ceux qui tendaient à le contrecarrer. Le tournant décisif a
été le refus du régime qui aurait, pour sauver la
monnaie, sacrifié la liberté des hommes et le respect des
contrats.
Les deux voies, l'anglaise
et l'allemande, mettent en pleine lumière l'option qui s'impose
à tout pays menacé d'inflation : ou bien sauver les
apparences, c'est-à-dire une monnaie qui n'est plus une vraie monnaie
parce qu'elle ne confère plus un pouvoir d'achat inconditionnel et
que, de ce fait, elle ne peut être maintenue que par le sacrifice de la
liberté de ceux qui l'utilisent, ou sauver les réalités,
en acceptant les conséquences, c'est-à-dire la
dépréciation de la monnaie lorsque, par la politique
antérieure, elle a été rendue indispensable, tout en cherchant,
naturellement, à la réduire au minimum, par action sur les
causes qui l'ont provoquée.
C'est cette option
fondamentale qui est à la base de la plupart des problèmes
politiques, dans toute l'histoire de la première après-guerre.
La France s'est trouvée,
comme les autres pays, à la croisée des chemins et elle a
dû choisir. Elle a d'abord essayé, avec plusieurs pays de
l'Europe Continentale, de sauvegarder son niveau monétaire, en
constituant le groupement qu'on a appelé le "bloc-or".
Mais les causes
d'inflation, en France, étaient plus profondes et plus permanentes que
celles qui affectaient la monnaie anglaise, car aux répercussions des
événements extérieurs s'ajoutaient les effets de
déficits budgétaires importants, produits, notamment, des
efforts d'armement qu'imposait l'approche d'une nouvelle guerre. Après
avoir résisté jusqu'en 1936, sans consentir, ni à la
dépréciation monétaire (la voie anglaise), ni au
contrôle des changes (la voie allemande), le gouvernement a fini par
constater qu'il était vain de refuser les conséquences
lorsqu'on avait accepté les causes. Ce fut alors qu'obligée de
choisir, la France — et ce fut le grand mérite des gouvernements
de l'époque — choisit la voie anglaise. A ce choix nous devons
d'avoir abordé la guerre dans une situation financière
très saine. On n'a jamais assez dit qu'entre novembre 38 et juillet
39, les finances françaises avaient été très
profondément assainies.
La deuxième guerre
mondiale a provoqué, dans les pays qui avaient maintenu la
liberté monétaire, une augmentation sensible du déficit
budgétaire : en Angleterre, du fait de l'effort d'armement ;
en France, après la défaite, du fait des frais d'occupation
— 500 millions par jour — imposés par l'ennemi.
Or quand l'existence d'un
pays est en jeu, la sauvegarde de l'ordre financier devient difficile, sinon
impossible. C'est ainsi que tous les belligérants se sont
trouvés engagés dans un processus inflationniste qui leur a
imposé, bien qu'à des degrés divers, un système
d'inflation réprimée, à l'image du système
allemand. mais la mise en œuvre de pareil système est plus
aisée, même dans les pays démocratiques, en temps de
guerre qu'en temps de paix. On accepte plus facilement, comme part du
sacrifice qu’impliquent la défense de la nation, les
réglementations qu'exige le maintien d'une monnaie à un niveau
arbitraire. En 1944, l'Angleterre, le France et tous les pays
belligérants avaient rejoint l'Allemagne dans la pratique du contrôle
des prix et du rationnement généralisés.
Pour tous ces pays,
à l'issue de la deuxième guerre mondiale, un même
problème se posait : la sortie de ces régimes d'exception.
Certains pays, tels la
Belgique, la Hollande et, en 1948, l'Allemagne, ont rétabli la
liberté monétaire en annulant, par voie d'autorité, tout
ou partie du pouvoir d'achat excédentaire.
La France, au contraire, a
suivi la voie anglaise de 1931, mais, malheureusement, en ne fermant pas le
robinet à inflation. Elle s'est ainsi condamnée à une
dépréciation progressive de sa monnaie.
L'Angleterre a
pratiqué une politique très britannique, qui n'a
supprimé que très prudemment les contrôles, tout en
acceptant une certain dose d'inflation et de hausse des prix.
L'option
présente : contrôle par les "Comptes de la
Nation" ou par la politique monétaire.
L'analyse qui
précède montre qu'en matière monétaire, la parole
de l'Ecclésiaste : "On aura les conséquences",
s'applique avec une particulière rigueur. Quand on a laissé se
créer un état inflationniste, aucune force humaine ne peut en
éviter les conséquences. On les a, ou apparentes, et c'est la
dépréciation monétaire, ou dissimulées, et c'est
l'inflation réprimée. Mais, dans tous les cas, elles sont
là, avec les désordres qui y sont toujours associés.
Si l'on refuse ces
désordres, il n'est qu'un moyen, c'est de parer à la cause qui
les suscite et cette cause, cette cause unique, est toujours le
déficit [2].
Le déficit, c'est
la dépense sans recette, c'est-à-dire la volonté de
demander sans offrir, pour l'État sans prendre, donc, dans tous les
cas, d'obtenir gratuitement. C'est le déficit qui impose le choix
entre la voie allemande et la voie anglaise. Si l'on ne veut ni de l'une, ni
de l'autre, si on désiré l'ordre et la stabilité, il
n'est qu'une solution : parer à la cause du désordre en
rétablissant un équilibre acceptable entre le volume global du
pouvoir d'achat et la valeur globale des richesses offertes pour le remplir.
Ce sont les moyens de
pareil équilibre qu'il faut maintenant préciser, en indiquant,
à la lumière des progrès qui ont été
accomplis dans la théorie économique, comment se pose,
maintenant, dans la plupart des pays, le problème de la lutte contre
le déficit, c'est-à-dire du maintien de la stabilité
économique et monétaire.
La cause unique de tous
les drames de l'inflation, c'est qu'il y a des agents économiques,
quels qu'ils soient, État, collectivités, entreprises,
personnes privées, qui réussissent à dépenser
plus qu'ils n'encaissent, c'est-à-dire à obtenir un pouvoir
d'achat qu'ils n'ont pas acquis par une offre de même valeur sur le
marché.
Il n'est pourtant pas
aisé de dépenser sans avoir encaissé. Bien que ce soit
une situation très générale — celle des personnes
qui vivent au-delà de leurs moyens — elle n'est pas à la
portée de tout le monde. Considérons, par exemple, la situation
du marché de village. En matière économique, il faut,
autant que possible, revenir toujours aux situations concrètes,
à la réalité du marché de village où, sur
la place de l'église, les ménagères viennent vendre
leurs œufs ou leur beurre pour acheter de la viande ou des chaussures.
Si une
ménagère, faisant son marché, veut repartir le soir
avec, dans son porte-monnaie, l'argent qu'elle y a avait le matin en arrivant,
il lui sera impossible, sauf circonstances exceptionnelles, de
dépenser, donc de demander sans avoir offert. Si elle est
arrivée le matin avec cinq cents francs et si elle veut rentrer chez
elle, le soir, avec la même somme, elle ne pourra demander du beurre,
par exemple, que dans la mesure où elle aura vendu des œufs.
Ainsi l'équilibre du marché de village sera parfaitement
assuré, parce qu'il n'y aura jamais de demande sans offre, jamais de
pouvoir d'achat sans richesses à acheter.
J'ai dit, cependant, que
notre ménagère ne pourrait demander que, dans la mesure
où elle n'aurait offert, "sauf circonstances exceptionnels",
que je vais maintenant préciser.
Elle pourra demander plus
qu'elle n'aura offert si elle accepte de revenir chez elle, le soir, avec une
encaisse inférieure à celle qu'elle avait le matin. Si, par
exemple, elle est arrivée avec cinq cents francs, et si elle accepte
de rentrer le soir avec deux cent cinquante francs, elle pourra demander
à concurrence de la valeur des œufs qu'elle aura offerts, plus
deux cent cinquante francs. Donc, première possibilité de
demande sans offre : une diminution de l'encaisse que certains
participants au marché désirent détenir et qui
constitue, pour eux, "l'encaisse désirée."
Deuxième
possibilité de demander plus qu'on a offert : le cas où
l'on rencontre un banquier. Cela arrive quelquefois. Si l'on a la bonne
fortune de rencontrer un banquier et de lui inspirer confiance, il peut vous
dire : "Je vous offre un crédit de cinq cents francs, que
vous me rembourserez dans trois mois." Si tel est le cas de notre
ménagère, elle peut demander sur le marché à
concurrence de la valeur des œufs qu'elle a offerts, majorée des
cinq cents francs que le banquier lui a prêtés.
Ainsi apparaît la
relation fondamentale de l'équilibre économique : demande
globale = valeur globale des offres + différence entre la variation,
au cours de la séance du marché considérée, du
montant global des encaisses effectives et du montant global des encaisses
désirées.
Si maintenant on considère
la France entière comme une grande place de marché, on peut
écrire :
Demande globale pendant la
période considérée = valeur globale des produits offerts
+ différence entre les variations, pendant la même
période, de la quantité globale de monnaie en circulation et du
montant global des encaisses désirées.
Ceci montre que la demande
globale est égale à la valeur globale des offres,
c'est-à-dire qu'il ne peut y avoir d'inflation, tant que la
quantité de monnaie en circulation varie comme le montant global des
encaisses désirées.
Autrement dit, tant que
l'augmentation de la quantité de monnaie de monnaie en circulation est
désirée, elle n'a aucune action sur les prix. Il n'y a pas
inflation tant que la quantité de monnaie en circulation répond
à un besoin d'encaisse.
Au contraire,
l'émission de suppléments de monnaie engendre un
phénomène inflationniste si elle a lieu sans que les personnes
qui reçoivent les encaisses supplémentaires désirent les
garder dans leurs tiroir-caisse ou dans leurs portefeuilles,
c'est-à-dire lorsque ces suppléments de monnaie, n'étant
pas désirés, suscitent une demande excédentaire, qui
alors agit sur les prix.
Cette constatation
précise l'option offerte à toute politique tendant à la
stabilité du niveau général des prix.
Puisque la
différence entre la demande globale et la valeur globale des offres
est identique à la différence entre la variation de la
quantité de monnaie en circulation et celle du montant global des
encaisses désirées, on est assuré que les deux
différences varieront toujours simultanément, donc qu'aucune
des deux ne variera sans que l'autre varie du même montant.
Pour écarter toute
perturbation de l'équilibre économique, on peut donc, soit
contrôler le premier terme, soit contrôler le second. Dans le
premier cas, on agit sur la différence entre la demande globale et la
valeur globale des offres ; on fait de la politique économique.
Dans le second, on agit sur la différence entre le volume global de la
monnaie en circulation et le volume global des encaisses
désirées ; on fait de la politique monétaire.
Avant la guerre, on ne
voyait pas clairement cette option ; on ne se préoccupait que de
la quantité de monnaie en circulation.
En 1919, par exemple, on a
dit : on remboursera deux milliards de francs par an à la Banque
de France et, ainsi, on reviendra progressivement à l'état
d'avant-guerre. On ignorait que le niveau des encaisses désirées
était susceptible d'affecter la quantité de monnaie en
circulation.
Mais aujourd'hui, la
politique monétaire n'est plus à la mode [3]. Jusqu'à une date
récente, elle était même complètement
oubliée. Les spécialistes qui parlaient de monnaie
étaient considérés comme des attardés. Les
économistes, eux, ne pensaient qu'au contrôle du pouvoir
d'achat.
Le changement de point de
vue n'était pas sans cause. Jadis la question du contrôle du
pouvoir d'achat ne se posait pas. Très peu de revenus, en effet,
étaient fixés a priori. L'État n'était pas, ou
n'était que très peu, en déficit. Il ne donnait des
traitements aux fonctionnaires que dans la mesure où il en avait prélevé
le montant sur des contribuables. Les entreprises, quand elles étaient
en déficit, étaient rapidement mises en faillite. Elles ne
pouvaient distribuer des salaires que dans la mesure où elles avaient
des recettes. Quant aux investissements, ils n'étaient
pratiqués qu'en fonction des emprunts réalisés sur le
marché, donc seulement lorsqu'un prêteur renonçait
à dépenser pour permettre à l'emprunteur de
dépenser à sa place. Pour toutes ces raisons, le pouvoir
d'achat global était toujours sensiblement au niveau de la valeur
globale des richesses offertes sur le marché.
Depuis la guerre, une
mutation capitale est intervenue dans le processus de formation du pouvoir
d'achat. De très nombreux revenus sont maintenant fixés a
priori. Ils ne sont plus des conséquences, mais sont devenus des
causes.
En premier lieu, les
dépenses de l'État — et en particulier les salaires
publics — ne sont plus fonction des recettes de l'État, mais
sont fixés a priori, sous l'effet d'exigences politiques ou de
pressions syndicales. Je ne dis pas que celles-ci soient illégitimes,
mais je constate qu'elles apparaissent comme des impératifs et qu'au
gré des "rendez-vous" fixés par les pouvoirs publics,
elles déterminent le niveau des rémunérations des
fonctionnaires, indépendamment des ressources fiscales qui devaient
les financer. Par-là, elles peuvent être
génératrices de pouvoir d'achat sans contrepartie.
De la même
façon, dans les entreprises nationalisées — en fait, dans
la plupart, aussi, des entreprises privées — le niveau des
rémunérations est fixé, indirectement, par le niveau du
salaire minimum garanti, c'est-à-dire a priori et sans
considération de la valeur des richesses que l'entreprise met sur le
marché, donc, des biens qu'elle produit pour remplir les revenus
qu'elle distribue.
Quant aux investissements,
ils sont devenus, depuis la grande mode des théories
keynésiennes, plus ou moins bien interprétées, des
éléments inconditionnels des budgets de dépense.
L'État s'engage à fournir à nombre d'entreprises, publiques,
semi-publiques ou quelquefois privées, les ressources qu'elles ne
peuvent ou ne veulent emprunter sur le marché. Il comprend donc, dans
ses programmes, le financement des plans de modernisation et
d'équipement qu'il estime nécessaires ou opportuns. Certes, ces
dépenses entraînent presque toujours des avantages
inconditionnels, indépendants des disponibilités que
l'épargne fournit pour les satisfaire.
Tous ces changements, si
justifiés que, par ailleurs, ils puissent paraître, ont
désolidarisé la demande de l'offre. Dorénavant,
celle-là n'est plus directement engendrée par celle-ci et peut
donc lui être, pendant des périodes prolongées,
sensiblement supérieure.
Cette constatation a
conduit toute une école d'économistes à penser que, pour
rétablir l'équilibre, il n'y a avait qu'une solution, qui
était d'ajuster systématiquement la demande globale à la
valeur globale des offres. c'est ainsi qu'est apparue et que s'est
imposée, dans tous les grands pays, la politique des "Comptes de
la Nation", qui cherche à établir l'équilibre, non
plus, comme jadis, entre dépenses et recettes de l'État, dans
le cadre d'un compte budgétaire n équilibre, mais entre revenus
et richesses produites, dans le cadre d'une comptabilité de la Nation.
Tous les pays, les États-Unis, l'Angleterre, la France notamment,
s'imposent la production annuelle des Comptes de la Nation, qui cherchent
à établir l'équilibre, par voie d'autorité, entre
dépenses globales et valeur globale des richesses offertes sur le
marché. En France actuellement, c'est essentiellement du Budget de la
Nation que l'on attend l'équilibre économique.
En théorie,
pareille politique pourrait être très efficace. Le malheur est
qu'à l'égard de réalités humaines, le calcul
n'est pas un maître toujours obéi. Lorsqu'il s'agit
d'établir l'égalité entre des grandeurs qui affectent
aussi profondément le sort des hommes que le salaire d'une part, la
production d'autre part, des équations, si rigoureuses qu'elles
soient, ne mordent pas profondément sur les réalités.
C'est même parce que celles-ci résistent que, malgré les
équilibres savamment réalisés dans les registres des
comptables nationaux, l'inflation continue à sévir dans tous
les grands États de l'Occident [4].
Peut-être la Russie
soviétique peut-elle plus aisément — en encore n'est-ce
pas sûr — ajuster, par voie de décrets, les revenus
à la valeur des richesses offertes pour les remplir. Je dis que ce
n'est pas sûr, parce que j'ai eu le privilège, en 1945, de
séjourner en Russie soviétique (j'étais alors
délégué de la France à la Commission des
Réparations qui siégeait à Moscou).
J'ai découvert,
là-bas, des marchés libres, où les acheteurs pouvaient
dépenser le solde des revenus qui dépassaient la valeur des
richesses offertes sur les marchés officiels. C'est dire que la Russie
soviétique, seule dans l'univers à ce moment, comptait sur le
mécanisme des prix pour parfaire l'équilibre économique,
ce qui ne manque pas de piquant.
Sur les marchés
libres, les paysans pouvaient vendre, à des prix résultant
seulement de la confrontation de l'offre et de la demande, tout ce qu'ils
n'avaient pas versé à l'État, au titre des prestations
obligatoires.
La demande sur le
marché libre épongeait l'excédent des revenus
distribués sur la valeur des rations attribuées.
Ceci vous montre que,
même en Russie soviétique, l'ajustement de la demande globale
à la valeur globale des offres n'est pas si aisé et c'est aussi
la preuve, de la part des économistes soviétiques, d'une
compréhension des mécanismes de marché, dont n'ont pas
toujours fait preuve les théoriciens de l'économie capitaliste.
Mais il existe, pour le
maintien de l'équilibre équilibre économique, une autre
solution : c'est la politique monétaire. Elle a pour principe le
refus de toute création de monnaie qui n'a pas pour contrepartie l'offre
de richesses d'égale valeur. Autrement dit, elle interdit l'escompte
de "fausses créances".
L'essence de la politique
monétaire, c'est le contrôle du second terme de
l'équation sus-indiquée. Il tend à assurer
l'égalité de la quantité globale de monnaie en circulation
et du montant global des encaisses désirées. Ce contrôle
s'accomplissait surtout indirectement, par une stricte limitation de la
nature des créances offertes à l'escompte, notamment quant
à leur solvabilité et à leur durée. Il
était donc relativement facile à exercer et, de ce fait,
efficace, mais brutal, ce qui le rendait doublement impopulaire.
C'est même en raison
de son efficacité qu'il n'était accepté que très
impatiemment par l'opinion publique.
Mais il s'est produit
depuis quatre ans [5] un phénomène
singulier, c'est que les peuples ont redécouvert, progressivement, la
technique monétaire. D'abord l'Angleterre, puis les États-Unis
au moment de la guerre de Corée, et nous-mêmes maintenant.
L'Autriche et la Hollande en ont fait avant nous une magnifique application,
et elle s'est avérée infiniment plus efficace que la
méthode des "Comptes de la Nation". C'est elle qui a provoqué
l'extraordinaire restauration de la situation financière en Hollande
et en Autriche.
Néanmoins, je ne
suis pas hostile à la première méthode ; en
pareille matière, il faut être prudent, utiliser tous les moyens
d'action. Mais, je considère que dans le régime où
vivent encore les pays de l'Occident, avec le large secteur privé qui
le caractérise, la politique monétaire peut être plus
facilement et plus efficacement appliquée que la méthode de
contrôle direct des revenus, par le moyen des "Comptes de la
nation".
En l'état actuel
des choses, dans nos pays, tels qu'ils sont, les hommes ne se laissent pas
aisément conduire par des équations. Ils résistent et il
est difficile de les empêcher de résister, si l'on n'accepte pas
de leur couper la tête trop souvent.
La méthode
monétaire, au contraire, n'implique ni calculs complexes, ni
théories subtiles. Elle est à l'échelle humaine et c'est
pour cette raison que, selon moi, le monde ne sortira — s'il sort
jamais — de l'âge de l'inflation, que par le retour généralisé
aux techniques monétaires.
Nos civilisations sont
fragiles. L'instabilité des prix, qui les a marquées, depuis un
demi-siècle, est une des principales causes de leur faiblesse. Si l'on
veut tenter de les sauver, il faut leur rendre une stabilité
suffisante. Assurément, il n'est pas question d'abandonner la
technique des "Comptes de la Nation". Celle-ci est une
conquête définitive de la politique économique. Mais il
faut parer à ses insuffisances et à ses faiblesses, en
l'appuyant sur une politique monétaire efficace.
Seule une politique
monétaire efficace exclura le déficit, en rendant son
financement impossible. Seule elle empêchera la liberté
d'engendrer le désordre.
La civilisation
libérale, dans laquelle nous croyons encore vivre, ne produit ses
fruits que la stabilité. Si l'on veut la reconstruire, il faut lui
restituer la base monétaire solide, sur laquelle elle a
été édifiée. Aujourd'hui, après quarante
années d'inflation, c'est par la monnaie qu'on sauvera la
liberté.
Notes
[1] La
réforme monétaire allemande est commentée dans
l'article : "Une vérification a contrario : la
résurrection de l'Allemagne" publié dans la Revue des Deux Mondes, du 15
juin 1953 (et reproduit comme chapitre IV de L'Âge de l'inflation).
[2]
J'emploie ici le mot déficit dans son sens continental, qui vise un
excès de dépenses sur le total des ressources d'impôt et
d'emprunt propres à en assurer le financement et non dans le sens
anglo-saxon, qui n'évoque qu'un excès de dépenses sur
les recettes fiscales, donc un besoin d'emprunt propre à être
financé par le marché.
[3]
Écrit en 1956.
[4]
Écrit en 1956.
[5]
Même observation que dans la note précédente.
Traduction : Hervé de Quengo
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