L'analyse
de la démocratie par Tocqueville ne fait que prolonger en un sens la
distinction de Constant entre la liberté des anciens et celle des modernes
(voir notre
article sur Benjamin Constant). Dans un article de 1836 (« État
social et politique de la France avant et depuis 1789 »),
Tocqueville établit une comparaison méthodique entre la
liberté aristocratique et la liberté démocratique. La
première se définit comme « la jouissance d'un privilège » et Tocqueville
de citer en exemple le citoyen romain qui tient sa liberté non de la
nature mais de son appartenance à Rome. La seconde notion, qui est « la notion juste de la
liberté »,
consiste dans un « droit
égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses
semblables. » Cette
notion moderne de la liberté n'est donc pas comme la première
une notion politique, elle se fonde sur le droit naturel et elle est
« juste »
parce qu'elle s'étend également à tout homme. Ainsi
c’est le fait que la liberté soit égale pour tous qui
constitue le changement le plus radical. Autrement dit, ce qui est nouveau,
ce n’est pas la liberté mais l’égalité.
La démocratie
comme égalisation des conditions
En
1841, dans La Démocratie en
Amérique, Tocqueville analyse ce principe démocratique qui
s'affirme par l'égalisation des conditions contre la hiérarchie
des classes et l’autorité des traditions. Car les
sociétés aristocratiques sont des sociétés
fortement hiérarchisées, elles sont donc fondées sur des
liens de dépendance et d’obéissance. C’est la
relation de maître à serviteur qui prédomine.
Dans
cette égalité des conditions, qui définit selon
Tocqueville la démocratie, il y a toujours des riches et des pauvres
mais le riche peut devenir pauvre et le pauvre devenir riche. Il n’y a
plus de classes sociales rigides, les hommes se ressemblent de plus en plus
et deviennent de plus en plus indépendants les uns des autres.
Un
texte éclairant à cet égard est celui consacré
à l’influence de la démocratie sur les rapports du
serviteur et du maître. Leur relation est provisoire et contractuelle.
On ne naît plus serviteur. Le maître et le serviteur deviennent
étrangers l’un à l’autre, il n’y a plus entre
eux de lien de nature comme un père avec son fils.
L’homo democraticus
Mais
paradoxalement, constate-t-il, cette idée démocratique tend
à produire de mauvais effets. Plus les hommes deviennent égaux,
plus ils deviennent semblables et moins ils se sentent liés les uns
aux autres. L’égalité fait donc apparaître une
manière d'être radicalement nouvelle que l’auteur
décrit de plusieurs façons.
Il
s’agit d’abord d’un conformisme que Tocqueville nomme
« tyrannie de la majorité ». En effet,
l’égalité tend à dissoudre l’idée de
supériorité naturelle ainsi que l’influence des
traditions, ou des anciens. L’homme démocratique en vient
à considérer que son opinion vaut celle de tout autre et
qu’il n’y a aucune raison de croire un homme sur parole. Chacun
veut donc se faire son opinion et ne se fier qu’à sa propre raison.
Mais en se repliant sur lui-même, il sent sa faiblesse et son isolement
et il se tourne alors naturellement vers la masse en pensant que la
vérité réside dans le plus grand nombre. Les points de
vue minoritaires sont alors combattus comme ennemis de la démocratie.
Il
y a aussi ce que Tocqueville nomme « individualisme »,
c’est-à-dire le « désintérêt
pour les affaires publiques »
et « l’amour des
jouissances matérielles ».
Il définit l’individualisme comme un sentiment
d’autosuffisance qui conduit le citoyen à s’isoler de la
masse et à se replier sur lui-même, sans lien qui le rattache
aux autres.
Or
ce processus d’égalisation constitue une menace pour la
liberté et la responsabilité politique du citoyen. Quelle est
cette menace ? Le conformisme et l’individualisme rendent les
hommes « apathiques » et les prépare à
consentir au despotisme. Ils sont prêts à sacrifier leur
liberté à leur tranquillité, à leurs « petits
et vulgaires plaisirs ». Ce n’est pas une tyrannie qui
reposerait sur le caprice du gouvernant ni un despotisme classique qui
reposerait sur la force brutale. Selon Tocqueville, la passion
égalitaire conduit les hommes à étendre
indéfiniment le champ de la politique. Les sociétés
démocratiques sont envieuses, elles demandent à
l’État de protéger toujours davantage leur
bien-être, au prix d’un sacrifice de leur liberté.
Tocqueville décrit admirablement ce phénomène et
anticipe avec lucidité l’accroissement indéfini et
inéluctable de l’État. Ce dernier finit par prendre en
charge et par contrôler toutes les sphères de la vie
économique et sociale.
Démocratie et
socialisme
En
1848, aux côtés de Bastiat, Tocqueville prend position contre
l’inscription du droit au travail dans la Constitution. À cette
occasion, il s’en prend violemment au socialisme. Esquissant un projet
de discours, il écrit dans ses notes : « N'y a-t-il pas quelques
traits communs qui permettent de discerner le socialisme de toutes les autres
doctrines ? Oui, trois :
1.
Appel à toutes les jouissances matérielles, au sensualisme sous
toutes ses formes.
2.
Atteinte directe ou indirecte à la propriété
individuelle.
3.
Mépris de l'individu. Défiance profonde de la liberté
humaine. »
Et
Tocqueville de poursuivre :
Partout où ces trois
caractères sont réunis, là est le socialisme. Le
socialisme ainsi entendu, ce n'est pas une modification de la
société que nous connaissons. Les socialistes pour se faire
bien voir, prétendent être les continuateurs, les
héritiers légitimes de la Révolution française,
les apôtres par excellence de la démocratie. C'est un masque
qu'il faut leur enlever. [...] Vous vous dites les continuateurs de la
Révolution ! Vous en êtes les corrupteurs. Vous prétendez
continuer son œuvre, vous faites quelque chose de différent, de
contraire. Vous nous ramenez vers les institutions qu'elle avait
détruites. [...] La démocratie et le socialisme sont non
seulement des choses différentes mais profondément contraires,
qui veut l'une ne peut pas vouloir l'autre, qui dit République
démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie c'est
l'égalité dans l'indépendance, la liberté, le
socialisme, c'est l'égalité dans la contrainte, la servitude.
(A. de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in
O.C. t. III, vol. 3, p. 177
Tocqueville,
on le voit, oppose les principes de 89, libéraux, à ceux de 93,
collectivistes et totalitaires. La République n'a pas, ne peut pas
avoir à charge d'assurer le bien-être à chaque citoyen.
Elle ne doit à chacun que les lumières et la liberté. Et l’auteur de La Démocratie en
Amérique nous met
en garde : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans
leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend
d’elles que l’égalité les conduise à la
servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la
barbarie, à la prospérité ou aux
misères. »
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