Trumpenstein !
Notre création – prédite il y a 157 ans
L’élection de Donald Trump au
poste de Président des Etats-Unis a plongé l’élite politique du monde dans un
état de choc. Son élection, survenue peu de temps après le vote en faveur de
Brexit au Royaume-Uni, a profondément miné le statuquo politique néolibéral qui
domine les économies occidentales depuis trente ans.
« Trumpenstein »
© GoldCore
Ce qui était jusqu’alors
impensable est devenu réalité, et l’avenir est désormais plus incertain qu’il
ne l’a jamais été. En revanche, cette élection a été prédite il y a 157 ans
par le philosophe britannique John Stuart Mill. Les causes et conditions qui
ont mené à l’arrivée de l’ère de Trump n’auraient pas pu être plus claires.
Dans une chambre d’écho pour l’idéologie
néolibérale, le cartel des médias et des hommes politiques s’est échangé des
informations, des scoops et des divulgations en toute impunité. Il a continué
d’ignorer le mécontentement ambient, et le détachement et les inquiétudes
justifiées d’une masse croissante de minorités au sein de leur société.
Des décennies durant, leurs
inquiétudes ont été ignorées à mesure que les politiques économiques
libérales et de globalisation ont réduit leur sécurité financière, écrasé
leurs communautés et accru le fardeau de leur dette.
Dans son livre Sur la liberté,
Mill nous met en garde des effets du comportement tyrannique de la majorité d’une
société contre les croyances et les inquiétudes des minorités, qui prive les
deux camps du droit de débattre et de réfuter les arguments de l’autre, et
mène finalement au déclin de la cohésion démocratique.
John Stuart Mill (Wikimédia)
De nombreux politiciens,
historiens et hommes d’affaires bien informés ont pensé, des décennies
durant, que les circonstances qui ont mené le monde vers la seconde guerre
mondiale dès les années 1930 ne pourraient jamais se reproduire. Ils
pensaient que les sociétés libres et inclusives, au sein desquelles les
individus sont libres de s’associer, de s’exprimer et de choisir comment
vivre leur vie librement et démocratiquement, ne pourraient qu’encourager le
progrès économique.
Mais selon Mill, de telles
libertés ne suffisent pas. Une société doit activement défendre le droit de
ses minorités à exprimer leurs inquiétudes, que leurs idées soient justifiées
ou non, qu’elles soient dangereuses ou non.
L’arrivée de Trump peut être
justifiée de nombreuses manières, et notamment par les sous-courants sociaux
qui se sont accumulés de nombreuses années durant.
Son élection concerne moins la
montée en puissance d’un nouveau corporatisme politique républicain qui
perçoit soudainement les milliardaires comme des sauveurs politiques, mais
plutôt l’anxiété, la frustration, l’isolation et la dissension sociale des
populations occidentales qui ont été politiquement, économiquement et
socialement laissées pour compte ou ignorées par la globalisation et ses
avocats néolibéraux, qu’il s’agisse de la presse ou des politiciens.
Ne commettez pas d’erreur. Trump
est un anti-candidat. Il est anti statuquo, anti-élite, et anti-libéral. Son
élection est une demande d’attention, de débats et de dialogue de la part de
ceux qui ont été ignorés et laissés en retrait. Avec le temps, son élection
pourra éventuellement être perçue comme l’une des démonstrations les plus
frappantes des principes démocratiques que le monde ait jamais connues ;
et les démocraties en ressortiront peut-être plus fortes, si tant est qu’elles
y survivent.
Comment cette élection
a-t-elle été prédite ?
Permettez-moi de dire un mot sur
le sujet de la globalisation.
La globalisation fait rage
depuis les années 1960, alors que les premières corporations transnationales
se sont répandues autour du globe à la recherche de chaines d’approvisionnement
intégrées et optimisées, d’une présence sur plusieurs marchés, de capital
moins cher et, bien évidemment, de main d’œuvre à moindre coût.
Ces corporations ont offert des
produits moins chers et de meilleure qualité sur de plus en plus de marchés,
et ont pris le dessus sur les industries indigènes et les complexes
industriels inefficaces protégés par les gouvernements nationaux.
Elles ont joué non seulement le
jeu de l’arbitrage réglementaire, mais aussi celui de l’arbitrage comptable.
Elles ont optimisé leurs bilans (dettes et actifs) grâce à des stratégies
fiscales efficaces qui leur ont permis de verser aussi peu d’impôts que
possible, d’accumuler toujours plus de profits et de gonfler le capital de
leurs actionnaires et de leurs équipes de direction.
Mais la globalisation n’a jamais
été comprise des masses. Personne n’a jamais expliqué ce qui arriverait aux
emplois à l’échelle locale, ainsi qu’au mode de vie des communautés.
Les sociétés y ont été
contraintes, et ont d’abord accueilli le processus. Tout le monde a pu en
tirer profit. Les sociétés occidentales ont profité de produits moins chers,
de l’accès à de nouveaux marchés, à des emplois mieux rémunérés, et ainsi de
suite. Les récentes recherches menées par le MIT montrent que la productivité
des sociétés a augmenté au même rythme que la prospérité des employés depuis
les années 1960 jusqu’aux années 2000.
C’est à ce moment-là que s’est
brisée cette relation. Les sociétés ont continué d’enregistrer des gains,
mais pas leurs employés, dont les revenus ont stagné et dont la dette s’est
accrue. En conséquence, ils ont dû travailler plus pour le même salaire. C’est
ainsi qu’a commencé à s’accumuler le risque systémique.
Ces mêmes forces guident aujourd’hui
l’Europe vers un effondrement potentiel. Les communautés européennes ne sont
ni engagées ni participantes. Une majorité des Européens ne savent pas qui
sont les membres du Parlement européen, et encore moins leur opinion des
sujets qui leur semblent pertinents. Malheureusement, l’Union européenne est
perçue comme un train technocrate monolithique et impénétrable au service de
ceux qui ont des relations politiques et financières haut-placées.
Les gouvernements domestiques
récompensent souvent ceux qui les soutiennent à l’échelle domestique grâce à
des emplois très bien rémunérés à Bruxelles. La création monétaire et les
largesses des banques centrales bénéficient aux banques, aux institutions
financières et aux élites les plus riches.
C’est là que nous en sommes
aujourd’hui – seize ans plus tard, les gens demandent à mettre fin à la
globalisation. Pas parce qu’ils savent ce qu’est le problème dont ils
souffrent, mais parce que ceux qui disent le savoir ne le savent en fait pas.
Les gens ont condamné les élites politiques pour leurs mensonges, et
cherchent désormais à s’en débarrasser.
Nous aurions dû être
mieux avisés
On appelle ça la tyrannie
sociale, qui a été prescrite comme l’une des forces les plus dangereuses de
démocratie libérale par John Stuart Mill dans son célèbre livre, Sur la
liberté.
Mill était un ardent partisan
des démocraties libérales, des droits des femmes et des droits des individus
à former leurs propres opinions. Il était d’avis que l’individu devrait être
autorisé à se tromper, même si ses opinions sont considérées dangereuses par
l’Etat.
Selon lui, les gouvernements
devraient non seulement protéger le droit de leurs citoyens de s’exprimer et
de penser, mais aussi défendre le droit de leurs minorités de s’exprimer et d’être
entendues. Plus important encore, il pensait que le plus grand danger auquel
fait face une société n’est pas un régime despotique, mais une tyrannie de la
majorité.
Lorsqu’une société est capturée
par la majorité et par ses croyances, elle tend à ignorer les inquiétudes et
les croyances des minorités, des sous-classes et des marginalisés. Ainsi,
elle force ces croyances dans le monde souterrain, où elles sont plus aptes à
s’envenimer.
La tyrannie de la
majorité
Les sociétés gouvernées par une majorité
peuvent exercer une oppression plus formidable encore que bien d’autres
formes d’oppression politique.
Pourquoi ? Parce qu’elles n’offrent
que très peu d’issues de secours, et pénètrent plus profondément encore dans
les détails de la vie de tous les jours, jusqu’à asservir les âmes mêmes de
leurs citoyens. Quand une société devient tyrannique, cette tyrannie ne se
limite pas aux actes de ses opérateurs politiques. La société pratique une tyrannie
sociale plus formidable encore que de nombreuses formes d’oppression
politique.
Les pressions sociales ne sont
pas toujours explicites, et peuvent être subtiles et durables, jusqu’à briser
les individus – et les pousser à se retirer. Selon Mill, elles sont un « mal
social » qui réduit peu à peu la liberté et la capacité des individus à
penser librement. Si une société fournit une vie satisfaisante à ses
citoyens, elle peut activement décourager de telles forces et éviter à des
individus de se retrouver seuls face à la tyrannie des médias et des masses.
Mais pourquoi une société
moderne devrait-elle soutenir les croyances d’un populiste ignorant et
dangereux ?
Dans son argumentation sur les
dilemmes, Mill s’est montré empathique. Les sociétés peuvent percevoir
certaines croyances comme erronées. Dans ce cas précis, il estime qu’au fil
du temps, elles peuvent se trouver avoir raison. Mais dans le cas où elles se
trouvent avoir tort, au travers de débats, ces sociétés peuvent finir par se
trouver réfutées.
Concernant les croyances
dangereuses, ces dernières devraient être exposées au grand jour et réfutées
afin qu’elles puissent perdre leur support pour enfin disparaître. Pourquoi
refuser à une société le droit d’argumenter contre des croyances dangereuses
ou erronées, si elle ne le fait pas au travers de l’intimidation ou de la
soumission idéologique – qui ne feraient que les forcer dans le monde
souterrain où elles continueraient de se répandre ?
Mill discute de la pluralité de
l’opinion. Lorsque nous nous engageons dans des débats, nous apprenons et
nous nous développons en tant qu’individus et en tant que sociétés. Lorsque
les gens ont des intérêts et des goûts différents, le bien-être d’une société
ne fait pas que croître, il se renforce. La diversité est la clé de notre
robustesse.
Les rares individus qui vont à l’encontre
des valeurs communes (certains achètent même de l’or) sont ceux qui nous
aident à sortir de notre zone de confort et, au travers de leurs idées
nouvelles, accentuent la robustesse de notre société.
Pour citer Mill :
« Celui qui laisse le
monde choisir le cours de sa vie vit une vie simienne, celui qui vit une vie
qu’il choisit pour lui-même use de toutes ses facultés. »
L’élection de Trump peut être
perçue comme une déclaration des minorités qui ont été ignorées et laissées
de côté. Le 8 novembre 2016, elles se sont levées en masse pour demander à ce
qu’on les écoute. Leurs valeurs ne sont pas seulement basées sur le parti
républicain, la libre-circulation des biens, l’ouverture des frontières, les
rendements du marché boursier et un Dow à 20.000 points.
Ce qu’elles veulent, c’est une
sécurité économique, des emplois stables, des communautés stables et le droit
d’avoir tort, d’être entendues, d’être respectées et d’être traitées en
égales.
(Wikimédia)
Et maintenant ?
Le monde a changé, et la
démocratie a été remise en question. Nos médias, qui ont été capturés par la
chambre d’écho de la rhétorique néolibérale, traversent actuellement une
douloureuse période d’introspection.
J’espère fortement qu’en tant
que société, nous pourrons tirer des leçons de cette nouvelle ère et
réaligner nos valeurs pour promouvoir l’individu plutôt que les corporations,
les communautés locales plutôt que le global, et que nous apprendrons à nous
écouter et nous respecter les uns les autres, quels que soient notre statut
social, notre classe sociale et nos croyances.