Au lendemain de
l’éclatement de la bulle techno en 2000-2001, lorsque les
banques centrales se sont mises à réduire les taux
d’intérêt vers des planchers historiques (1% aux
États-Unis en 2003) et à injecter plus massivement
qu’à l’habitude des «liquidités» dans
les marchés financiers pour contrer le ralentissement
économique, on ne trouvait pratiquement aucune critique de ces
politiques inflationnistes dans les médias. À
l’unanimité, tous les commentateurs appuyaient les mesures
visant à «relancer» l’économie par la
dépense et l’endettement.
Les keynésiens et autres
interventionnistes de gauche étaient évidemment tout à
fait en faveur de ce type de politique, qu’ils préconisent
depuis des décennies et que Keynes a popularisé pendant la Dépression. Mais les prétendus partisans du libre marché et du
non-interventionnisme étatique appuyaient pratiquement les mêmes
politiques (en mettant un peu plus l’accent sur les réductions
d’impôt). Les médias anglophones
«conservateurs» (il n’y en a pas au Québec) tels que
le National Post ou le Wall Street Journal étaient
alors dominés par des adeptes des théories monétariste
et de l’offre («supply-side») qui, pour des raisons
différentes de la gauche, préconisaient eux aussi une
accélération de la croissance monétaire comme solution
au ralentissement.
Un partisan du libre
marché devrait pourtant, par
principe, même sans rien comprendre des mécanismes complexes
des cycles économiques, être opposé à toute
politique inflationniste. En créant de la monnaie (ou en incitant les
banques à créer davantage de crédit) à partir de
rien, la banque centrale vole en effet, littéralement,
l’ensemble des citoyens. S’il y a soudainement plus
d’argent à dépenser alors qu’il n’y a pas
plus de biens à acheter, cela fait en sorte de déprécier
l’argent déjà en circulation. On s’en rend compte
lorsque les prix augmentent (les bulles ne sont en fait que des augmentations
de prix concentrées dans un secteur) et qu’il faut plus
d’argent pour acheter la même chose.
Mais les monétaristes et
les supply-siders passent complètement sous silence ce problème
fondamental et ont développé divers arguments confus et
contradictoires pour expliquer leurs penchants inflationnistes. L’une
des plus populaires est la peur de la «spirale
déflationniste», c’est-à-dire une chute des prix
entraînant l’économie dans une dépression, dans le
cas où la Fed n’injecterait pas suffisamment de
liquidités dans le système financier pour soutenir la demande
lors d’un ralentissement. Selon une célèbre étude
de Milton Friedman, c’est cela qui serait survenu dans les années
1930, et les partisans du monétarisme poussent toujours la Fed à ne pas répéter la même erreur dès qu’on sent un
essoufflement de la croissance économique.
Ce courant d’idée
ne semble avoir aucune compréhension du fait que c’est la Fed elle-même qui a d’abord créé une surchauffe économique
et les bulles financières par une croissance exagérée de
la masse monétaire; que les distorsions que cela a
entraînées dans l’économie (dans le cas
présent, particulièrement dans le secteur immobilier) finissent
pas s’accumuler et par devenir intenables; que le surendettement ne
peut pas se poursuivre indéfiniment; et que la récession est en
fait le processus de liquidation normal qui suit ce boom artificiel. Il est
donc absurde de tenter de guérir le malade en utilisant le même
élixir supposément magique qui a causé la maladie. Tout
ce qu’on réussit à faire avec ce type de politique,
c’est de retarder ou de ralentir le processus de liquidation, et de
repartir l’économie dans un nouveau cycle inflationniste qui ne
peut pas durer, mais avec un niveau d’endettement pire encore.
C’est pourquoi on se retrouve aujourd’hui à vivre et
à débattre les mêmes choses qu’il y a sept ans.
À l’époque,
mon article «Let
the recession run its course» avait été refusé
par le Financial Post (la
section financière du National
Post). J’y dénonçais des penseurs canadiens
– que je connais par ailleurs personnellement et dont j’admire le
reste du travail – en faveur du libre marché comme Michael
Walker de l’Institut Fraser ou Reuven Brenner de
l’Université McGill, qui trahissaient selon moi leurs principes
en appelant à des injections massives de liquidités par les
banques centrales dans la page d’opinion de ce journal. Lorsque
l’Institut Mises a publié l’article sur son site,
j’ai reçu un tas de lettres de partout dans le monde me
félicitant d’écrire cela, comme si c’était
une position extraordinaire. J’étais effectivement une voix
presque inaudible dans la clameur des propos in flationnistes. Je ne faisais
pourtant que répéter ce que des économistes de
l’École autrichienne disant déjà il y a
près d’un siècle.
Les choses ont cependant
beaucoup évolué depuis sept ans. L’audience des
idées autrichiennes a connu une énorme expansion. Et les
théoriciens monétariste et du supply-side, qui se sont
spectaculairement trompés et qui n’ont pas d’explication
cohérente de ce qui se passe, battent en retraite. Évidemment,
le keynésianisme domine encore et toujours: la Fed et la Banque du Canada ont toutes les deux abaissé leurs taux aujourd’hui,
au lendemain d’un repli boursier considérable, et on discute
à Washington d’un plan de relance (c’est-à-dire,
d’un plan de dépenses et d’endettement) massif. Mais les
voix dissidentes, qui dénoncent les politiques inflationnistes, ne
sont plus aussi minoritaires. En fait, on les voit apparaître presque
partout.
Dans le Financial Post, contrairement au
début de la décennie, les voix pro-inflationnistes ont
été jusqu’à maintenant silencieuses. Mon ami
Terence Corcoran, qui édite la page d’opinion et à qui je
prédis depuis des années que la présente crise va
arriver, a au contraire écrit quelques éditoriaux critiquant
les interventions des banques centrales. Alors qu’Allan Greenspan tente
de sauver son image pour la postérité en expliquant sur toutes
les tribunes de la planète qu’il n’est pas responsable de
la crise, les critiques à l’égard du maestro et de ses
taux d’intérêt au plancher (que tout le monde
applaudissait il y a quatre ans) se multiplient. Et de nombreux commentateurs,
sans nécessairement référer à
l’École autrichienne ni en faisant preuve de la même
cohérence, se montrent sceptiques à l’égard de la Fed d’une manière qui rejoint essentiellement l’analyse autrichienne.
Un article
publié hier dans Fortune
Magazine explique par exemple que le remède
appliqué par Bernanke risque d’être pire que la maladie. Il rapporte les
propos de l’économiste Allan Meltzer:
But Bernanke is setting the
stage for an even bigger recession down the road. Just as the ultra-low rates
of the early 2000s created many of the problems we're experiencing today,
pumping money into the system would probably stoke inflation, forcing the Fed
to hike rates sharply in the near future. "It's better to take a small
recession and kill inflation immediately instead of facing high inflation and
a really big recession later," says Carnegie Mellon economist Allan
Meltzer.
Meltzer, who is finishing the
second volume of his history of the Federal Reserve, warns that Bernanke is
risking a disastrous replay of the 1970s, when high oil prices fueled
double-digit inflation. Every time the Fed started to tighten and
unemployment jumped, chairmen G. William Miller and Arthur Burns lost their
nerve. They lowered rates to boost job growth, and inflation inevitably
revived, causing a vicious price spiral. The Fed let the disease rage for so
long that it took draconian action by chairman Paul Volcker in the early 1980s
to finally defeat inflation. The price was a deep recession, with
unemployment hitting 11% in 1982. "The mentality is the same as in the
1970s," says Meltzer. "'As soon as we get rid of the risk of
recession, we'll do something about inflation.' But that comes too late."
Et quelle ne fut pas ma surprise
de trouver ce matin dans Le Devoir
(qui reproduit normalement des analyses sans intérêt du Monde lorsqu’il traite de ces
questions) la meilleure critique que j’aie lue jusqu’à
présent en français des effets pervers des politiques
inflationnistes, sous la plume du chroniqueur financier Claude Chiasson.
Sous le titre «L’argent
ne vaut plus rien», M. Chiasson commence son papier en exposant le
problème de fond, que la plupart des autres commentateurs
préfèrent tout simplement ignorer: «Au-delà de
l'actuel brasse-camarade des subprimes, il faut voir une grande
réalité: la planche à billets tourne et tourne depuis
fort longtemps. Le seul fait nouveau: elle tourne à un rythme
démentiel depuis août dernier (…).»
Il revient à la situation
du début de la décennie, lorsque «Pour éviter la
récession à tout crin, les autorités monétaires
ont poussé les taux d'intérêt à des planchers
jamais vu depuis quarante ans. (…) Une véritable mer de
liquidités s'est ainsi abattue sur le système bancaire et
l'économie. Cette mer de liquidités a poussé les mises
en chantiers dans la stratosphère pendant plus de quatre ans. Cette
effervescence s'est traduite par une enflure des prix des immeubles qui a
abouti à une véritable bulle immobilière et,
aujourd'hui, à son éclatement.» Cette analyse semble
aujourd’hui une évidence. Mais il y a seulement six mois, juste
avant l’éclatement de la bulle au milieu d’août, on
pouvait encore lire tous les jours dans les journaux que tout allait bien et
qu’il n’y avait aucun problème avec le surendettement et
les mauvaises créances dans l’immobilier!
M. Chiasson termine son article
sur cette prédiction tout à fait appropriée :
«sachez que cette orgie de liquidités injectées dans le
système survient alors que le taux d'inflation s'est
élevé à 4,1 % en 2007 aux États-Unis. Conclusion:
l'argent ne vaut plus grand-chose. L'or continuera de bouffer les dollars
américains et toutes les devises de ce monde.» Ce n’est
pas très développé, mais c’est tout à fait
juste. Cent fois plus juste que les propos de tous ces pantins sans cervelle
des milieux financiers dont on rapporte quotidiennement les profondes
«analyses», qui ne comprennent rien aux conséquences de la
dépréciation de la monnaie (ou ne veulent pas comprendre parce
que les institutions pour lesquelles ils travaillent en profitent) et qui
applaudissent naïvement à chaque nouvelle baisse de taux.
Il y a de quoi être
encouragé lorsqu’on lit de telles analyses dans les
médias conventionnels. Et cela se produit alors que Ron Paul poursuit
sa grande campagne d’éducation à l’économie
autrichienne auprès du public étatsunien. Les politiciens et
leurs apparatchiks vont évidemment encore une fois créer un
gâchis avec leurs politiques idiotes, dont nous devrons subir les
effets pour des années à venir. Mais si les bonnes idées
permettant d’analyser correctement la situation continuent de se
répandre, et si les gens tirent les bonnes leçons de cette
crise, alors nous sommes peut-être sur la voie d’un retour
à une politique monétaire plus saine, au moins à moyen
terme. On le saura en 2015, en espérant que je n’aurai plus
à ressortir mes vieux articles de 2001 et 2007 pour prouver que
j’avais raison de prédire une autre crise…!
Martin
Masse
Le Quebecois
Libre
Martin Masse est né à Joliette en 1965. Il
est diplômé de l'Université McGill en science politique
et en études est-asiatiques. Il a lancé le cybermagazine
libertarien Le Québécois Libre en février 1998. Il a
été directeur des publications à l’Institut
économique de Montréal de 2000 à 2007. Il a traduit en
2003 le best-seller international de Johan Norberg, Plaidoyer pour la
mondialisation capitaliste, publié au Québec par l'Institut
économique de Montréal avec les Éditions St-Martin et
chez Plon en France.
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