Le monde occidental est
aujourd’hui placé devant une même interrogation, à
laquelle il apporte suivant les régions et pays des réponses
contradictoires. Que faut-il privilégier : la relance d’une
économie au mieux anémique et qui pourrait retomber dans une
récession généralisée, ou bien la réduction
à marche forcée des déficits budgétaires et le
dégonflement de la bulle de la dette publique ?
Pour le moins, ce monde-là
ne marche pas du même pas. L’Europe, sous la pression d’un
groupe de pays mené par l’Allemagne et le Royaume-Uni (hors zone
euro), est toute entière orientée vers l’austérité
budgétaire, en dépit des résistances de certains –
dont les Français – et faute de stratégie alternative.
Le Japon, dont la situation empire
au fur et à mesure que le yen continue de grimper, menaçant ses
exportations, en vient une nouvelle fois – faute de mieux lui aussi
– au financement de la relance via un programme de création
monétaire de la Bank of Japan, sa dette
continuant de monter allègrement.
Les États-Unis, enfin, sont
dans une situation d’attente, le consensus s’étant
établi en faveur d’une relance aux bons soins de la Fed et
d’un achat massif de T-Bonds à long terme. Reste à
l’engager.
La diversité de ces
réponses n’est pas seulement le signe de la cacophonie ambiante
et des impératifs contradictoires que sont sommés de respecter
les gouvernements occidentaux. Elle est également
génératrice de nouvelles distorsions économiques et
financières au sein d’une crise qui n’en manque pas.
Celles-ci s’expriment de plus en plus sur le terrain mouvementé
et incertain du marché des changes, préludant à une
nécessaire remise à plat, tôt ou tard, du système
monétaire international et perturbant en attendant une relance de
l’économie qui rencontre déjà de nombreux
obstacles.
Le Japon fait les frais de la
concurrence qui s’est instaurée, à coup de
dévaluations compétitives censées favoriser les
exportations des uns et des autres, puisque c’est le principal moteur
de relance économique restant disponible. En dépit de
l’intervention finalement décidée de la Bank of Japan, afin de l’enrayer,
l’irrésistible montée du yen par rapport aux autres
devises – en premier lieu du dollar que les États-Unis jouent
à la baisse – est préjudiciable aux exportations
japonaises. Elle renvoie le gouvernement à un problème
qu’il ne parvient pas à résoudre depuis deux
décennies : la relance impossible du marché
intérieur.
D’un côté, le
gouvernement japonais ne parvient pas à se résoudre à
augmenter la TVA – cela serait préjudiciable à la
consommation et accentuerait la pauvreté qui s’est beaucoup développée
– de l’autre il est soumis aux pressions des industriels, qui
réclament des mesures structurelles afin de diminuer leurs
coûts de production et de compenser la hausse du yen. Dans
l’immédiat, c’est la Bank of Japan
qui officie, par le biais d’un programme de création
monétaire.
Aux États-Unis, une même
issue se profile, à échéance de la prochaine
réunion du Comité de politique monétaire, en novembre
prochain, après les élections. Pour des raisons tant
financières que politiques, l’administration Obama
n’est pas en mesure de financer un second plan de relance à la
hauteur du premier, dont les effets sont en passe d’être
estompés. Parce qu’elle a déjà du lever le pied
sur la dépense publique – sans le proclamer – afin de
limiter la croissance de la dette publique et en raison de la farouche
opposition des républicains qui font croisade de façon
démagogique contre Washington pour détourner le profond
ressentiment de l’opinion publique vis-à-vis de Wall Street.
La Fed, quant à elle,
semble se poser comme seule question l’ampleur du nouveau programme
qu’elle doit lancer, le nombre de milliers de milliards de dollars
qu’elle va consacrer à l’acquisition d’obligations
à long terme de l’Etat fédéral. Afin de faire coup
triple : contribuer à indirectement financer de nouvelles mesures
publiques de relance, soulager un marché obligataire sur lequel les
investisseurs étrangers donnent des signes de lassitude et continuer
de financer des émissions obligations à maturité longue
qui pourraient trouver moins facilement preneur.
La bataille du yuan chinois a
entre temps rebondi, éminemment politique s’il en est, visant
à obtenir une réévaluation substantielle de celui-ci
vis-à-vis du dollar, au prétexte de favoriser les exportations
américaines – une pétition de principe dont la
réalisation est douteuse – et de s’opposer à ce que
l’économie sombre à nouveau dans la récession.
Cela a pour la première fois conduit Wen Jiabao, le premier ministre chinois, à
reconnaître que son gouvernement n’était pas en mesure de
procéder à une forte réévaluation, en raison des
conséquences économiques et sociales catastrophiques
qu’elle induirait.
Les États-Unis ne se sont
pas encore résolus à franchir le pas d’une relance sous
les auspices de la Fed et de mesures affirmées de création
monétaire, mais semblent donc être en passe de le faire, tandis
que les Européens tournent le dos à une telle politique et
privilégient la réduction des déficits publics et le
dégonflement de la bulle de la dette publique.
Une étape devrait
être franchie cette semaine, dès mercredi, la commission de
Bruxelles devant annoncer la couleur à propos des
pénalités que pourraient encourir les États qui ne
respecteraient pas les canons de la vertu. Ceux-ci faisant l’objet
d’une proposition d’Olli Rehn, commissaire des affaires économiques et
monétaires, qui avance l’idée que l’augmentation
d’une année sur l’autre du budget d’un État
ne devrait pas être supérieure à la croissance de son
produit intérieur brut (PIB). Et, en ce qui concerne les
pénalités, on en revient aux pénalités
financières – comme la suspension des aides agricoles, visant
particulièrement la France – assorties de suspensions du droit
de vote au sein des instances communautaires.
Les ministres des finances doivent
ce lundi plancher sur ce projet de dispositif, ce qui ne va pas manquer de
susciter de fortes discussions étant donné l’ampleur des
divergences. Sans y faire référence, les conclusions de la
réunion n’étant pas connues, on ne peut manquer de
se gratter la tête devant le nouveau critère proposé, qui
fait appel au calcul du PIB, par ailleurs tant décrié, ainsi
qu’à un principe – érigé au rang de
sacré – de ne pas dépasser sa croissance pour fixer celle
de ses dépenses. Car cela reviendrait à ôter aux gouvernements
une large partie de leurs prérogatives et souplesse dans la conduite
de l’économie de leur pays et empêcher le financement
d’éventuels plans de relance.
Ce qui est présenté
comme l’expression de l’intransigeance allemande, et des pays qui
la partagent, vaudrait ainsi pour toute stratégie. Tout en
s’appuyant sur un double bluff pour parfaire le dispositif. Le premier
résulte des programmes de garantie dont les banques profitent encore
dans de nombreux pays, qui arrivent à terme, mais dont la commission
étudie la possibilité de les prolonger, après en avoir
donné l’autorisation dans l’urgence à
l’Irlande.
Le cas de ce pays –
même s’il peut être considéré comme
particulièrement défavorable – est là pour montrer
que l’État n’a pas les moyens d’honorer sa promesse
quand vient le temps de le faire. C’est la crise actuelle de l’Anglo Irish Bank (AIB) qui le met en évidence.
Quelles pourraient être les conséquences pour d’autres
pays de la zone euro, s’ils devaient se trouver dans la même
situation, suite à une nouvelle dégringolade bancaire
résultant par exemple du défaut d’un pays
européen ? Nul ne le sait, car ces garanties ont
été attribuées avec comme intention de ne jamais avoir
à les activer, c’est à dire à ce qu’un
État se substitue à une banque pour rembourser ses créanciers.
On voit le résultat en
Irlande. Des discussions ont porté sur
l’éventualité de partiellement restructurer la dette
d’AIB, afin que l’activation de la garantie de
l’État soit moins lourde. Cela a été longuement
soupesé mais a du être repoussé, en raison de la
très grande pression des marchés : l’agence
Moody’s a dégradé de trois crans la note de la dette
senior d’Anglo Irish, à Baa3 dans
l’urgence pour le signifier. Un aléa moral dont on parle bien
peu, veut que les créances notamment obligataires soient assorties
d’un risque zéro – puisque garanties par
l’État- et soient néanmoins porteuses
d’intérêt !
Le deuxième bluff,
c’est le fonds de stabilité financière (EFSF), la seconde
béquille en quelque sorte. L’une destinée à
soutenir les banques, l’autre les États. Dans un article du
Financial Times, Wolgang Münchau
s’efforce de décrypter les conditions concrètes selon
lesquelles ce fonds pourrait être de son côté
activé, pour ne pas s’en tenir à la note AAA qu’il
a obtenu pour ses futurs emprunts. Les conditions détaillées
dans laquelle l’EFSF devrait procéder afin de
bénéficier de cette note – lui garantissant a priori des
taux favorables sur le marché obligataire – ont
été moins pris en compte que la flatteuse note. Selon les
calculs du journaliste, l’EFSF risquerait fort, tout pris en compte, de
ne pas être en mesure de prêter à un État en
difficulté à un taux moindre que 7%. Faisant regretter à
celui-ci le taux de 5% dont le gouvernement grec a
bénéficié pour être passé avant.
Un État en
difficulté ne s’interrogerait-il pas, dans ces conditions, sur
l’intérêt qui serait le sien de demander le soutien
à l’EFSF, contradictoirement avec un appel direct au FMI –
mettant les pieds dans le plat – ou pire encore avec une
procédure de renégociation de sa dette avec ses créanciers
? On sait que rien n’est davantage craint que ces deux
éventualités par les dirigeants européens. Si ces deux
écueils étaient toutefois surmontés, il resterait au
pays qui accepterait un tel taux à parvenir néanmoins à
remplir ses objectifs de réduction de ses déficits et de sa
dette. Risquant, sans autre issue cette fois-ci, d’être
replacé devant la nécessité de faire défaut.
Ces deux béquilles ont donc
en commun une caractéristique très singulière :
elles sont destinées à rester dans un placard. Elles ont pour
unique mission d’être dissuasives, ce qui leur enlève une
grande partie de leur portée, car les financiers sont tout aussi en
mesure d’en arriver à cette même conclusion.
La grande fragilité de la
stratégie actuellement déployée au sein de la zone euro
résulte du fait qu’elle est essentiellement destinée
à conjurer le mauvais sort. Que deux spirales descendantes peuvent
facilement s’enclencher. La première a déjà
été clairement identifiée : l’incapacité
dans laquelle certains gouvernements pourraient se trouver de réduire
dans les limites annoncées leur déficit. Tant en raison de
moindres recettes fiscales – résultant de la dépression
dans laquelle ils s’installeront – que des taux qu’ils
devront supporter pour financer leurs déficits et faire rouler leur
dette, et – last but not the least – de la pression sociale et
politique montante qui leur imposera de lâcher du lest sur la
rigueur. Un élément venant jouer les trouble-fête,
qui se confirme déjà, les plans de réduction des
déficits sont basés sur des prévisions de croissance qui
ne seront pas atteintes – c’est en particulier le cas en Espagne
– diminuant d’autant les rentrées fiscales.
La seconde spirale est plus
pernicieuse mais pourrait s’avérer redoutable. Les banques
européennes profitent actuellement de la bonne affaire que
représente pour elles des émissions obligataires à court
terme assorties de taux très élevés, elles fragilisent
donc leur bilan, dans l’éventualité d’un
incident de parcours intervenant avant leur terme sans qu’elles
s’en soient auparavant dessaisies sur le second marché ou
délestées auprès de la BCE. Ce qui implique de leur part
les plus fortes pressions possibles afin que les gouvernements remplissent
bien leur objectif de désendettement.
Il y a donc difficilement une
échappatoire de ce côté-là également, car
les banques pourraient s’en trouver
déséquilibrées, amenant à nouveau les
États à intervenir pour les aider. A moins qu’elles ne
demandent l’activation du parapluie que représente la garantie dont
elles disposent, pour ne pas rembourser leurs propres emprunts.
Les pays occidentaux peuvent-ils
se payer le luxe de ne pas tous tirer dans le même sens en adoptant une
stratégie unique ? Cela ne semble pas particulièrement
raisonnable, mais c’est pourtant ce qui s’engage. La conséquence
risque d’être l’affirmation renforcée d’une
politique du chacun pour soi, qui ne fera qu’accentuer la crise
rampante actuelle et la faire durer plus longtemps.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un «
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reproduction en tout ou en partie à condition que le présent
alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ »
qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions.
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tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé
durant les dix dernières années dans le milieu bancaire
américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il
a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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