Voir la 1ère
partie
Une reformulation
des thèses de Howard Bloom
Il est bien
connu que le système économique qui s’est imposé progressivement en Occident
à partir du XVIIème siècle (puis dans une très large partie du globe) et
qu’on a baptisé « le capitalisme » au cours du XIXème siècle, se
caractérise notamment par la propriété privée des moyens de production, un
degré élevé de division et de spécialisation du travail, la prédominance du
salariat (en lieu et place de l’esclavage ou du servage), l’entreprise
privée, l’accumulation du capital, la concurrence généralisée à tous les
niveaux de l’économie (entre producteurs mais également entre consommateurs
et entre salariés), la liberté d’entrée sur un marché (et de sortie), la
mobilité sociale, la hausse générale du niveau de vie, la quête du profit
monétaire, l’innovation et l’ouverture des frontières.
Le capitalisme
a certes fait beaucoup pour l’humanité. Cependant, il n’a jamais été à la
hauteur de son potentiel ; et ce, pour une raison institutionnelle, en
tout premier lieu. Ses conditions juridiques, à savoir la protection de la
liberté d’entreprendre et de contracter et la reconnaissance formelle de la
propriété privée, ont été garanties de façon partielle par les
gouvernements ; et ce, y compris dans le monde occidental du XIXème
siècle qu’on a pris l’habitude de caractériser, à tort, comme l’âge d’un
capitalisme sans entraves. En Occident, ce caractère « brimé » de
l’économie capitaliste s’est amplifié au cours du XXème siècle avec la montée
en force des programmes étatiques de redistribution des revenus et la
multiplication des restrictions juridiques à la liberté d’entreprendre et de
contracter, en témoignent le contrôle strict de la concurrence, la
persistance des mesures protectionnistes et l’encadrement étroit des relations
entre patrons et salariés.
En ce début du
XXIème siècle on est loin d’assister au triomphe du capitalisme pur et dur,
même si la liberté, globalement, progresse dans le monde. C’est un point que
Howard Bloom met en exergue. La liberté économique, ingrédient indispensable
du capitalisme, gagne du terrain, permettant à des masses immenses de sortir
de la pauvreté. La liberté change le monde.
« Le
système occidental se répand et élève le niveau de nations entières – Corée,
Taiwan, Thaïlande, Singapour, l’Inde et la toute grande Chine. Cette
expansion du mode de vie occidental est le témoignage de son pouvoir de
changer nos vies. »
Howard Bloom
surenchérit : l’économie capitaliste pourrait encore bien mieux développer
ses potentialités. Certes, la liberté progresse dans le monde. Certes, le
capitalisme étend sa sphère d’influence. Le problème est que le capitalisme,
sous sa forme actuelle, ne fonctionne pas à pleine capacité. Le système
occidental n’est pas à la hauteur de son potentiel ; et pour qu’il le
soit enfin, nous devons comprendre que son épanouissement intégral repose in
fine sur une façon nouvelle de mettre à profit nos émotions.
Howard Bloom
exprime cette vérité importante en ces termes.
« Pour
exciter le potentiel industriel et analytique de nos esprits, il est
nécessaire que nous trouvions et que nous engagions nos sentiments. Sentir
nos propres désirs, irritations et fantaisies peut nous aider à comprendre
les émotions inexprimées de nos frères et soeurs humains. Aussi étrange que
cela puisse sembler, comprendre nos émotions – nos passions et nos
dépressions – peut nous aider à satisfaire les besoins des autres avant même
qu’ils ne les connaissent. Cela peut nous aider à créer des pouvoirs humains
complètement nouveaux – nouvelles technologies, nouveaux services et
nouvelles industries. L’émotion est une des clés pour créer de nouveaux
emplois, élever les salaires, stimuler le produit intérieur brut, accroître
la mobilité sociale, et pour nous apporter satisfaction et nous donner un
sens nouveau à nos existences. »
On ne peut
apprécier à sa juste mesure le message formulé par Howard Bloom en ces
quelques lignes sans mettre en évidence la philosophie qui les sous-tend,
i.e. la théorie globale de l’univers suggérée par Howard Bloom.
Le
moteur de recherche évolutionnaire
Pour initier
notre exposition du système philosophique exprimé dans The Genius of the
Beast, nous devons mettre en évidence la thèse avancée par Howard Bloom à
propos des mécanismes de l’évolution qui intéresse les entités physiques
ainsi que biologiques et sociales. Cette thèse constitue le socle sur lequel
reposent in fine les vues de Howard Bloom relatives au fonctionnement
et aux potentialités du capitalisme.
Howard Bloom
estime qu’un mécanisme commun sous-tend toutes les évolutions qui ont lieu
dans l’univers. Il nomme ce mécanisme métaphoriquement « le moteur de
recherche de l’évolution » et il le décrit comme le processus par lequel
la nature construit certaines réalités radicalement nouvelles puis détruit ou
consolide (en sorte qu’il soit davantage à l’épreuve du temps) ce qu’elle
avait construit. Ce mécanisme procède donc en deux étapes.
Au cours de la
première étape, une phase d’expansion, d’explosion ou de prolifération, une
entité endure certains changements qui affectent, autant que la plasticité de
sa propre nature le lui permet, les traits caractéristiques de cette entité.
Au cours de la seconde étape, une phase de consolidation, de contraction ou
d’élimination, soit une entité déjà existante est consolidée, soit cette
entité est détruite, en quel cas une nouvelle entité, plus complexe, voit le
jour en mobilisant les débris de l’ancienne entité.
Depuis la nuit
des temps, ce mécanisme se perpétue de façon cyclique. Notre univers a vécu
toutes ses évolutions successives à la faveur de cette « oscillation antique
» entre l’expansion et la consolidation ; l’exploration et la digestion ;
l’explosion et la contraction; la prolifération et l’élimination ; le gavage
et la purge ; l’invention et la sélection ; l’exubérance et le déni de
soi ; ou encore, comme nous le verrons, entre l’individualisme et la
centralisation. Nous devons à ce cycle ancestral le chemin parcouru par l’univers
depuis les particules initiales jusqu’aux galaxies et depuis les molécules
biologiques réplicantes que nous connaissons sur Terre jusqu’aux sociétés
animales et humaines. « Le moteur de recherche évolutionnaire » est
l’ensemble des gestes et outils par lesquels l’univers sonde ses possibilités
enfouies en sorte de donner lieu à des réalités radicalement nouvelles.
Howard Bloom
consacre plusieurs pages à l’astrophysique au mode de vie des bactéries et
aux métamorphoses vécues par l’embryon. L’objet du présent article n’étant
pas de développer encore moins de discuter les arguments avancés par Howard
Bloom pour prouver la validité de son modèle dans ces domaines, nous convions
le lecteur à découvrir ces analyses par lui-même. Il est fort à parier qu’il
n’en sortira pas déçu sinon indifférent.
De la
stratégie de fission et de fusion au cycle de l’insécurité
La stratégie
de fission et de fusion est la forme revêtue par « le moteur de
recherche de l’évolution » dans le cas des sociétés animales et humaines.
Le principe sous-jacent à cette dynamique consiste à se disperser puis à se
rassembler de nouveau. On constate ce comportement aussi bien parmi les
chimpanzés que parmi les singes, les souris, les éléphants, les dauphins, les
baleines et même les êtres humains. Howard Bloom cite de nombreuses études
scientifiques à l’appui de son propos. Retenons deux d’entre elles.
À l’aube, les
chimpanzés se dispersent en quête de nouveaux fruits et de nouvelles plantes
dans les environs. Ils se rassemblent pendant la journée. À cette occasion,
les mâles partagent leurs informations concernant la nourriture, tandis que
les femelles gardent leurs découvertes pour elles-mêmes. Les mâles
s’entretiennent les uns avec les autres et prennent des notes au sens figuré
sur ce que chacun a à dire. Ces
discussions se répercutent éventuellement par des expéditions
particulièrement fructueuses le lendemain.
Si vous placez
deux souris adolescentes, un mâle et une femelle, dans un silo inoccupé et
regorgeant de graines, vous observerez pendant plusieurs semaines une
activité sexuelle frénétique et un débordement de vitalité. Les souris sont
joyeuses et s’adonnent sans répit à leurs appétits alimentaires et charnels.
À raison de dix nouveaux souriceaux par portée, soit près de 500 sur la durée
d’une vie, une peuplade de souris prend forme et se répand, explorant le silo
et partant à la découverte de nouvelles poches de nourriture et de nouveaux
espaces où établir un foyer. C’est la phase de fission. Vient un jour où les
souris sont devenues tellement nombreuses qu’elles ont épuisé la capacité du
silo à faire vivre la peuplade. Il s’ensuit une très forte récession de
l’activité naguère exubérante des souris. Le groupe se rassemble, les liens
se resserrent. Après l’ère de la fission, voici venu le temps de la fusion.
Les souris sont passées d’une joie de vivre ardente à un état maussade de
déni de soi. Elles sont passées de ce que les biologistes démographiques
nomment l’état R (l’état reproductif) à l’état K (l’état conservateur). Elles
partagent leurs tristes découvertes sur la fin de l’abondance et communient
dans la panique et le désarroi.
Que ce soit
chez les chimpanzés ou chez les rongeurs, la phase de contraction ne
correspond pas à un effort pour mettre en œuvre certaines métamorphoses
radicales de l’espèce. Elle correspond simplement à un effort pour garantir
la survie du groupe, i.e. son habileté à continuer à pourvoir efficacement à
sa subsistance. Les chimpanzés partagent leurs informations pour garantir des
recherches fructueuses le lendemain (qui permettront au groupe de se
maintenir en vie et en bonne santé). Les souris suspendent leur essor
démographique en sorte de rendre possible autant que faire se peut la survie
de leur peuplade dans les jours à venir. À chaque fois, l’univers teste ses
possibilités. Il teste les deux éventualités qui s’offrent à lui :
extinction ou survie du groupe. Le moteur de recherche de l’évolution est à
l’œuvre.
Le second
exemple invoqué, celui des souris dans le silo, met en scène de façon
particulièrement éloquente l’enchaînement entre une exubérance collective et
un déni de soi généralisé. La dynamique de fission et de fusion propre aux
rongeurs dans cette situation s’accompagne d’une modification de l’humeur
globale du groupe. Les souris se dispersent et se reproduisent sous
l’impulsion de leur bonne humeur solaire. Elles se rassemblent et se
morfondent sous l’effet d’une déprime intense. Les passions du groupe sont le
carburant de la dynamique de fission et de fusion. Elles alimentent le moteur
de recherche de l’évolution. Au bout du processus, il y a deux scénarios
possibles : la survie du groupe et la reprise de son activité
exubérante ; ou bien l’extinction pure et simple de la peuplade. Dans le
cas des rongeurs et de très nombreuses autres sociétés animales, la dynamique
de fission et de fusion prend donc la forme de ce que Howard Bloom appelle
« le cycle de l’insécurité ». À savoir une oscillation chronique
entre deux humeurs radicalement opposées : la joie de vivre exubérante et
la dépression morbide.
Howard Bloom
consacre plusieurs pages aux études en sociobiologie qui ont montré que ce
cycle est présent aussi bien parmi les souris que parmi les fourmis, les
abeilles ou les palourdes. Le cycle de l’insécurité est l’instrument ultime
de la dynamique de fission et de fusion. Il est l’expression implacable du
moteur de recherche de l’évolution. Le cycle de l’insécurité appartient aux
sociétés animales mais également aux sociétés humaines. Il est la toile de
fond de l’oscillation de l’économie capitaliste entre le boom et la
dépression. La stratégie de fission et de fusion telle qu’elle est mise en
œuvre par les êtres humains suscite les fluctuations de l’économie capitaliste.
Le
secret des économies maniaco-dépressives
Dans le cas
des sociétés humaines, la stratégie de fission et de fusion ne se contente
pas de tester le potentiel de survie de l’espèce : elle teste la
capacité de la société à mettre en œuvre certaines évolutions de son
fonctionnement. La stratégie de fission et de fusion prend notamment pour
forme l’oscillation des économies modernes entre le boom et la récession. Le
cycle de l’insécurité explique les métamorphoses décisives de la société
humaine depuis l’avènement du capitalisme.
Le moment de
la fission est celui de la profusion de nouvelles entreprises, nouveaux
investissements et nouveaux produits, ainsi que de nouveaux principes de
management et nouvelles stratégies de marketing. L’impulsion décisive derrière
cette profusion de nouvelles réalités et de nouvelles idées est une vitalité
exubérante. Tout ceci se répercute par un boom de l’activité. Le moment de la
fusion est celui de la création de nouvelles institutions centralisées, que
celles-ci soient coercitives ou pacifiques. On assiste dès lors à la mise en
place de nouveaux symboles de cohésion sociale. Ces changements dans la
société sont initiés par un sentiment de panique qui accompagne
l’effondrement de l’activité précédemment en plein essor. La contraction de
l’économie aussi bien que le boom de l’activité génère donc une évolution de
la société.
Cette thèse
relative au cycle des affaires formulée par The Genius of the Beast ne
saurait être évaluée à sa juste mesure sans dire un mot sur « le moteur
de transcendance », ce second concept venant compléter celui de la
stratégie de fission et de fusion pour rendre compte des raisons intimes du
boom et de la dépression. Le moteur de transcendance peut se définir très
simplement comme l’effort des êtres humains pour donner vie à leurs visions
et à leurs rêves, imaginer de nouvelles institutions centralisées, que
celles-ci soient pacifiques ou coercitives, inventer de tous nouveaux
symboles culturels de la cohésion du groupe.
Le moteur de transcendance
se combine avec la stratégie de fission et de fusion pour décupler les
potentialités du moteur de recherche évolutionnaire. Le boom est une période
où les nouvelles visions foisonnent. Elles suscitent la transformation en
profondeur de la société. La dépression est une phase au cours de laquelle
les êtres humains mettent un terme à cette profusion de nouvelles visions et
sombrent dans l’angoisse. Ils imaginent les pires scénarios futurs pour leur
société et paniquent à l’idée qu’elle finisse un jour par imploser. Ils
évaluent ce qui est en mesure de survivre à la crise et ce qui risque
grandement de se laisser emporter par le tourbillon. Éventuellement, ils
s’empressent d’encourager ce qui tient le choc ou ils tentent au contraire de
préserver certaines institutions amenées à disparaître. Le souci prioritaire
des êtres humains est désormais d’accroître les perspectives de survie du
groupe et pour ce faire, ils estiment qu’il convient à tout prix de renforcer
la solidarité du groupe par la mise en place d’institutions centralisées.
L’opinion en vogue est que la centralisation est indispensable pour tenir le
choc de la crise. Le groupe teste sa capacité à renouer avec la joie de vivre
et la confiance à la faveur de sa démarche de centralisation. Il teste sa
capacité à sortir de la récession.
La stratégie
de fission et de fusion est en marche tout au long du processus. Au cours de
la fission mais également au cours de la fusion, le cycle de l’insécurité
fonctionne comme un moteur de transcendance. Le moment de la fission permet
d’une façon qui lui est propre de générer du changement dans la société. À
son tour, le moment de la fusion génère à sa manière de nouveaux changements
supplémentaires. Si le groupe renoue avec son exubérance la phase de fission
redémarre. Le moteur de transcendance entame alors un nouveau cycle de boom
et de dépression. À chaque occurrence du cycle de l’insécurité les
fluctuations de l’économie capitaliste permettent aux êtres humains
d’accomplir ce qui est inconcevable dans le cas des sociétés animales :
elles bouleversent l’ordre établi.
À suivre
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