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1.
Pensée monétaire et pensée mathématique.
Selon Donald O’Shea (2007) dans Grigori
Perelman face à la conjecture de Poincaré (Dunod,
Paris),
«
Vers 1960, on était entré dans l’époque la plus
productive et la plus explosive de l’histoire humaine en ce qui
concerne le développement de la pensée mathématique.
[…]
géométrie, topologie, algèbre et analyse se
développèrent considérablement et de nouvelles disciplines
fleurirent à leur périphérie et à
l’intérieur de sous domaines avec leurs
propriétés, méthodes, outils et des résultats
spectaculaires » (O'Shea, 2007, p.187)
De même, je
dirai que vers le début du XXème siècle, on était
entré dans l’époque la plus productive et la plus
explosive de l’histoire humaine en ce qui concerne le
développement de la pensée monétaire avec, en
particulier, l’ouvrage de Ludwig von Mises (1912) intitulé Théorie de la monnaie et du crédit.
Malheureusement, et à l’opposé de ce qui s’est
produit en mathématiques, les résultats spectaculaires ont
été mis à l’écart ou
dénaturés par des écoles de pensée
économique autres ou qui allaient éclore comme la
théorie de John Maynard Keynes (1936) ou même comme celle de
Milton Friedman et de ses amis de l’Ecole
de Chicago (décennie 1950) qui a reçu la
dénomination « théorie monétariste ».
2. Pourquoi
s’intéresser à la monnaie.
Il convient de s'intéresser à la monnaie parce que les prix
sont exprimés en monnaie et que les hommes de l’Etat manipulent
la monnaie.
2.A. Parce que les
prix des biens sont exprimés en monnaie.
Milton Friedman a eu l’occasion d’écrire qu’il
fallait qu’un économiste s’intéressât
à la monnaie parce que les prix des biens échangés ou
échangeables étaient établis en monnaie.
a) Pourquoi les prix
sont-ils exprimés en monnaie ?
Friedman fait malheureusement silence sur la question du « pourquoi les
prix sont exprimés en monnaie » et donc sur la réponse.
Mais Mises, à la suite de Carl Menger, et ses amis de
l’école de pensée économique dite autrichienne
– qui est aussi "autrichienne" que
"française" (cf. ce billet) - ont donné la
réponse que je résumerai ainsi :
parce que la monnaie a réduit le coût de l’échange,
celui-ci est inférieur au coût de l’échange sans
monnaie.
b) Qu’est-ce
qu’un échange de biens ?
Une double action humaine d’offre de droits de propriété
par l’un et de demande de droits de propriété par
l’autre, de vente par l’un et d’achat par l’autre,
donc coûteuse, mais aussi profitable.
Bien sûr, les écoles de pensée économique autres
que l’ « autrichienne » qui font abstraction de
l’action humaine sont, à partir de ce point, dans
l’impasse.
c) Qu’est-ce
qu’un prix en monnaie ?
Un prix en monnaie n’est jamais qu’une quantité de monnaie
échangée ou échangeable contre le bien selon les
règles du droit (ou de la justice) naturel(le).
Le prix en monnaie sanctionne ainsi un progrès économique au
sens technique le plus terre à terre de l’expression et ouvre
une voie de progrès à attendre car le coût de
l’échange n’a pas été réduit à
zéro et car des efforts sont en cours pour le réduire encore.
Soit dit en passant, depuis quelques années, une partie des autres
courants de pensée économique chemine sur la voie au prix de
l’anglicisme « coût de transaction » mais en faisant
abstraction de son point de départ, la réduction de coût
initiale.
Les prix en monnaie donnent des informations comparables et permettent des
calculs dits économiques, mais de fait monétaires. Il n’y
a pas de calcul économique sans monnaie comme l’a
démontré Mises en 1920.
Le prix en monnaie est ainsi, aussi, une source d’informations.
2.B. Parce que les
hommes de l’Etat manipulent la monnaie.
J‘ajouterai, pour ma part, que les économistes doivent
s’intéresser à la monnaie parce que les hommes de
l’Etat sont parvenus à la manipuler.
Pourquoi les hommes de l’Etat la manipulent-ils ?
a) Question de recettes.
Parce qu’étant donné le monopole d’émission
de monnaie – ou fiscal - qu’ils se sont donnés au cours
des âges ou qu’ils délèguent le cas
échéant à une banque centrale créée pour
l’occasion, et l’obligation qu’ils ont faite aux citoyens
de l’utiliser, ils ont la capacité de l’altérer et
cette altération leur procure à court terme des revenus –
autant le revenu de seigneuriage que l’impôt d’inflation.
b) Question
d’influence économique bénéfique.
Plus grave, parce que des économistes ont prétendu expliquer au
XXème siècle que les hommes de l’Etat avaient une
capacité d’influencer de façon bénéfique
les éléments de l’ « équilibre
monétaire » à la mode (emploi, revenu, croissance) en
manipulant la quantité de monnaie, voire la quantité de
liquidité (mot créé pour l’occasion ».
c) Question de
malignité.
Plus grave encore, parce que l’évolution des formes de monnaie
– à quoi les hommes de l’Etat sont étrangers - ont
permis à ceux-ci de dénaturer les règles de la
comptabilité fondée sur les règles de la justice
naturelle et de construire des règles spécifiques
d’enregistrement des opérations monétaires, par exemple,
en matière bancaire…
La dernière grande mystification avait même reçu un nom
officiel : le « hors bilan » !
d) Question de
liberté publique illusoire.
Point d’orgues, parce que les hommes de l’Etat des pays du monde
entier ou presque sont parvenus à convenir au XXème
siècle de mettre à bas le système monétaire
international de l’étalon-or, un système qui avait
émergé spontanément et qui, par conséquent, avait
fait ses preuves comme s’est astreint à le montrer toute sa vie
durant Jacques Rueff (1896-1978).
L’étalon-or limitait les hommes de l’Etat dans leur
politique nationale et déterminait des liens sains entre nations (cf.
par exemple Rueff, 1947, "Conditions financières des liens entre
nations", pour savoir ce qu’il faut penser de
l’idée).
Et cela, pour ne pas parler de ce qui est arrivé, au crépuscule
du XXème siècle, quand certains de l'Union européenne
sont convenus de fusionner, selon des règles de leur crû,
plusieurs monnaies nationales en une monnaie régionale
"unifiée" dénommée "euro" – entre autres, «
pour renforcer la paix en Europe ... » - au lieu de
dénationaliser les monnaies en question comme avait expliqué Friedrich
von Hayek en 1976-78 qu'il serait bienvenu de le faire, d'une
façon générale.
Et bien vite, ils se sont gardés de respecter les règles qu'ils
s'étaient donnés, comme il fallait s'y attendre !
3. Et les
économistes ne se sont trop intéressés à la
finance.
De fait, l’accent mis sur la monnaie a chassé la finance des
préoccupations des économistes jusqu’à la
décennie 1950 alors que celle-ci se hâtait avec lenteur.
Trois grandes raisons peuvent expliquer ce fait :
- les économistes avaient souvent confondu crédit et monnaie,
- des économistes avaient introduit le concept flou de
«liquidité»,
- les économistes n’étaient pas affutés sur la
définition de la monnaie.
3.A. Parce que les
économistes avaient souvent confondu crédit et monnaie.
En se plaçant du point de vue du banquier, les économistes
avaient confondu crédit ou, si on préfère le mot,
créance (une des formes premières de la finance) et monnaie,
billet de banque et billet non bancaire qui rivalisaient, monnaie et
substitut de monnaie.
3.B. Parce que des
économistes avaient introduit le concept flou de
«liquidité».
Il y a des "ponts aux ânes" - comme le théorème
de Pythagore en géométrie -, mais il y a aussi des "ponts
de singes".
La liquidité est un pont de singes en science économique entre
la monnaie et la finance qu'en particulier Keynes (1936) a enjolivé
avec son concept de "préférence pour la
liquidité".
Pour les économistes qui emploient le concept, la liquidité est
autant la monnaie que des échanges qui peuvent se faire sans
"décalage" de prix ou de taux d'intérêt ou
qu'un type de "prime" que présentent des biens...
Le concept a été renforcé, en particulier, par le
rapport Radcliffe en 1959 amènera John Hicks à le
disséquer en 1962.
Dans la décennie 1970, sera introduite la distinction entre
"liquidité nationale" et "liquidité
internationale" ce qui amènera Jacques Rueff, à l'occasion
de l'essai par les gens du Fonds monétaire international de se faire
donner un privilège d'émission de monnaie internationale
dénommée "droits de tirages spéciaux" (D.T.S),
à intituler un article "Des plans d'irrigation pendant le
déluge".
Et la dénomination "liquidité" est utilisée en
analyse financière pour qualifier des rapports de grandeurs
comptables.
3.C. Parce que les
économistes n’étaient pas affutés sur la
définition de la monnaie.
La forme ou plutôt l’évolution des formes de la monnaie a
contribué à cacher le double fond de celle-ci.
On vient de dire son premier fond : la réduction des coûts de
l’échange.
La monnaie a pour second fond d’être un pouvoir d’achat
généralisé (cf. Pascal Salin (1990), La vérité sur la
monnaie, Odile Jacob, 1990).
4. Pourquoi
s’intéresser à la finance.
Il conviendrait de s'intéresser à la finance pour au moins
trois grandes raisons :
- une raison d’actualité,
- une raison de méthode,
- parce que les hommes de l’Etat manipulent la finance.
4.A. Pour une raison
d’actualité.
Le choix d’infliger la monnaie unifiée dénommée
« euro » à des citoyens de pays de l'Union
européenne démontre à sa façon que certains
hommes de l’Etat sont revenus sur l’idée qu’ils
tiraient des bénéfices de la monnaie nationale ou qu'ils
pourraient en tirer encore longtemps (à cause vraisemblablement des nouvelles formes de monnaie).
Leur démarche fait apparaître qu’ils considéraient
qu’ils avaient plus à gagner à placer les forces
qu’ils mettaient jusqu’alors dans le domaine monétaire,
dans le domaine de la finance et à manipuler la finance.
4.B. Pour une raison
de méthode.
Selon François Lurçat (2003) dans De la science à l'ignorance
(éditions du Rocher, Paris) :
«
L’exploit de Galilée est parti […] d’une attitude de
principe :
faire abstraction de toutes les propriétés des objets physiques
à l’exception de leur forme et de leur mouvement […]
Au lieu d’ignorer consciemment certaines propriétés des
objets physiques, elle [la caractérisation] nie leur existence.
[…]
[la physique] ramène […] les qualités à des
différences quantitatives (p.59) […]
[et il y a] la difficulté qu’éprouve la pensée
occidentale à penser le régional (par opposition à
l’universel)». (p.60)
L’exploit
de nombreux économistes est de partir d’une attitude de principe
semblable :
faire abstraction de toutes les propriétés des objets
économiques.
Au lieu d’ignorer consciemment certaines propriétés des
objets économiques, la caractérisation qu’ils donnent nie
leur existence, leur théorie économique ramène les
qualités à des différences quantitatives. Et il y a la
difficulté à penser l’action humaine (par opposition
à l’équilibre de marché).
Cela est flagrant en matière de monnaie, cela l’est tout autant,
voire plus encore en matière de finance.
4.C. Parce que les
hommes de l’Etat manipulent la finance.
Pourquoi les hommes de l’Etat manipulent-ils la finance ?
a) Un décalque
partiel.
Pour des raisons comparables à celles invoquées à propos
de la monnaie.
- question d'influence économique bénéfique : le
déficit budgétaire financé par l'épargne serait
un stabilisateur de la conjoncture ;
- question de liberté publique illusoire : étant données
les nouvelles techniques d’information et de communication, il faut
créer un système financier international avec
régulateurs et superviseurs.
b) Manipulations plus
grossières.
Il y a des manipulations de la finance plus grossières que celles de
la monnaie :
- c’est la réglementation des taux d’intérêt,
étant donnée la querelle de l’usure ,
- ce sont les règles comptables assénées aux banques
envisagées du point de vue financier et non plus monétaire ;
- ce sont aussi des règles comparables infligées aux
intermédiaires financiers, concept économique apparu dans la
décennie 1950 ;
- ce sont encore des règles comptables en relation avec les nouveaux
produits financiers qui permettent de cacher ponctuellement des
déficits : le cas de la ville de Saint Etienne en France a
donné lieu à des billets de Bloomberg édifiants - par exemple, celui-ci - qui, vraisemblablement,
ont fait connaître au monde entier l'existence de cette ville...
beaucoup mieux que n'importe quelle publicité qu'elle aurait
achetée dans ce but...
c) Manipulations plus
fines.
Il y a aussi des manipulations de la finance plus fines comme par exemple :
- le déficit budgétaire couvert par l'épargne qui
évite, à court terme, aux hommes de l’Etat
d’augmenter les impôts, de montrer ainsi leur vrai visage de
capteur de ressources difficilement obtenues par autrui, et qui, à
défaut de contribuer à 100% à leur
réélection, n'y nuit pas étant donnée
l’illusion colportée des dépenses publiques
effectuées et de jours meilleurs ou moins mauvais si on les
réélit ;
- l’assurance présentée comme
de la finance ;
- la capitalisation présentée comme une technique
"spéculative" au mauvais sens du terme ;
- la présentation de la "répartition obligatoire" de
l’organisation de la sécurité sociale en
France comme une technique qui ferait pièce à la
capitalisation et non pas comme une obligation réglementaire qui
assujettit le travailleur pour ne pas écrire «
l’esclavagise », à ses périls.
4. Economie
dirigée sans justice naturelle n’est que ruine de tous.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme
» a écrit le poète il y a bien longtemps et des
générations d’écoliers ont planché sur le
sujet bon gré mal gré, moi, par exemple, peut-être vous.
Aujourd’hui, avec le Titanic
de l’Union européenne – construit à «Maastricht» - , de sa poupe
– le problème politique de la Belgique, membre du Be.Ne.Lux.,
écrin oublié de l’Union– à sa proue –
le problème politico-économique de la Grèce, membre depuis 1980 -,
émerge une considération voisine, à savoir «
économie dirigée sans justice naturelle n’est que ruine
de tous ».
Plusieurs fois, Jacques Rueff avait écrit :
« l’Europe se fera par
la monnaie ou ne se fera pas. »
A l’exemple de Philippe Seguin dans un article du Figaro du 7
février 1996 intitulé "La légende du franc est-elle
noire ou dorée?", dont le sous titre est "La monnaie
européenne sera politique ou ne sera pas", beaucoup ont
interprété l’idée en disant que faire une monnaie
européenne était un préalable, voire un tremplin vers un
état européen. Et ils ont soutenu la création de
l'euro.
Malheureusement, ils n’avaient pas compris ou n’avaient pas voulu
comprendre ce qu'avait écrit Rueff.
Pour Rueff, la monnaie était l’ancre de la liberté de
chacun, c’est-à-dire de la justice naturelle (du respect de la
propriété et du contrat), sur quoi il avait eu l’occasion
d’insister maintes fois et, par exemple, dans un livret (1947)
intitulé Monnaie
saine ou état totalitaire.
La monnaie n’était pas et ne devait pas être l’égout collecteur des «fausses
créances» qui naissaient des déficits des
budgets des hommes de l’Etat et qui ne pouvaient que déboucher
sur le désordre social et l’esclavage.
Dans L'ordre social
qu'il publie en 1945 et 1947 et publie de nouveau, en 1969 avec une
préface, il n'a de cesse d'insister sur une idée qu'on peut
résumer par ses mots:
"Refusez
le déficit ou acceptez l'esclavage".
La
France en 2010, c'est aujourd'hui le déficit et l'esclavage (à
55% du P.I.B.).
Quant à l’Etat européen, il ne s’est pas fait et ne
se fera pas par l’euro, mais il ne se fera pas non plus par quelque
manipulation financière de plus pour cacher les déficits des
budgets étatiques nationaux.
En revanche, à coup sûr, l'euro, voire l'Union
européenne, se déferont par la manipulation financière
de trop…
Georges Lane
Principes de science économique
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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