Contrairement à ce qu’on lit souvent, l’Europe
ne doit pas son décollage économique et culturel à la conquête et à
l’exploitation du reste du monde. Elle a dominé le monde grâce au
développement des libertés dans les domaines scientifique, politique et
économique. Plus précisément, c’est
l’affirmation progressive des libertés individuelles qui permit de pacifier la vie sociale et
d’entraîner à sa suite le développement économique.
Bien sûr les libertés modernes ne sont
apparues que très progressivement, et souvent avec de fortes résistances. Mais
elles proviennent d’une idée chrétienne de la liberté qui s’est développée
dans la théologie médiévale de Saint Augustin à Saint Thomas d’Aquin. Quelle est cette idée ? C’est l’idée que la liberté est le
moyen par lequel la personne peut s’ordonner elle-même à son bien propre et
donc, in fine, à Dieu. C’est l’idée d’autonomie de la personne
humaine, créée à l’image de Dieu, dont découle également l’idée d’égalité.
Le libéralisme est souvent perçu comme
une doctrine économique, mais ses véritables racines historiques et
philosophiques se trouvent dans la Bible et dans la lutte des chrétiens pour
la liberté religieuse sous l’empire romain.
Ma thèse est que le statut de la
liberté dans la Bible a préparé le terrain pour l'émergence des libertés
individuelles. Autrement dit, les libertés modernes sont l’aboutissement
d’une évolution historique marquée par le christianisme. Mais paradoxalement,
cette émergence s’est souvent faite en opposition directe à l’Église qui
freinait cette évolution. Car l’idée de liberté n’a pas toujours été comprise
dans toutes ses implications politiques et économiques. Tel est le malentendu
entre l’Église et la liberté que nous allons tenter de clarifier.
L’idée judéo-chrétienne d’humanité
Dans l’ère préchrétienne, beaucoup de
personnes étaient considérées comme n’étant pas pleinement humaines. L'idée
que tous les êtres humains sont créés à l’image de Dieu fut une idée
révolutionnaire, inouïe, étrangère à la plupart des civilisations de l'ancien
monde. Elle a émergé non pas à Babylone, en Grèce ou à Rome, mais dans une
petite contrée du Moyen-Orient, dans une tribu connue à cette époque sous le
nom d’Israélites.
Les écritures saintes des juifs
décrivent un Dieu qui a façonné l'homme et la femme à son image, indépendamment
de sa race, de son sexe, ou de son âge. La croissance lente de l’idée de
liberté a été possible grâce à ce postulat radical : chaque être humain,
homme et femme a été créé à l'image de Dieu et possède de ce fait certains
droits inaliénables.
Au Moyen-âge, le christianisme a
universalisé cette idée que les êtres humains sont tous égaux en dignité. Les
hommes ne sont pas égaux au sens où ils seraient identiques, mais au sens où
ils sont égaux en liberté et en responsabilité, par le simple fait d’être des
personnes humaines douées de raison et de volonté propre.
La disparition de l’esclavage en Europe
au Moyen-âge
L'histoire de la chrétienté est, bien
sûr, parsemée d’épisodes tragiques, d'hypocrisie et d’oppression. Les
chrétiens n’agissent pas toujours en conformité avec leur propre système de
valeurs. Pourtant, la chrétienté est unique en ce que ses membres imparfaits
ont progressivement mis en place les principes d’une résistance contre toutes
les formes d’oppressions, y compris l’oppression religieuse elle-même. Le
christianisme, en effet, donne aux croyants la capacité de se critiquer
eux-mêmes, de critiquer leur comportement et de concevoir de meilleures
institutions, plus conformes à l’idée judéo-chrétienne de la personne humaine
: créée à l’image de Dieu.
Alors que l’esclavage était universel,
l’Europe chrétienne s’en est débarrassée. Il fut d’abord remplacé par le
servage au cours de la période féodale. Les serfs n’étaient pas libres au
sens moderne du mot mais ils jouissaient d’une plus grande liberté que les
esclaves, de possibilités d’ascension sociale, et de droits de propriété. Le
mot « esclave » commença à disparaître du vocabulaire. Puis le
féodalisme déclina au XVème siècle et fut supprimé en Occident au XVIème siècle,
bien qu’il persista en Europe de l’Est et du Sud.
Après la chute de Rome et la lutte pour
le pouvoir au début du VIe siècle, l'empire était en ruines. Plus tard, des
écrivains ont parfois dépeint le Moyen-âge comme « l’âge des
ténèbres », où des paysans ignorants étaient manipulés et opprimés par
des prêtres superstitieux. Cependant, les historiens ont montré que cette
idée est en grande partie fausse.
Sans aucun doute certaines périodes comme les invasions
barbares dans le Haut Moyen-âge ou la guerre de Cent Ans dans le Bas
Moyen-âge, furent des périodes difficiles et tumultueuses, mais les
historiens du Moyen-âge sont généralement d'accord pour dire qu’il y eut
aussi de grandes périodes d'innovations technologiques et de progrès
économiques à partir de la renaissance carolingienne au IXe siècle. On
peut citer entre autres : l’assolement triennal, les attelages, la
diffusion des moulins, l’industrialisation de la fabrication du papier, la
fabrication du verre, l’horlogerie, la polyphonie et la notation musicale, la
création des universités, le développement des villes et du commerce.
La naissance de l’individu
Le christianisme est la première et sans doute la seule
religion qui rompt totalement avec le holisme ou le collectivisme. En effet,
le christianisme situe l’individu au-dessus du groupe et l’éthique avant le
politique. C’est pourquoi l’individualisme est directement associable au
christianisme. En effet, le péché, le libre arbitre et par voie de
conséquence le salut sont personnels. D'emblée, le christianisme enseigne que
le péché est une affaire personnelle, qu'il n'est pas inhérent au groupe,
mais que chaque individu doit avoir la responsabilité de son propre salut.
Les obligations religieuses ne concernent que les individus, seuls appelés à
faire leur salut éternel et non les États, pour lesquels, selon la formule
latine, « le salut du peuple est la loi suprême ».
Le christianisme ne préconise pas de cité idéale ni de
rédemption terrestre collective. L’Évangile propose exclusivement un salut
individuel céleste. Dans cette logique, l’État n’a aucun droit sur les âmes
et n’est jamais sacralisé. C’est ainsi que les premiers chrétiens sont morts
pour avoir refusé de rendre un culte à l’empereur. Préoccupé par le seul
salut des âmes, le christianisme a donc permis une séparation des genres, une
forme de laïcité libératrice pour l’individu. C’est ce dualisme que nous
allons développer dans le prochain article.
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