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partie
Grégoire
Canlorbe : Dans
quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous développé cette
passion pour les racines évolutionnistes de la consommation ? Avez-vous
depuis l’école primaire une attraction viscérale pour les « hamburgers
juteux, les Ferrari, la pornographie et la pratique du don » ?
Gad
Saad : J’ai
répondu à cette question dans la préface de mon livre de 2007 The
Evolutionary Bases of Consumption (en français, « Les Racines
évolutionnistes de la consommation »). Pendant mon premier semestre en
tant que doctorant à l’Université Cornell, j’ai suivi un cours avancé de
psychologie sociale sous la tutelle du Professeur Denis Reagan. À la moitié
du semestre, il nous a imposé de lire un livre appelé Homicide écrit
par deux pionniers de la psychologie évolutionniste, une équipe de deux
chercheurs : Martin Daly et sa femme Margo Wilson. Dans leur livre, ils
examinaient les modèles de criminalité, c’est-à-dire les manières dont les
crimes se produisent dans des sociétés très différentes à travers le monde.
Cela pouvait être des tribus en Amazonie, à Détroit dans les années 50, ou à
Paris aujourd’hui. Ils cherchaient à déterminer si certains phénomènes liés à
la criminalité restaient vrais dans toutes les circonstances de temps et de
lieu, et ils utilisaient la théorie évolutionniste comme cadre d’analyse.
On y découvre
notamment que la personne potentiellement la plus dangereuse dans la vie
d’une femme, c’est son partenaire, c’est-à-dire son mari ou son petit ami. Ce
n’est en général pas un étranger caché qui va sauter pour la violer mais
plus simplement son compagnon. Plus précisément, les hommes ont une raison
évolutionniste très particulière de vouloir agresser ou tuer leur femme : une
infidélité supposée ou réalisée. Si je pense que tu m’as trompé ou si je sais
que tu m’as trompé, cela peut entraîner une réaction très violente de ma part
pour une raison évolutionniste très simple.
Nous sommes en
fait une espèce biparentale, c’est-à-dire que les hommes et les femmes
investissent énormément dans leur progéniture. Pour un homme, ce ne serait
pas une bonne idée de dépenser de nombreuses années et des ressources dans un
enfant si celui-ci n’est pas assurément le sien. À cause de l’incertitude de
la paternité, nous sommes les descendants d’ancêtres qui étaient très
territoriaux sur le plan sexuel. Et c’est pourquoi les hommes à travers le
monde répondront très violemment aux menaces concernant leurs intérêts
génétiques. C’est une explication très élégante. Et quand j’ai compris cela, quand
j’ai pu apprécier le pouvoir de la théorie évolutionniste pour expliquer
toutes sortes de comportements criminels, j’ai attrapé le virus
évolutionniste. Et puisque je m’intéressais à l’étude du comportement du
consommateur, j’ai pensé : « Vous savez quoi ? Je vais prendre
le cadre évolutionniste et l’appliquer au comportement du
consommateur. » Et j’ai ainsi fini par trouver le champ de la
consommation évolutionniste. Voilà en quelque sorte les coulisses de mon
voyage intellectuel et scientifique.
Il est
intéressant de noter que cette explication concernant la motivation que
peuvent avoir les hommes de tuer leur partenaire féminin suscite une forte
hostilité et conduit nombre de personnes à rejeter la psychologie
évolutionniste car elles croient à tort que si on apporte une explication
scientifique à un phénomène, cela implique qu’on le justifie ou qu’on
l’excuse. Mais c’est une vision très idiote des choses. Un chercheur en
cancérologie étudie le cancer ; il n’est pas pour le cancer, il n’excuse
pas et ne justifie pas le cancer ; il ne fait qu’expliquer le phénomène.
C’est l’une
des raisons principales de l’hostilité que j’ai pu observer de la part de
gens qui n’apprécient pas la théorie évolutionniste. Ils ont la fausse impression
que les scientifiques évolutionnistes cherchent toutes sortes de moyens pour
justifier des comportements immoraux. Par exemple, si on explique pourquoi
les gens trichent dans le contexte d’une union monogame, quelqu’un peut se
fâcher et nous répondre « Oh, mais vous utilisez la science pour
justifier l’infidélité. » Mais bien entendu, ce n’est pas ce que nous
faisons ; nous ne faisons qu’expliquer pourquoi les gens pratiquent
l’infidélité. C’est très important de garder ça à l’esprit.
Grégoire Canlorbe :
Le roi du porno du XXème
siècle et multimillionnaire Hugh Hefner affirmait dans une interview
récente : « Ce qui est surprenant, c’est que le goût des Américains
et plus généralement des hommes en matière de beauté sont essentiellement
restés les mêmes. Les styles changent certes, mais notre vision de la beauté
reste la même. » Je suppose que votre enquête scientifique portant sur
la consommation vestimentaire et cosmétique met en lumière la pertinence de
ces déclarations par le fondateur de Playboy. Pourriez-vous nous en dire
plus ?
Gad
Saad : Si je
reformule votre question, vous me demandez de faire le tri entre les
phénomènes de mode et ceux qui, au contraire, sont permanents. Prenons
l’exemple que vous donnez, celui de la mode vestimentaire.
Plusieurs
études que je discute dans mes livres s’intéressent à l’impact de variables
macroéconomiques sur les changements de la mode féminine. Quand, par exemple,
les conditions économiques sont très difficiles, on peut s’attendre à ce que
les femmes se rendent plus attrayantes, c’est-à-dire qu’elles accroissent les
signaux sexuels. Certaines études observent ainsi dans quelle mesure la
longueur des jupes portées par les femmes est fonction de variables
économiques. Ces recherches ont été faites sur plus de 80 ans. Et les
chercheurs montrent effectivement que les indicateurs économiques sont en
fait largement corrélés avec certaines tendances à la mode. Donc même les changements
cycliques de la mode sont en partie façonnés par des facteurs biologiquement
pertinents.
Grégoire
Canlorbe : À
propos du comportement du consommateur, vous affirmez qu’acheter ou conduire
une Ferrari ou toute autre voiture de luxe, c’est l’équivalent pour l’homme
de la queue du paon. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agirait d’attirer
les femelles. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Gad
Saad : Au sein
d’une large majorité d’espèces, les mâles se font la concurrence pour avoir
accès aux femelles. Ce n’est pas toujours le cas car parfois, on rencontre
des espèces au rôle sexuel inversé où ce sont les femelles qui se font
concurrence et qui s’engagent alors dans l’émission de signaux sexuels Ces
derniers évoluent à travers le mécanisme de la sélection sexuelle. L’exemple
classique est celui de la queue du paon, qui n’aurait pas pu évoluer du fait
de la simple sélection naturelle, car une longue queue affaiblit les chances
de survie du paon. Avoir une queue encombrante le rend plus visible de ses prédateurs
et rend aussi plus difficile de leur échapper. Pourquoi les paons ont-ils
donc des queues aussi grandes ? Pour répondre à cette question, il faut
s’intéresser à un mécanisme connu sous le nom de sélection sexuelle.
La sélection
sexuelle est le processus évolutionniste qui résulte dans un avantage de
reproduction. En d’autres termes, les paons ont développé leurs grandes
queues car elles leur servaient de véritables signaux, comme des
avertissements aux femelles : « Salut beauté, choisis-moi, je suis
le meilleur mâle. Regarde, j’ai cette très longue queue, c’est très coûteux,
c’est très dangereux pour moi de l’avoir et pourtant je suis toujours là, je
dois être un spécimen génétique d’exception. » Et donc, j’utilise ce
principe de signalisation coûteuse, qui est connu en biologie comme le
principe du handicap, et je l’applique au comportement du consommateur ;
et je soutiens qu’une grande partie de la consommation visible que nous avons
est une forme proche de l’expression du paon. La Ferrari est donc
l’équivalent humain de la queue du paon.
Si vous et
moi, nous nous concurrençons sur le marché de la reproduction, vous pouvez
décider de louer une Ford Mustang afin d’impressionner les femmes sur les
Champs-Élysées. Malheureusement pour vous, vous ne pouvez pas vraiment me
concurrencer car j’ai une Ferrari. C’est un signal coûteux que vous ne pouvez
pas imiter. Il y a quelques années, j’ai publié un article avec l’un de mes
anciens étudiants dans lequel nous avons examiné les effets de la
consommation visible sur le niveau de testostérone des hommes. Nous avons
amené plusieurs jeunes hommes dans un laboratoire où deux voitures les
attendaient. Nous leur avons demandé de conduire chacune des deux voitures.
Ils ont ainsi conduit une superbe Porsche et une vieille berline fatiguée
dans deux contextes différents, à savoir dans le centre-ville de Montréal,
pendant le week-end où tout le monde peut vous voir conduire ces deux
voitures, et sur une route semi-désertique. À l’issue de ces expériences de
conduite, nous leur avons fait des prélèvements salivaires afin de mesurer
les fluctuations de leur niveau de testostérone, l’idée étant que si vous
mettez un homme dans une situation où son statut social semble élevé, sa
testostérone devrait grimper. Lorsqu’il est au contraire mis dans une
situation où son statut social est peu élevé voire bas, sa testostérone
devrait baisser. Nous avons alors trouvé que lorsqu’on met un homme dans une
Porsche, son niveau de testostérone augmente. Mais ce n’est pas parce qu’il
conduit vite puisque dans le centre-ville de Montréal, un vendredi soir, la
circulation est assez dense et on roule au ralenti. C’est plutôt le fait de
l’avoir placé dans une situation où son statut social apparaît élevé.
À suivre
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