En
juillet 2004, la Fondation Jean Jaurès
rédigeait une note intitulée : Pour
l’égalité réelle, Éléments pour un
réformisme radical.
Selon elle, l’égalité
formelle (l’égalité en droit) ne s’attaque pas aux
sources mêmes de l’exploitation et de la reproduction des
privilèges. La République a proclamé
l’égalité. Il reste encore à la
réaliser : « Jaurès, durant toute sa vie,
a essayé de réaliser la synthèse entre les notions
fondamentales du marxisme et les vieux principes de la révolution de
1789. Cette synthèse, il la fondait sur la justice
sociale, l’élimination progressive des privilèges
héréditaires créés par le capitalisme ».
Le
Parti socialiste continue encore aujourd’hui à faire de
Jaurès sa référence philosophique fondamentale. Pour preuve, en décembre 2010, la Convention pour
l’Égalité réelle, présidée par
Benoît Hamon, rassemblait les militants et sympathisants socialistes
afin d’adopter un texte intitulé «
l'égalité réelle»,
traçant les grandes orientations politiques des socialistes pour
construire une société fondée sur la justice sociale.
Les militants ont approuvé le texte à plus de 80%.
Quelles
étaient les idées de Jean Jaurès et comment ces
idées ont-elles été combattues, du vivant de
Jaurès, par Yves Guyot ?
Jean Jaurès
(1859-1914)
Jean
Jaurès est normalien et agrégé de philosophie.
Après avoir enseigné à Albi et à Toulouse,
âgé de 25 ans, il commence sa carrière politique en 1885
comme député républicain à Castres.
D'abord
républicain modéré, Jean Jaurès devient
socialiste après la grande grève des mines de Carmaux de 1892.
Il est élu député et va le rester jusqu'à sa mort
(sauf entre 1898 et 1902). Brillant orateur, il va devenir le
défenseur des ouvriers en lutte et de l'unité des forces
politiques et syndicales de gauche.
Avec
les socialistes, il défend Alfred Dreyfus et crée le journal L'Humanité, en 1904. Jean
Jaurès, leader du socialisme français, participe en 1905
à la fondation de la SFIO qui va rassembler les différents
courants socialistes français. Pour lui, les socialistes doivent
s'engager pour une révolution démocratique et non violente.
Après
1905, Jean Jaurès s'oppose à la politique coloniale et à
la guerre. Ayant pris des positions pacifistes à l'approche des
hostilités avec l'Allemagne, il devient très impopulaire chez
les nationalistes qui l'accusent de trahison. Jaurès meurt
assassiné par le nationaliste Raoul Villain
le 31 juillet 1914, trois jours avant la déclaration de la guerre.
Jaurès et le
réformisme radical socialiste
Au
XIXe siècle, beaucoup de socialistes refusent de suivre Marx dans son
idéal révolutionnaire. Ils se contentent d’un
idéal réformiste. C’est le cas des socialistes
français, comme Jean Jaurès, qui souhaitent un compromis entre
le marxisme et la démocratie. Le socialisme de Jaurès est un
socialisme de conciliation. Il veut concilier liberté et socialisme :
ce dernier doit agir pour les libertés individuelles.
C’est
pourquoi Jaurès reproche à Marx d’avoir suspendu les
principes de la légalité démocratique,
c’est-à-dire la consultation de la volonté des citoyens,
la liberté d’expression et la pluralité des partis.
C’est ce qui amène Jaurès à rendre à
l’État un rôle d’arbitre neutre s’imposant
à toutes les classes, contre la réduction marxiste de
l’Etat à un rôle d’instrument de la classe
dominante.
Selon
Jaurès, la suppression des classes sociales par la révolution
n’est pas souhaitable pour établir le socialisme. Le socialisme
triomphera par l’élection dès que la classe
prolétaire deviendra majoritaire. Plutôt que de renverser la
division des classes, il s’agit de fonder l’ordre social sur une
meilleure organisation du travail pour tous et sur une redistribution des
richesses. Cette organisation passe par des coopératives, des
syndicats. Pour Jaurès, le marché crée de la richesse
mais conduit à des inégalités. Le socialisme
réformiste demande donc qu’on collectivise cette richesse pour
la partager équitablement.
En
dépit de son rejet du marxisme, Jaurès se propose
néanmoins de transformer l’organisation sociale et
économique au moyen de l’intervention étatique. Citons
Jean Jaurès dans Les radicaux et
la propriété individuelle :
Une force nouvelle est apparue, qui va
compliquer et transformer tous les rapports sociaux, tout le système
de propriété. Cette force nouvelle, c'est l'individu humain.
Pour la première fois, depuis l'origine de l'histoire, l'homme
réclame son droit d'homme, tout son droit. L'ouvrier, le
prolétaire, le sans-propriété,
s'affirme pleinement comme une personne. Il réclame tout ce qui est de
l'homme, le droit à la vie, le droit au travail, le droit à
l'entier développement de ses facultés, à l'exercice
continu de sa volonté libre et de sa raison. […] Or, la
société ne peut lui assurer le droit au travail, le droit
à la vie ; elle ne peut l'élever, du salariat passif à
la coopération autonome, sans pénétrer elle-même
dans la propriété. La propriété sociale doit se
créer, pour garantir la vraie propriété individuelle, la
propriété que l'individu humain a et doit avoir de
lui-même.
L’héritage
socialiste de Jaurès
Entre
la défense de la propriété privée dans le cadre du
capitalisme et son abolition par les tenants du collectivisme
révolutionnaire (communistes), Jaurès est le fondateur de ce
qu’on peut appeler la « troisième voie »
Il
part du fait que les déclarations formelles de principes juridiques ne
suffisent pas à garantir la liberté et
l’égalité réelles. Ainsi, il convient de leur
donner un contenu dans la réalité économique et sociale.
De là, l’idée de créer de nouveaux droits. Jean
Jaurès les appelle des « droits sociaux » :
le repos, l’éducation, le logement, la retraite ou le plein
exercice de la citoyenneté doivent être matériellement
garantis par l’État à tous.
Que
sont les droits sociaux ? Ce sont ces droits collectifs « droits
réels » ou « droits matériels » et que
certains appellent aussi droits-créances. Ce sont des protections, des
prestations, des services reçus sans contrepartie, reçus de
l’extérieur, en particulier de l’État au nom de
l’égalité des chances : droit à la santé («
gratuite »), droit au logement (« gratuit »), droit
à l’éducation (« gratuite ») etc. Ces droits
sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni sur
des libertés. Ce sont des revendications, des « dus »
transformés en droits par la loi. Les droits sociaux signifient que l’on
reconnaît à l’Etat le droit de prendre aux uns pour le
donner aux autres.
Cette
idée d’égalité réelle, fondée sur
les droits sociaux, constitue l’axe central du projet politique des
socialistes contemporains. L’idée est que les droits
économiques et sociaux seraient les vrais droits et que
l’égalité ne serait juste qu’à condition
d’être une égalité réelle. Autrement dit, la
démocratie serait une imposture tant que des inégalités
économiques et sociales subsistent.
Vouloir
établir une égalité réelle pour compenser
l’inégalité de fait revient cependant à
rétablir l’inégalité en droit qui prévalait
avant la démocratie. Cela consiste en effet à sacrifier la
liberté des uns au profit des autres. Telle est la critique que
formule Yves Guyot à l’encontre de Jean Jaurès et de la
démocratie socialiste. C’est cette critique que nous allons
exposer dans une seconde partie.
(A
suivre…)
Damien Theillier
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