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La réponse de Yves Guyot (1843-1928)
Yves
Guyot, contemporain de Jean Jaurès, fut l'un des principaux économistes
français partisans du laissez-faire à la fin du 19e
siècle et au début du 20e siècle. Il a commencé
sa carrière comme rédacteur en chef de plusieurs journaux et
revues à la fin des années 1860 et au début des
années 1870. Pendant la Troisième
République, il a été élu au
conseil municipal de Paris et en 1885 à la Chambre nationale des
députés. En 1889, il a été nommé ministre
des Travaux publics. Il a succédé
à Gustave de Molinari à la direction
du Journal des Economistes,
il a été président de la Société des
Économistes de Paris, membre du Cobden Club britannique et de la Royal
Statistical Society, et également membre de
l'Académie américaine des sciences sociales et politiques. Ses
centres d’intérêt ont été la politique
fiscale et l'opposition au socialisme sous toutes ses formes.
Yves Guyot exercera
une influence fondamentale sur la détermination de la politique
monétaire jusqu’en 1922. En particulier, les articles de Guyot
ont convaincu le gouvernement français de renoncer à augmenter
la masse monétaire, et ils ont épargné à la
France l’inflation qui a détruit l’économie
allemande et fut l’une des causes de l’hitlérisme.
Individualisme et
socialisme
Dans La Démocratie individualiste,
qui date de 1907, Yves Guyot entend
démontrer qu'il y a antinomie entre la démocratie et le
socialisme. La Révolution a proclamé la liberté
individuelle ; selon lui, le socialisme vise à la supprimer, puisqu'il
nie le droit des ouvriers à rester en dehors du syndicat et le droit
du patron à employer des ouvriers non syndiqués. La
Révolution a proclamé l'égalité et
supprimé les classes et les castes ; les socialistes les
rétablissent et ne s'intéressent qu'à l'une d'elles. La
Révolution a proclamé la propriété individuelle ;
le socialisme entend l'abolir et veut faire de l'État le seul
propriétaire. Dans sa préface, il résume le
problème en quelques mots :
L'Individualisme est la doctrine
politique d'après laquelle l'Individu est la fin et l'État le
moyen. L'Individualisme remplace l'ancienne formule : « l'individu pour
l'État » par celle-ci : L'État pour l'individu.
L'Individualisme n'admet pas qu'on puisse imposer une contrainte à un
individu qui ne fait de mal à personne.
Selon
Guyot, le rôle essentiel de l'État est d'assurer la
sécurité extérieure et intérieure de la nation.
La sécurité intérieure comporte pour chacun la
liberté de parler et d'agir, de posséder et de contracter, la
protection de sa personne et de ses biens contre tous actes de violence ou de
fraude, qu'ils viennent d'individus, de groupes ou des pouvoirs publics. Une
société n'est sortie de la barbarie que si l'individu est
sûr de n'être ni arrêté, ni condamné sur le
caprice d'un pacha ou d'un comité révolutionnaire, de
n'être ni assommé, ni volé à un coin de rue soit
par un bandit isolé, soit par une bande.
C’est
pourquoi l’individualisme combat le vol collectif et légal, qui
s'appelle la spoliation et qui est pire que le vol privé. Le mouvement
libéral doit regrouper autour de sa doctrine ceux qui sont
menacés de confiscations fiscales ou d'être mis à la
porte de leurs établissements par des syndicats et des
délégués investis de pouvoirs de police.
Jaurès : la
négation du droit au nom du bien
Selon
Guyot, la conception socialiste est celle du roi de droit divin : faire le
bonheur des sujets. « Et à quoi aboutissent toutes les
conceptions socialistes ? » se demande Guyot. « A
rejeter l’adulte dans la situation de l’enfant, à le faire
rétrograder en ce petit être qui ne peut exprimer sa
volonté que par ses cris, à le livrer bien emmailloté
afin qu’il soit bien sage, à cette marâtre inconnue, la
Société, dont l’existence ne pourrait se
révéler que par la tyrannie. Changer l’homme en
bébé, criant à la Société : maman !
Tel est l’idéal socialiste ! ».
Le
socialisme est donc le paternalisme, avec ce défaut : c'est qu'il a
pour aspiration, non pas dissimulée, mais proclamée, la
spoliation. Il repose donc sur la négation du droit de ceux qu'il
dénonce au nom de la lutte de classes.
La
thèse de Guyot, c’est donc que Jaurès
méconnait le droit. Toute politique socialiste a pour programme la
négation de la propriété et, par conséquent,
implique l’injustice et la violence aux dépens d'une partie de
ses membres. Elle est ainsi en contradiction avec la morale nécessaire
pour la conservation sociale.
Dans son discours des 12 et 14 juin, M.
Jaurès a exposé comment se ferait la transition entre la
société actuelle et la société collectiviste.
D'un côté, il voit quelques grands capitalistes possédant
de vastes domaines, de vastes usines, des maisons à loyer, d'un autre
côté, la foule des ouvriers et des locataires. Il suppose que
les non-possesseurs sont les plus nombreux ; donc ils
représentent la
souveraineté populaire. Ils sont le droit et la force, poursuit M.
Jaurès ; et s'ils ne confisquent pas, au profit de la
société, les biens de la minorité, ils font banqueroute ; et avec une
sérénité admirable, qui ne paraît choquer
personne, il conclut : Cette expropriation constituera une évolution
régulière et elle ne saurait constituer une spoliation, puisqu'elle sera légale. Et comme M.
Jaurès considère que les spoliés livreront leurs
propriétés sans plus de résistance qu'un malheureux
tombé au milieu d'une bande d'apaches n'en apporte à donner sa
bourse, il considère que l'opération sera pacifique.
Par
conséquent, conclut Guyot, le droit pour Jaurès est tout
simplement une question de nombre. Dans tout pays soumis au suffrage
universel et dont la constitution n'offre pas de barrières,
« le nombre ou l'illusion du nombre peut faire la loi, comme le
caprice d'un autocrate ou d'un khalife, cette loi fût-elle une loi
d'assassinat et de vol. » C’est pourquoi, écrit
encore Guyot : « Les socialistes qui veulent user de la
liberté politique pour supprimer la liberté économique,
la perdraient, s'ils parvenaient à réaliser leur
programme ».
En
effet, un droit qui ne peut être réalisé que par la
violation d’un autre droit n’est pas un vrai droit. Tels sont les
droits économiques et sociaux, qui ne peuvent être
réalisés que par la servitude réglée d’une
partie de la population, les plus riches mais aussi et surtout la classe
moyenne. Si l’on accorde aux uns un droit sur ce qui est produit par le
travail des autres, cela signifie que ces derniers sont privés
d’une partie de leurs droits, et donc condamnés à une
forme de travail servile.
Selon
Guyot, la démocratie n’est donc légitime
qu’à une condition : le respect intégral des droits
individuels, qui constituent la seule norme de justice objective. Les seuls droits
qui soient inscrits dans la nature des choses humaines, ce sont les
droits-libertés (les droits formels, par opposition aux droits
matériels). C’est d’ailleurs aussi à condition de
respecter ces droits que la prospérité est possible et donc
avec elle une plus grande égalité matérielle pour
l’ensemble des hommes.
Damien Theillier
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